*****
À Tidmagouche, dans le fort à quatre tourelles, bâtisse modeste à la vue, la salle, bien que basse de plafond, mais de vastes proportions, pouvait permettre de dresser un couvert doté de tout le raffinement dont Joffrey de Peyrac aimait honorer ses hôtes. Lorsque l'occasion s'en présentait, on pouvait y prendre part à des festins dignes au moins des réceptions officielles de Québec avec vins choisis, mets variés, dans de la vaisselle d'or et ce soir-là, l'on put admirer en l'honneur du gouverneur, des verres à pied de cristal de Bohême, à reflets rouges, tels que le roi n'en possédait pas lui-même.
M. Tissot, le maître d'hôtel, officiait en grand apparat, avec ses quatre assistants, huit porteurs de rôts, et une nuée de marmitons, tous mieux dressés qu'une troupe de comédiens jouant devant le roi.
M. de Frontenac fut sensible au fait d'être si princièrement reçu alors qu'il s'attendait à manger frugalement un morceau de gibier, sur le pont de son navire à l'ancre.
Il arriva dans la soirée, accompagné de M. d'Avrensson, major de Québec, qui regagnerait la capitale après son départ, du groupe habituel de ses conseillers et dirigeants de sa maison, et de quelques personnalités de la ville appartenant au syndic.
Il était assez sombre, ayant peut-être réfléchi plus avant dans son projet, mais les vins eurent raison de son humeur maussade. Il retrouva sa jovialité. Et, dans le feu d'une fin de banquet où récits de batailles, de hauts faits et d'exploits dont chacun de ces messieurs avait bonne mesure, se continuaient par des récits de cour et d'exploits plus galants, il se laissa entraîner à évoquer, et à citer, le fameux poème qui, dans son triomphe libertin et glorieux – car, à l'époque, de douze années plus âgé que Louis XIV, subtiliser au roi son ardente maîtresse ne pouvait qu'attester de ses grands talents de séduction et de sa toujours vigoureuse virilité – lui avait coûté un exil, déguisé en honneur de l'autre côté de l'Atlantique. Mais, Gascon qu'il était, il ne regrettait rien car il s'était bien amusé du scandale provoqué. Il fredonna :
Je suis ravi que le roi, notre Sire
Aime la Montespan
Moi, Frontenac, je m'en crève de rire
Sachant ce qui lui pend !
Et je dirai, sans être des plus bestes
Tu n'as que mes restes
Ô roi !
Tu n'as que mes restes !
L'excellence des boissons ayant créé un climat d'aimable connivence, l'assistance ne se priva pas de rire.
Le maître brocardé était loin. Chez les plus flagorneurs, le fabuleux respect qu'il inspirait par sa présence, cédait le pas à une maligne satisfaction de l'imaginer, chatouilleux comme un simple mortel, se piquer jusqu'à la vengeance. Pour lors, c'était Frontenac qu'on désirait flatter, avec une arrière-pensée de reconnaissance pour son audace qui les payait des dédains et vexations que le roi ne se privait pas d'infliger autour de lui, et qu'il fallait subir en silence et avec révérence.
Bienfaisante libération pour des rancunes refoulées et à laquelle on s'abandonnait sans remords, sachant qu'elle serait brève et passagère.
Une fois dissipées les fumées de l'alcool, certaines personnes présentes, remises dans le sillage courtisan, ne manqueraient pas de prendre en compte l'anecdote et de réévaluer le crédit du trop insolent gouverneur.
Frontenac n'attendit pas d'être dégrisé pour le comprendre. Fût-ce par un avertissement amical qu'il crut lire dans les yeux de son hôte.
Il reconnut que ce n'était pas le moment d'évoquer ces souvenirs alors qu'il se lançait dans les aléas d'une traversée pour parler amicalement avec le roi.
Angélique avait mal pour lui car il semblait confiant. Il attendait de sa démarche auprès du souverain un grand bien pour la colonie. Cependant, étant fin politique, il devait se douter de quelque chose et couvait depuis longtemps une inquiétude, car, peu à peu, à converser, à écouter les sons de cloches, à tendre l'oreille aux intonations des uns et des autres, il ne put ignorer que son entourage, ses conseillers les meilleurs, et ses amis les plus sûrs et les plus francs tels que le comte de Peyrac, ne partageaient pas son optimisme.
– Il se peut que je commette une erreur mais je ne saurais renoncer à cette visite en France tant j'en ressens la nécessité.
– Avez-vous le choix ? lança Ville-d'Avray. N'est-ce pas le roi qui vous convoque ?
– Vous vous trompez du tout au tout. C'est moi qui ai pris la décision de partir. Demandez à M. de La Vandrie.
– M. de La Vandrie est un fourbe qui vous jalouse, qui vous hait, et qui a déjà aligné trois de ses amis pour vous remplacer à votre poste de gouverneur.
Frontenac sursauta, suffoqua, but un verre d'eau que lui tendait son valet, puis se calma.
– Je ne crois pas un mot de vos sornettes. J'avais déjà réfléchi à l'opportunité de rencontrer le roi.
– Et La Vandrie arrivant, avec en poche votre ordre de rappel, assez embarrassé d'exécuter sa mission, et vous voyant en si bonnes dispositions de départ, se contente de vous encourager.
– Ce faquin !... Si vous dites vrai, je vais aller le trouver et lui faire sortir les lettres qu'il a été assez couard de ne pas me remettre.
– Inutile de lui montrer que vous avez deviné son jeu. Restez serein. Vous n'en serez que mieux sur vos gardes !...
– Et si je me fais arrêter au port et conduire à la Bastille ?
– Les choses n'en sont pas là ! protesta Ville-d'Avray d'un ton qui laissait supposer qu'elles n'en étaient plus loin encore.
– Mais parlez franc, vous ! s'écria subitement Frontenac en sautant sur Ville-d'Avray et en le secouant par son jabot. Dites ce que vous savez.
Ville-d'Avray assura qu'il ne savait pas grand-chose. Lorsqu'il était parti en mai, et l'on était début août, ce n'était que des échos, et dans les basses sphères des ministères. Il aurait parié que le roi n'était au courant de rien, et continuait à regarder avec bienveillance du côté de ce Frontenac auquel il devait une réconciliation pleine d'espérance avec M. et Mme de Peyrac.
Mais il faut dire que les échos proliférèrent rapidement, que lui, Ville-d'Avray, s'était attardé en Acadie au Moulin de Marcelline-la-Belle. Si revenu sur la côte il s'inquiétait pour Frontenac, c'était que, premièrement, il connaissait les intentions de M. de La Vandrie et avait appris sa venue, deuxièmement, qu'il avait le nez creux, et qu'il ne s'était jamais trompé quand ce nez l'avait averti que les choses allaient mal pour l'un de ses amis.
Frontenac se tourna vers Joffrey de Peyrac comme pour attendre de lui un avis. Le comte l'encouragea à garder son attitude de gouverneur toujours en place, se rendant auprès du roi pour discuter avec lui des affaires de sa charge.
– Le roi apprécie ceux qui font leur travail en conscience et vous en faites partie. Le roi de France ne se laissera jamais priver d'un serviteur qu'il estime de valeur pour seulement complaire à des intrigants.
– Cela est vrai, reconnut Frontenac. Mais il y a ce sonnet, fit-il piteux. Je l'ai moqué et il ne me pardonnera jamais.
Puis la colère le prit en songeant à toutes les fausses accusations et sottises que ses ennemis avaient accumulées contre lui, et qui, si mesquines qu'elles fussent, pouvaient ébranler son crédit auprès d'un monarque peu disposé à l'indulgence envers lui.
– Savez-vous que pour me chercher querelle, on est allé jusqu'à me reprocher d'avoir choisi comme emblème royal et national en Nouvelle-France, le drapeau blanc à fleurs de lys d'or des Bourbons ! Je sais bien qu'il date seulement de Henri IV, et que les Français l'ont admis difficilement parce que le drapeau blanc était celui des Huguenots et rappelle le panache blanc protestant d'Henri de Navarre lorsqu'il guerroyait contre les catholiques et affamait Paris, avant de devenir Henri IV, le premier des Bourbons.
« Je n'ignore pas non plus que les Français affectionnent encore l'Oriflamme ou drapeau rouge de Saint-Denis et même le plus ancien, le bleu de la Chape de Saint-Martin. Pour ma part, je vous avouerai que j'ai une préférence pour le drapeau bleu ciel de la cavalerie auquel notre souverain Louis XIV a ajouté le soleil d'or.
« Mais en arrivant en Canada, j'ai dû me plier à d'autres considérations car je me trouvais devant un dilemme. Pour les Iroquois, le rouge représente la guerre, voire la mort. Tandis que le blanc signifie : paix et l'or : richesse.
« Il se trouvait donc que je drapeau blanc à fleur de lys d'or, rarement usité en France, représentait ici, symboliquement, beaucoup plus. C'est pourquoi je l'ai choisi.
– Et bien fîtes-vous ! Le roi ne peut vous en vouloir d'avoir mis à l'honneur pour le représenter, ainsi que la France, l'enseigne de ses ancêtres généalogiques, les Bourbons !...
– Comment le savoir ? murmura Frontenac d'un air désabusé. Mon geste a pu lui être présenté sous un autre jour... Les gens sont si méchants... et si bêtes.
« Tout est bon pour me perdre. On est allé jusqu'à dire que j'avais encouragé les Iroquois à nous faire la guerre parce que je leur avais prêté un armurier pour réparer leurs armes.
« Je possède pourtant, dit Frontenac, avec une fougue attendrissante, quantité de colliers de wampum d'une valeur inestimable qui m'ont été remis à diverses reprises par les « principaux » des Cinq Nations. Je pourrais en témoigner au roi.
Les assistants échangèrent un regard de commisération, et Ville-d'Avray fit la moue.
– Je doute fort que le roi et M. Colbert comprennent l'importance de ces trophées inconnus.
– Pourtant ils représentent la paix en Amérique du Nord. La paix avec l'Iroquoisie. La route ouverte du Mississipi...
– En tout cas, voici des subtilités qu'il est nécessaire d'expliquer de vive voix à Sa Majesté et à M. Colbert, dit M. d'Avrensson.
– Et par une bouche dont ni l'un ni l'autre ne seraient disposés à prendre en suspicion les propos, dit le marquis. En tout cas, moi, malgré l'affection que je vous porte, je ne m'en charge pas. Je suis brûlé depuis l'affaire des postiches chinoises de Monsieur.
– Mais je me défendrai.
– Il faudrait donc démolir une à une ses attaques.
Ce qui ulcérait Frontenac, c'est qu'on pût l'accuser de se débattre pour la bonne marche de son gouvernement afin de faire fortune. Pour le Canada, il avait entamé sa cassette personnelle.
– Si l'on me cherche noise sur ce point, je ne me gênerai pas pour dénoncer le commerce des Jésuites...
Puis, comprenant que ces ragots indisposeraient le roi, d'autant plus qu'à la Cour les Jésuites n'étaient jamais loin et œuvraient en sous-main activement, il se tut.
– Non ! Non ! s'écria-t-il soudain avec un geste qui faillit balayer son hanap qu'un valet proche retint de justesse. Non, je ne peux entreprendre une si importante mission avec si peu d'atouts si peu d'aides efficaces, diligentes, sincères. Des atouts ? Que dis-je ! En ai-je seulement un ? J'arrive bardé de calomnies comme d'autant de flèches. Le terrain préparé par des factieux qui n'ont de nos travaux et de nos périls en ces territoires sauvages, pas la moindre idée, gardant juste celle de me nuire, et si, de plus, chaque fois que j'ouvrirai la bouche pour plaider la cause du Canada devant le roi, flotte entre lui et moi le souvenir de mes bévues, quelle espérance puis-je avoir de m'en faire écouter ? Quel résultat attendre ?
« Et pourtant, dit-il tristement, je n'ai en vue que le salut et la grandeur de la Nouvelle-France sur laquelle flotte sa bannière à fleurs de lys.
S'appuyant du coude sur la table, il laissa tomber son front dans sa main et resta pensif.
– Il le faut, l'entendit-on répéter à plusieurs reprises, il le faut ! Il n'y a pas d'autres solutions. Sinon ce voyage ne sera qu'un échec, une mascarade.
Il releva la tête, l'air décidé, les yeux brillants de désespoir et l'incertitude avait disparu de ses traits.
– Qu'importe que cela paraisse une manœuvre hardie, une ruse. J'en suis coutumier, et le roi ne déteste pas d'être pris par surprise du moment que c'est pour la réussite de ses ambitions et dans l'intention de le servir. Or, ma conviction est faite. Un seul homme, à mes côtés, parlant pour moi, peut le détourner d'attacher trop d'importance à ma personne et à mes fredaines d'antan, un seul homme peut retenir son attention et faire dériver sa mémoire, peut se faire écouter de lui, parce que seul capable, par une énonciation des faits, clairs et sans passion, d'éveiller l'intérêt de Sa Majesté pour ces questions coloniales qui l'ennuient et même l'exaspèrent, d'autant plus que nul, dans son entourage, ne peut, ou ne veut jamais, lui en débrouiller le mystère, un seul homme, dis-je. Et c'est vous, M. de Peyrac.
"La victoire d’Angélique" отзывы
Отзывы читателей о книге "La victoire d’Angélique". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La victoire d’Angélique" друзьям в соцсетях.