Il y avait dans l'emmêlement des conjonctures et des nouvelles se chevauchant et arrivant à contre-temps comme un rappel du désordre qui régnait lorsqu'était venue la Démone. La même avance insidieuse.

Incapable de préciser ce qu'elle ressentait, elle ne put que penser :

« Cela va de mal en pis. »

La suite des événements ne lui laissa pas le loisir de pousser plus loin son estimation.

Chapitre 28

La démone ! La toile d'araignée de ses habiletés s'étendait peu à peu pour empoisser ses victimes, paralyser les volontés, endormir les vigilances, travestir les apparences !...

Angélique sentait le filet se recomposer autour d'eux.

Aussi fut-elle à peine saisie lorsque, une fin de matinée, elle entendit des clameurs venant du port. Cependant, apercevant une femme échevelée qui se débattait maintenue par plusieurs hommes, elle eut un choc.

« Non, cela ne se peut. »

Des enfants accouraient en criant.

– Dame Angélique ! Venez vite ! Une femme vient de débarquer qui est saisie du haut mal.

Elle dut reprendre tout de suite son calme, seule attitude à avoir pour réduire les manifestations hystériques qui commençaient à se traduire par des cris aigus.

De loin, elle voyait une silhouette de femme jeune qui essayait d'échapper aux mains qui la retenaient. Sans son bonnet, car elle avait arraché le sien dans sa crise, tous ses cheveux étaient dénoués et cachaient son visage. Certainement étrangère, c'est-à-dire inconnue des rivages de la baie française, car les gens de Gouldsboro affectaient cette expression à la fois indifférente et vaguement goguenarde que l'on affiche à ceux qui contemplent un spectacle dont l'incongruité n'entraîne, pour la communauté, aucune implication gênante, parce qu'il s'agit de gens qu'on « ne connaît pas ». Si un peu de pitié se lisait sur quelques visages, car il est toujours triste de voir l'être humain livré à l'égarement de sa raison, la plupart étaient surtout intrigués sinon alléchés par la scène, et l'on fit escorte à Angélique lorsqu'elle s'avança et pénétra dans le cercle formé autour de la malheureuse qui était tombée à genoux.

– Que se passe-t-il ? Qui est cette femme ?

– Le sait-on ? Elle n'a pas voulu nous dire son nom, expliqua un des matelots qui la tenait par le bras.

Et il se présenta comme étant un Breton faisant partie d'un équipage saisonnier de morutier. Il avait été chargé, avec sa grosse chaloupe, de conduire jusqu'ici cette malheureuse qui ne cessait de répéter : « Gouldsboro ! Gouldsboro ! » et qui, d'un établissement à l'autre, demandait le passage vers Gouldsboro « par charité » depuis le golfe Saint-Laurent.

Tandis qu'il parlait, la femme, plutôt jeune et assez mince et bien faite, était demeurée prostrée et à demi agenouillée parce que maintenue dans cette position par toutes les poignes sans lesquelles elle se serait certainement laissé aller la face contre le sable, quasi évanouie. Pourtant, elle s'était calmée dès qu'elle avait entendu la voix d'Angélique, ou bien, était-ce une coïncidence, parce qu'à ce moment, l'attention s'était détournée d'elle et qu'on avait enfin cessé de lui brailler dans toutes les langues et de toutes les façons de « se tenir tranquille » ! Mais on pouvait la voir soudain effectuer un sursaut convulsif comme en ont les poissons que l'on croit morts et qui, d'un suprême bond, réussissent à se jeter par-dessus bord, car, échappant aux mains qui la tenaient et s'élançant aux pieds d'Angélique, elle lui enserra les genoux de ses deux bras.

Puis, levant la tête, elle cria d'une voix hagarde et désespérée :

– ELLE ARRIVE ! ELLE ARRIVE !

Et Angélique, stupéfaite, reconnut, si blême, terreuse et maculée qu'elle fût, la fine épouse de l'enseigne Gildas du régiment de Carignan-Sallière, Delphine Barbier du Rosoy elle-même. Elle avait eu l'occasion de la revoir l'an dernier, durant son dernier séjour à Québec.

– Delphine ! Est-ce bien vous ! Delphine, que vous arrive-t-il ? Pourquoi êtes-vous venue ? Et dans cet état ! Répondez-moi.

Les lèvres de la jeune femme tremblaient, cernées, aux commissures, d'une écume blanchâtre. Elle semblait avoir de la peine à décoller sa langue et à déglutir.

– Elle est assoiffée, dit quelqu'un.

Les Bretons confirmèrent qu'elle refusait de manger et de boire depuis plusieurs jours, ne répétant que : « Gouldsboro, vite ! Vite ».

– Ou bien, c'est la peur.

Angélique prit le visage de Delphine dans ses mains et lui parla avec douceur afin de l'aider à se ressaisir : elle était arrivée à bon port, lui assura-t-elle, elle allait se rafraîchir et se reposer. Ici, à Gouldsboro, il ne pouvait lui advenir aucun mal...

Ses paroles finirent par atteindre l'esprit épuisé, et le regard de la jeune femme perdit peu à peu de sa fixité. L'arrivante fit effort pour s'expliquer.

– Je l'ai vue, réussit-elle à articuler, non sans difficulté. Je l'ai vue ! Ah ! Je savais que nos pressentiments étaient justes et que ce ne serait pas si simple de s'en débarrasser de toute notre vie. Elle nous a rejointes ! Nous sommes perdues ! Je l'ai vue.

– Mais qui donc ?

– Elle ! souffla Delphine du Rosoy dont les pupilles se dilatèrent. Vous le savez très bien. Elle ! La duchesse, la bienfaitrice. Elle, la...

Elle défaillit sur le dernier mot, et tomba.

Angélique la fit transporter au fort, dans son appartement, et étendre sur son propre lit. C'était l'endroit le mieux accommodé pour soigner quelqu'un et écouter ses confidences.

Elle commença par lui humecter les lèvres comme à une malade fiévreuse, puis lui fit boire doucement de l'eau fraîche, et comme on s'en doutait, la voyageuse était terriblement altérée. Delphine but longuement ce qui lui redonna vie et un peu de couleur. Elle se laissa aller contre les oreillers avec un profond soupir, mais bientôt, elle fut reprise de tremblements.

– Mon Dieu ! Qu'allons-nous devenir ? gémissait-elle en se tordant les mains. Elle m'a toujours haïe, moi surtout. Haïe de lui avoir échappé, au moins d'avoir essayé de lui échapper... Elle va me tuer, tuer Gildas, mon pauvre mari. Elle a juré de me détruire. Même au cours de ces années, il m'est arrivé de me réveiller la nuit en l'entendant m'appeler et me promettre qu'elle se vengerait de moi, septante fois sept fois... Et voilà qu'elle a surgi du tombeau ! Oh ! Dame Angélique, aidez-moi.

– Je veux bien vous aider, mais il faut que vous soyez plus calme et que vous m'exposiez les faits qui ont causé une telle frayeur.

– Eh bien ! Je l'ai vue, là, vivante devant moi, et j'ai vu qu'elle m'avait vue ! Dieu, quelle terreur !

– Où cela, Delphine ? Où étiez-vous au moment où vous l'avez vue ?... Dans votre lit ?... à rêver ?...

– Non ! Sur le quai, comme tout le monde. Je regardais débarquer le nouveau gouverneur qu'on nous annonçait avec son épouse, de France, et, tout à coup, je l'ai vue là, entourée de sa cour. Ah ! Mon sang s'est glacé dans mes veines. J'ai su que l'instant était arrivé. C'était elle !

– Ne vous êtes-vous pas laissée abuser par une ressemblance ? Vous n'avez jamais cessé de craindre sa résurrection.

– À juste titre !... Et n'avions-nous pas déjà tout deviné de sa malignité ? Depuis que la disparition d'Henriette Maillotin a été démontrée, je n'avais plus d'espérance.

Elle insista, véhémente.

– Ne le savez-vous pas comme moi ? La tombe, là-bas, à Tidmagouche, c'est celle d'Henriette Maillotin, la sœur de Germaine qui a payé bien cher son dévouement à celle qu'elle voulait sauver. Ils l'ont assassinée, défigurée, puis exposée dans la forêt, revêtue des habits de la duchesse, tandis que la duchesse était à nouveau libre et pouvait continuer ses méfaits.

– Comment a-t-elle survécu à ses blessures ?

– Le vieux Nicolas Parys s'est chargé de tout. Il ne manquait pas, lui non plus, de complices ou de refuges dans les îles... N'oubliez pas. C'était le roi de la côte Est, plus puissant que tous les sagamores indiens et même que Monsieur de Ville-d'Avray. Cela s'est passé ainsi, j'en suis certaine. Deux complices de l'Enfer... qui se valaient bien.

– Et, si c'est elle, pourquoi avoir attendu si longtemps pour reparaître ?...

La jeune femme haussa les épaules.

– Comment savoir... Pour elle, le temps n'existe pas. Elle est éternelle. C'est un démon. Un démon qui a pris le temps de se faire oublier... d'accréditer cette mort qui lui permettait d'échapper au tribunal de l'Inquisition... De retrouver sa santé, sa beauté... D'échapper à nos dénonciations possibles. En France où elle revenait, elle était pourchassée comme complice de Mme de Brinvilliers. On l'avait écharpée... Elle était dans un triste état... quand vous l'avez arrachée de leurs mains.

– Le vieux Parys est mort.

– C'est pourquoi elle revient !

– Voyez, tout se tient. Les années ? Qu'est-ce pour elle ? Si courtes pour nous qui travaillons à reconstruire nos bonheurs détruits.

« Pour elle, le temps peut-être d'en finir avec son vieil amant, de le ruiner, de l'assassiner et de se faire épouser par un autre, qui lui permettrait, sous un nouveau nom, de reparaître en Canada où, sachant tout de tous, elle ferait d'autres dupes et polirait sa vengeance contre nous.

– À supposer que ce soit elle, puisque vous l'avez reconnue si vite et si facilement, d'autres ne seront-ils pas eux-mêmes intrigués ? Elle risque d'être dénoncée, même aujourd'hui.

– Par qui ? Le silence a été fait sur cette affaire par la volonté de tous ceux qui en avaient été les témoins. Qui oserait ?

– L'intendant Carlon, par exemple. Il n'est pas des moindres.

Delphine rit avec désenchantement.

– L'intendant, que peut-il ? Il est bien mal placé pour jouer les dénonciateurs... Il sait qu'il risque le ridicule ou... la mort. Le nouveau gouverneur a tous les pouvoirs en mains, même celui, pour l'instant, d'intendant.

– Cela n'empêche pas...

– Si... Car vous ignorez que le nouveau gouverneur est marié, et que sa femme l'a accompagné en Canada, et que... l'épouse du nouveau gouverneur, Mme de Gorrestat... c'est elle ! Quant aux autres, elle les trompera. Elle n'a rien perdu de son pouvoir diabolique. Ce pouvoir est plus puissant et occulte que jamais. Elle les trompera tous, à Québec comme ici, comme elle vous avait, vous aussi, illusionnée lorsqu'elle débarquait, soi-disant naufragée et portant des vêtement faussement déchirés, sa chevelure qu'elle idolâtrait, parfumée et souple, et personne, personne ne voyait rien, même vous qui vous empressiez à la secourir, même nous qui l'adorions et ne la voulions que parfaite et belle. Combien les êtres humains aiment l'illusion et craignent la réalité. Elle aimait jouer avec ce besoin de rêve et d'oubli. Comme les autres, elle les endormira, les envoûtera de son rire, de ses paroles gracieuses, de ses regards pleins de sous-entendus et de promesses.

À ces mots Angélique eut l'impression de voir se tourner vers elle le visage d'Ambroisine et d'être prise dans le faisceau d'or de son regard envoûtant.

– C'est impossible ! s'écria-t-elle de toutes ses forces, refusant la réalité. Delphine, était-ce bien elle ?

– Elle était différente, peut-être. Un autre visage, d'autres traits... Des cheveux d'une autre couleur... mais cela s'obtient facilement... et édifiés d'après l'artifice d'une mode... une mode qui ne lui va pas. Très différente. Elle est moins belle... semble plus âgée...

– Vous voyez ?

– Mais son regard, c'est le même, son sourire, ses manières et elle me regardait... J'étais aussi paralysée qu'un lapin sous le regard d'un serpent. Elle est passée près de moi, dans la foule, avec son escorte, toujours souriante, et elle m'a dit sans que personne puisse l'entendre : « Ce soir, tu mourras !... », en me fixant au visage et sans presque remuer les lèvres.

– Avez-vous vraiment entendu ces paroles ? reconnu sa voix ?

Delphine soupira et ferma les yeux d'un air las.

– J'en répondrais devant Dieu. Et son regard me le disait. Alors, me souvenant de son habileté et de la promptitude avec laquelle elle frappait, j'ai compris que je ne devais pas lui donner une seule chance de me retrouver, le soir venu, lorsqu'elle m'enverrait ses tueurs. Québec est une trappe close ; je devais fuir dans l'instant même si je voulais lui échapper.

« Profitant du brouhaha de l'arrivée, je me jetai dans une chaloupe qui, peu après, me mena avec d'autres passagers à un petit navire qui descendait vers Tadoussac. Il partit à la marée suivante et l'équipage, qui avait retardé son départ afin d'assister à l'arrivée de ce navire officiel, qui amenait le gouverneur et des fonctionnaires du roi, et qui était fort intéressé par les nouvelles qu'on en avait reçues, ne prit pas garde à ma présence. Et...