Ainsi, à force de mettre en place avec prudence sur un échiquier bouleversé, les pions, qui, tous paraissant plus raisonnables et anodins, d'une partie qu'ils ne pouvaient refuser, réussit-il à atténuer son aveugle et première réaction de refus.

Dans ses bras, le tenant contre elle, elle consentait à admettre que – oui – une instance plus haute, et qui mettait leur sort et leur avenir, ceux des enfants, de leurs possessions, de leurs amis, de leurs alliés, en jeu, les obligeait à ce sacrifice. Qu'à l'examen – oui – ce n'était en proportions des avantages qui naîtraient de ce sacrifice, qu'un minimum d'épreuves à traverser. Tout irait bien, ne cessait-il de répéter. Ces mois de séparation passeraient très vite.

En fait, elle le croyait. Elle savait que tout irait bien. Elle le voyait traversant la mer sans incident. S'était-il jamais fait capturer ? Avait-il jamais fait naufrage ? Elle le voyait débarquant dans un port de France où ses « correspondants » se retrouveraient à ses côtés pour refermer autour de lui ce rideau de protections et de complicités qu'il avait tissé pour lui et les siens dans tous les coins du monde. Elle le voyait devant le roi. Et quoi de plus simple et de plus naturel ? Un grand du royaume d'une ancienne famille d'Aquitaine reprenait place parmi ses pairs.

« Il fallait bien que cela arrivât un jour, aurait dit Moline. »

Le roi ! Joffrey de Peyrac ! Deux hommes qui auraient d'autant moins de difficultés à se reconnaître, et à s'entendre, foin des rancunes du passé et des réticences sentimentales, que le prétexte de ce retour et cette réunion impromptue, traiterait de ce qui, à ces hommes, leur tenait à cœur : la grandeur du roi de France, en ses possessions d'Amérique. Louis XIV aimait tout vérifier par lui-même. Et elle faisait confiance à Joffrey. Il était si fort, si habile. Il avait des vues si claires et si complètes, sur tout et tous...

Chapitre 26

Le lendemain, en sortant de l'habitation, elle trouva le marquis de Ville-d'Avray qui l'attendait et qui lui prit le bras d'office. Marchant au long du chemin sablonneux, en y posant le pied et le bout de sa canne avec sa grâce habituelle, il commença par l'entretenir des jardins du roi.

– Je ne vous parle pas des jardins et parcs d'agrément, mais des potagers. Leur splendeur née de la beauté de tous les fruits, légumes et fleurs entremêlés et disposés avec un goût et une science infinis, a de quoi ravir la vue comme si l'on se promenait dans un des tableaux d'un peintre. Quant à l'odorat, le parfum des poires, au pied du mur des cent marches, contre lequel le roi a fait planter cinquante poiriers en espaliers, ce parfum lorsqu'il s'exhale dans la tiédeur d'une fin d'été, a de quoi faire défaillir d'une volupté aussi délicieuse qu'innocente une personne de votre complexion.

– Pourquoi m'entretenez-vous de ces raffinements, alors que nous nous en trouvons fort loin et précisément dans le cadre d'une nature sauvage et plus qu'une autre ingrate, si je ne parle que de l'odeur dont nous environnent ces sempiternelles sècheries de morue. Et à Wapassou, je n'ai même pas réussi à faire fleurir un pommier normand.

– Précisément, si en contraste j'évoque le domaine du jardinier du roi, c'est que je sais que votre amour de la vie vous rend sensible à de telles évocations et peut vous inciter à désirer les revoir.

– Étienne, vous savez que je ne peux accompagner M. de Peyrac, vous le savez fort bien. Tout me retient en Amérique. Ma place est auprès de mes enfants, de nos amis et compagnons et associés dévoués, et j'ajoute, hors de l'obligation que j'ai de demeurer présente en l'absence de mon mari, je ne suis pas certaine que je déciderai jamais de retourner en Europe.

– Vous y viendrez ! Vous y viendrez ! Souvenez-vous !... Je vous invitais à Québec, et vous disiez : Il est impossible pour moi de poser le pied sur un territoire français sans me trouver en danger. Et puis, vous êtes venue, et nous avons passé une si agréable saison d'hiver dans notre petite capitale, votre séjour n'ayant fait que resserrer des liens d'amitié.

– Résultats heureux qui semblent bien compromis tout à coup !

– Mais que dites-vous ? Comme vous êtes pessimiste, chère Angélique ! Il n'y a rien ! Ce n'est qu'une intrigue de quelques jaloux et fâcheux qui a soudain jeté Frontenac hors de ses gonds et l'a décidé à aller s'expliquer à Paris. Au fond, ce bruit que le roi le rappelle, j'ignore s'il est vrai ! Frontenac a raison. Il obtiendra de faire balayer sa maison. Ce n'est qu'une intrigue de « coloniaux » de marchands de fourrures, de jésuites intolérants, et dont, je parie, le roi lui-même n'a pas entendu parler.

Il paraissait très assuré.

Elle se demandait s'il lui cachait quelque chose, ou si c'était elle qui, affaiblie par l'attachement qu'elle vouait à Joffrey, l'homme de sa vie, affaiblie par l'habitude du bonheur, donnait à l'épreuve qui l'attendait des proportions dramatiques, et lui cherchait, sans raisons, de sinistres prétextes.

Une fois la chose admise, et bien qu'elle demeurât endolorie, étourdie comme après des coups, et malgré tout habitée d'une réticence, pour ne pas dire d'une peur, qui, par moments, lui donnait envie de crier, il fallait bien reprendre les apparences quotidiennes.

Dans l'immédiat, cette décision en entraînerait d'autres. Le but de leur actuel déplacement, c'était Honorine que l'on devait aller visiter ! Elle pensa continuer en direction de Québec et de Montréal, remonter le grand fleuve Saint-Laurent... Mais Joffrey de Peyrac s'y opposa, et sa réaction prouva à Angélique que sa méfiance était éveillée et, qu'en dehors de la présence de M. de Frontenac, il ne voulait pas la savoir en Nouvelle-France.

« Et Honorine !... »

Les déceptions s'ajoutaient les unes aux autres. Et dans une soudaine avalanche de petits faits révélés, la joyeuse insouciance de leur départ en croisière pour aller visiter leur fille, faisait place à une brusque incertitude.

*****

Après deux jours de débats et d'oscillations diverses, il fut décidé que le navire de Job Simon, le Saint-Corentin, ayant à son bord le lieutenant de Barssempuy pour diriger l'expédition, porterait jusqu'à Québec et Montréal les voyageurs auxquels l'on avait déjà promis le passage. M. de Vauvenart et son amie La Dentellière, Adhémar, Yolande et leurs enfants, qu'ils s'étaient engagés à présenter à des parents acadiens de Québec, Yann Le Couennec qui s'arrêterait pour rencontrer la Mauresque, etc.

Barssempuy et l'Oratorien M. Quentin continueraient jusqu'à Montréal en messagers de M. et Mme de Peyrac. Ils verraient Honorine, s'entretiendraient avec Mère Bourgeoys, visiteraient le Seigneur du Loup et sa famille, rapporteraient nouvelles et courriers, reprendraient à Québec le couple Adhémar-Yolande et Yann, ainsi que, peut-être, sa promise.

Angélique écrivit des lettres dans toutes les directions. La pensée qu'Honorine recevrait des visites de Gouldsboro et de Wapassou, et qu'on lui rapporterait des nouvelles de l'enfant après l'avoir vue, ne suffisait pas à calmer ses regrets.

– J'irai jusqu'à Ville-Marie pour la voir moi-même, lui promit la bonne Yolande. Je saurai vous donner plus de détails sur elle. De me voir la consolera un peu de ne pas vous voir, Madame, cette année.

« Honorine aurait-elle besoin d'être consolée ? » se demanda Angélique.

Elle sentait l'enfant si lointaine, et devenue sans doute très différente. Elle avait dû s'habituer à sa vie de petite fille partageant jeux, études et prières avec des enfants de son âge sous la douce férule des charmantes sœurs de la Congrégation de Notre-Dame. C'était pour Angélique que la séparation était le plus dur. La frustration qu'elle ressentait à propos de sa fille qu'elle s'était tant réjouie de revoir bientôt ajouta à l'oppression que lui causait l'approche des départs.

Après le Saint-Corentin, la Reine-Anne qui avait à son bord Frontenac et les gens de sa suite, La gloire du Soleil et le Mont-Désert pour le comte de Peyrac, prendraient la mer.

Au moment du départ du Saint-Corentin pour Gaspé, Angélique attira Yolande à l'écart.

– Ramène-la, lui dit-elle d'un ton pressant. Ramène-la si ton cœur te le dicte. Ramène-la. J'en touche un mot à Mère Bourgeoys dans ma lettre. Elle va sans doute me juger une mère faible et folle, mais, en l'absence de mon mari, je suis effrayée de la sentir si loin pour une année encore.

– Et si la petite me semble heureuse et n'a pas envie de revenir ? s'enquit Yolande qui connaissait la demoiselle. Rappelez-vous, Madame, c'est elle qui a voulu y aller au couvent, chez Mère Bourgeoys.

Angélique hésita encore.

– Si elle est bien là-bas et heureuse, alors laisse-la. Nous nous reverrons l'été prochain... Mais... Ne te fie pas seulement à ce qu'elle te dit. Regarde autour de toi. Examine si elle ne risque rien. S'il te semble que nous puissions perdre notre crédit en Nouvelle-France et avoir des difficultés ensuite à y revenir, ramène-la. Je te fais confiance. J'écris aussi à mon frère. Je vais également parler à M. de Barssempuy.

Et plus le jour, l'heure approchaient, plus elle comprenait toutes les douleurs et le courage de ces femmes de jadis qui avaient regardé les chevaliers partir aux croisades pour des années, sinon pour toujours.

« Ce n'était pas la même chose. Les gens de ce temps-là ne s'aimaient pas comme nous. Il fallait un cœur de pierre pour supporter ces arrachements, un esprit vide et obtus, seul soucieux de matérialité quotidienne, d'une existence abrutie dans ces rudes châteaux forts perdus du Moyen-Âge, ou le besoin de coups d'épée à distribuer dans le goût du sang et de la force brutale voulant se dépenser. »

Puis elle se reprenait et demandait pardon à ses ancêtres, reconnaissait qu'ils étaient partis pour délivrer le tombeau du Christ, évoquait les « Chansons de Gestes » qui faisaient les belles heures des veillées de Wapassou, et Aude expirant de douleur dans les bras de l'empereur Charlemagne à l'annonce de la mort de Roland-le-Preux.

L'amour, l'amour-passion, l'amour mystique traversaient l'histoire des hommes. Un chant éternel dont elle entendait les accents déchirants et pathétiques, celui de l'adieu des femmes aux hommes qui s'en vont, qui partent pour la guerre, de la femme qui regarde s'éloigner celui qu'elle aime, ce preux, ce vaillant chargé de soutenir le monde, de défendre le faible et l'opprimé, de réclamer justice par la force de son bras musclé, brandissant la lourde épée, la lourde lance, la lourde hache, le lourd mousquet, défendant la femme et l'enfant, avec ses moyens d'homme, souvent dérisoires, souvent brutaux et sanglants, mais avec cette vaillance qui est son apanage, le rachat du chaos dans lequel il se débat ne pouvant se construire que dans la lutte.

*****

Joffrey renversa l'image.

– Vous partirez avant nous, ma chérie. Ainsi, vous n'aurez pas à souffrir de voir disparaître peu à peu nos voiles à l'horizon.

Mais elle ne voulut pas. Elle était une femme comme les autres. Et les femmes restent sur le rivage.

Il rapprocha son visage du sien, et répéta à plusieurs reprises, les yeux clos : Ma chérie ! Ma chérie !

Le vent les arracherait l'un à l'autre irrésistiblement et ensuite, partagés et le cœur dolent, mal accoutumés à cette rupture, en manque d'une partie d'eux-mêmes, ils partiraient chacun vers une aventure désignée, une tâche en fait qu'eux seuls pouvaient accomplir et qu'ils devraient accomplir seuls, et si pour Joffrey les lignes en étaient bien tracées et qu'il pût déjà en mesurer la charge et en préparer les étapes, il s'étonnait de pressentir que c'était à Angélique qu'était dévolu le plus lourd fardeau, le plus dur combat. Alors il s'ébrouait comme un cheval qui s'éveille et de même qu'il avait aplani, dissipé en la raisonnant son inquiétude démesurée pour lui, il s'évertuait à dissiper la sienne, pour elle sans objet véritable, si ce n'était que, pour lui aussi, l'épreuve de l'absence qui les avait séparés de longues années, avait laissé dans son être des séquelles d'angoisse qui le condamnaient à n'être jamais rassuré sur son sort sauf si c'était lui qui demeurait à ses côtés pour veiller sur elle.

Angélique le vit par instants marcher de long en large avec souci. Ce n'était pas ce qu'il projetait d'exposer au roi qu'il méditait, ce qui aurait été assez dans sa manière car aussitôt investi d'une charge et d'un but à remplir, il en commençait l'approche sans attendre. Il la surprenait en lui révélant qu'il ne cessait de se demander quelle résidence était préférable pour elle en son absence.

Wapassou, n'était-ce pas trop loin, trop éloigné de la côte ? Il lui suggérait de passer l'hiver avec les enfants à Gouldsboro. Tout à coup, il se sentait comme les Anglais. Pour elle, il voulait la mer libre par laquelle on peut s'enfuir, la mer lui apparaissait une complice bienveillante à laquelle confier leurs vies précieuses.