– À l'occasion, si quelque chose arrivait, vous pourriez vous rendre à Salem, ou à New York chez M. Moline...
– Que craignez-vous ?
– Rien, en vérité... Mais à Gouldsboro, vous seriez moins seule, plus entourée.
– J'aime Wapassou. J'y suis très entourée aussi et chez moi. De plus, je crois ma présence nécessaire. C'est un poste avancé et ceux qui le tiennent ont besoin que l'un de nous soit présent parmi eux l'hiver, ne croyez-vous pas ?
De toute évidence, l'un d'eux devait demeurer en terre d'Amérique pour veiller sur la bannière des Français de Gouldsboro et de Wapassou.
Il y avait enfin que la stratégie spontanément mise en place convenait à une évolution mesurée de leurs rapports avec le roi. On commencerait par une affaire d'hommes. La femme, pomme de discorde, paraîtrait plus tard, à son heure et dans un climat apaisé.
Sous la violence de son chagrin, toutes ses défenses s'abolissaient et jamais le comte de Peyrac n'avait perçu avec autant de vérité l'intensité de son amour pour elle. Jamais ils ne furent si proches l'un de l'autre, et cela entremêlerait aux sombres jours précédant le départ, des souvenirs d'adoration, d'abandon et de tendresse jamais égalés parce que jamais osés peut-être, dont elle nourrirait les rêveries de son absence. C'était au moment où il n'y avait plus aucune barrière entre eux qu'il leur fallait se séparer. Du moins, était-ce leur sentiment, que l'injustice cruelle de la séparation les surprenait en plein bonheur, à un sommet merveilleux de leur entente. Car la connaissance mutuelle est comme la perfection du plaisir amoureux. On ne peut prétendre en atteindre les limites.
Ce qu'ils vécurent ouvrait un nouveau chapitre de l'histoire de leur vie commune, alors qu'ils croyaient fermer avec douleur une page lumineuse et sans nuage de leur amour.
« À peine réunis, nous voici séparés », se plaignait Angélique, ce qui était quelque peu injuste car une longue période de plusieurs années leur avait été accordée à vivre l'un près de l'autre, mais elle traduisait son sentiment de n'avoir pu encore savourer assez le miracle de leurs retrouvailles, son regret d'avoir mis trop de temps à guérir de sa méfiance envers lui au début, et de n'avoir pas goûté assez pleinement chaque jour, chaque heure.
Mais si, pourtant ! Chaque heure, chaque jour de ces années qu'ils venaient de vivre au Nouveau Monde avaient tissé la trame de leur amour plus solide, plus chatoyante, plus indestructible.
*****
Le dernier soir les trouva, dans le refuge du fort, debout devant le rouge du ciel, s'embrassant comme des fous, comme des noyés, se répétant que c'était la dernière épreuve qui était exigée d'eux, que chacun allait gagner l'un pour l'autre le droit de rester à jamais l'un près de l'autre, qu'ils ne se quitteraient pas et se soutiendraient par la pensée.
Cette fois, lui disait-il, en caressant ses cheveux, en couvrant de baisers son front pour la calmer, cette fois, si elle le voulait, ils ne seraient pas séparés. Si elle le voulait, elle pourrait l'aider, non seulement en demeurant ici en Amérique, en veillant sur Gouldsboro et Wapassou, mais en restant reliée à lui par son amour dont il voyait enfin toute l'ampleur. C'est ce qu'ils avaient oublié de faire jadis, c'est ce qu'ils ignoraient encore la première fois. Ils ne s'aimaient pas assez.
L'absence avait rompu le fil d'argent de leur passion. Ils s'étaient trouvés devant le vide, hurlant de désir frustré, de déception qu'ils croyaient définitive, mutilés d'une perte qu'ils croyaient irréparable comme des enfants au jouet brisé.
Alors qu'ils auraient pu se soutenir mutuellement. Mais ne l'avaient-ils pas fait ? Le grand amour hurlant n'était-ce pas lui qui finalement les avait ramenés l'un vers l'autre, l'un à l'autre ? « La force de l'Amour, nous y croyons maintenant. » Ne nous laissons plus abuser par des craintes injustifiées, des peurs sans fondements, des méfiances qui ne sont que broutilles.
C'est la nostalgie de la présence, la soif des retrouvailles, l'ennui de cette absence qui prive notre chair d'une partie de nous-mêmes, qui forgera les liens, la force d'attraction entre nous. Cette attirance, elle n'est pas seulement lien qu'on ne peut rompre, elle est notre soutien, la multiplication de nos pouvoirs, de notre résistance dans les luttes qui nous seront demandées.
– Je penserai sans cesse à vous, mon amour, disait-il. Comme jadis. Avec le regret de vos beaux yeux. Mais, non comme jadis, avec crainte et méfiance, prêtant à la femme que j'adorais, parce que je l'avais perdue, indifférence et légèreté, l'oubli propre à toutes les femmes.
« Je connais maintenant celle que vous êtes. Vous êtes vous. Et j'aime tout de vous. Je ne crains rien de vous. Je vous veux vous. C'est tout ce qui m'enchante. J'ai appris, et cela par votre don de chaque jour, que je suis la flamme de votre vie, comme vous êtes la flamme de la mienne. Rien ne peut éteindre ce feu, et c'est ce qui m'importe.
« Soyez forte, mon amour, soyez vous-même, soyez la joie des yeux et du cœur de tous nos peuples et de tous nos royaumes. Vivez, riez, chantez, entraînez autour de vous la joie de vivre, inspirez à tous, à votre seule vue, la joie d'aimer, de rire, de bâtir. Telle je vous vois, telle je vous aime. Telle je vous connais, telle je vous approuve. Pour moi, vous n'avez pas de failles et vous n'avez jamais failli. Vous êtes mon trésor, vous êtes mon univers, vous êtes ma vie. Continuez de vivre, continuez d'être, continuez de rassembler vos amis autour de vous, de soigner, de cueillir vos « simples » pour soulagez, continuez d'écouter le récit des légendes, de parler avec tous, et vous verrez. Le vent soufflera dans nos voiles sans tempête et je serai bientôt de retour. Ce n'est qu'un hiver à passer.
« Les jours se succéderont comme vous les aimez, chacun différent et amenant son petit théâtre de drames et de comédies.
« Vous verrez : ce n'est qu'un hiver à passer. Gardez-vous ! Gardez-vous bien en vie. C'est tout ce que je vous demande.
Telle était leur douleur en cette dernière soirée qu'ils se sentaient sans forces et sans désir. Ce ne fut qu'à l'aube après un sommeil anéanti dans les bras l'un de l'autre qu'ils s'éveillèrent, miséricordieusement délivrés, se souriant comme pour l'éternité, dans cette douce lueur du petit jour, et qu'ils s'étreignirent en apportant à cet ultime moment l'enchantement, la joie et l'oubli, l'attention et la fougue, le délire et la tendresse qu'ils auraient pu rêver pour leur dernière heure d'amour sur cette Terre.
*****
– Soyez sans crainte, je veillerai sur lui, murmurait Ville-d'Avray tout en étreignant les épaules d'Angélique d'un bras amoureusement secourable. Il était partagé, gémissait-il, « j'aurais mieux fait de rester près de vous, mais je vous servirai mieux en partant. Je m'occuperai de M. de Peyrac, je veillerai sur lui, répétait-il. Et ce n'est pas un vain serment. À la Cour, je suis un fin limier, je sais tout de tous et personne ne me dupe ».
Pour lors, il décidait de rester le dernier à terre aux côtés d'Angélique pour l'aider à traverser les premières heures douloureuses de la séparation.
L'Aphrodite prendrait la mer à la prochaine marée, et il affirmait qu'elle ne serait pas longue à rejoindre le gros de la flotte.
Quant à Chérubin, qu'il n'était plus temps d'aller chercher à Chignectou, il en serait quitte pour passer une année sur la baie française, en espérant qu'il n'oublierait pas ses bonnes manières et son alphabet, péniblement assimilés.
Tant et tant de départs avaient vus ces plages ! Il fallait faire bonne figure. Sous les yeux d'un public habituel à ce théâtre, Angélique et Joffrey de Peyrac pouvaient quand même s'embrasser, car on n'était pas à Boston, mais avec la retenue qui seyait à leur rang d'aristocrates français. Joffrey de Peyrac n'oubliait personne dans ses adieux et ses recommandations.
Puis il revenait à Angélique, se disant qu'il n'y avait pas de plus beaux yeux sur Terre que les siens.
Cependant, elle l'étonna, au dernier moment, en l'adjurant d'un ton bas et pressant :
– Promettez-moi !... Promettez-moi...
– Je vous écoute !...
– Promettez-moi que vous n'irez pas à Prague.
– À Prague ?...
– Le temps me manque pour les explications... Votre promesse, c'est tout !
Il promit. Elle était décidément imprévisible.
Prague ? C'est vrai, se souvint-il. C'était une cité où, comme savant, il avait toujours rêvé de se rendre...
Tandis qu'il prenait place dans la chaloupe, il regardait vers Angélique avec une réflexion amusée dans les yeux.
« Ma femme adorable ! Mon imprévisible ! »
Angélique se sentait satisfaite et soulagée de ne pas avoir oublié, à l'instant ultime, de lui arracher cette promesse.
M. de Frontenac, en nommant, l'autre jour, la sorcière de l'île d'Orléans, lui avait rappelé une vague prédiction de Guillemette. Mieux valait prendre toutes précautions contre le sort...
Ce léger incident cassa l'émotion insoutenable qu'éveillaient les premiers battements des rames arrachant la barque et la conduisant jusqu'au navire qui, à quelques encablures, parmi les ordres lancés aux gabiers, commençait à frémir de tous les préparatifs du départ. La gloire du soleil était un très beau vaisseau, que Joffrey de Peyrac avait commandé aux chantiers de Salem, et dont c'était la première traversée.
Longtemps, debout à l'arrière, le comte de Peyrac regarda vers la terre, où s'amenuisait une silhouette tant aimée qu'il voyait seule parmi la foule.
Jamais il n'avait tant déploré que la force de l'homme ne pût soulever toutes les montagnes, qu'il ne puisse vivre l'épreuve à la place de l'être qu'il adore. Son sentiment d'impuissance le contraignit à aller chercher plus haut les moyens de la secourir.
« Je resterai près de toi, toujours, je te le promets, je resterai près de toi sans cesse, mon amour, ma beauté, mon enfant bien-aimée. Et ma force s'ajoutera à la tienne dans le combat. »
Son suivant, Enrico Enzi, crut voir se creuser la face soudain pâlie de ce maître sans faiblesse et pour la première fois depuis qu'il le suivait à travers voyages et dangers, aventures et tragédies, dans les prunelles noires et pleines de défi, un éclat qui ressemblait à celui des larmes.
Angélique repartait sur L'arc-en-ciel, lequel appareillerait en même temps que l'Aphrodite. Elle dut reconnaître que la présence du pétulant marquis lui fut d'un grand recours.
Après l'avoir forcée à partager avec lui un flacon de vin fin, il lui donna une chronique des plus détaillées de la Cour, à Versailles, de celle de Monsieur, à Saint-Cloud, où la nouvelle Madame, une princesse palatine qu'il avait épousée en secondes noces, forte et joviale créature, faisait régner un climat agréable, enfin il lui parla longuement de ses deux fils, Florimond et Cantor.
En mer, vint le moment où les deux navires, après avoir échangé forces signaux des bras, puis des drapeaux, se séparèrent, l'un, cinglant vers l'ouest et s'enfonçant avec la nuit vers la mer des ténèbres, l'autre, obliquant vers le sud, longeant les côtes sauvages de la Nouvelle-Écosse qui envoyait, vers Angélique, désormais seule à bord, ses parfums de landes en fleurs.
*****
À Gouldsboro, elle se jeta dans les bras d'Abigaël et là pleura franchement. Abigaël, après l'avoir patiemment laissée s'expliquer et s'épancher, se tenant assise près d'elle, pleine de douceur et de compassion, lui posa une question :
– Avez-vous, hors ce contretemps, cette séparation de quelques mois d'avec votre époux qui vous est imposée, telle autre raison de vous désespérer ?
– Oui et non, convint Angélique. J'ai compris que c'est le destin des femmes de connaître l'épreuve de la séparation qui leur est certainement plus pénible qu'aux hommes. Qui peut se vanter de traverser toute une vie entre époux qui s'aiment, sans être jamais séparés ? En ces temps troublés plus qu'en nul autre temps... Mais un malaise qui s'y ajoute me fait craindre que ne s'annonce d'autres ennuis.
Elle avoua qu'elle pensait à une parole que Piksarett lui avait dite : « Fais foi à ton intuition ». Et elle avait peur d'avoir une intuition, que cet accablement fût moins le signe d'un chagrin personnel et naturel qui pouvait se surmonter, que l'avertissement de malheurs qui allaient fondre sur elle, sur eux tous en l'absence de Joffrey.
– Je ne sais pas si je m'égare, mais une angoisse par instants me traverse. Pourtant, à la vérité, je ne crains pas pour lui, pas plus que je n'ai craint en voyant s'éloigner mes fils. Je les sentais, comme lui, assez forts.
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