Elle s'interrompit, parut s'affaiblir.

– Et, me voici, acheva-t-elle. Me voici perdue, mourante, après ce terrible voyage. Au début, je n'avais aucune notion de l'endroit où pourrait me mener cette chaloupe. Seulement fuir, m'éloigner aussi loin que possible de Québec... avant le soir. Puis, peu à peu, une idée s'est imposée à moi. Vous rejoindre vous parce que vous étiez la seule... la seule qui pouvez me comprendre, me croire.

Elle se tut et un long frisson la secoua derechef.

– Mais, ma pauvre Delphine, dit Angélique en ménageant ses mots, ne craignez-vous pas d'avoir cédé à une impulsion, une impression trop hâtives. Cette personne se trouvait parmi les nouveaux venus, beaucoup de visages étrangers. On sait ce que c'est que le brouhaha qui accompagne l'arrivée des navires. Une ressemblance... et vous avez cru...

– Non ! Non ! On n'oublie pas ce regard-là ! Et ce sourire de triomphe lorsqu'elle me distingua. On attendait le nouveau gouverneur, M. de Gorrestat et son épouse... et c'était elle, vous dis-je.

– Une ressemblance fortuite avec la grande dame annoncée vous a rappelé d'autres circonstances pénibles.

La jeune femme tressaillit et leva vers Angélique un œil atone.

– Vous ne me croyez pas ?

Pour la détourner de son obsession, Angélique interrogea.

– Où est Gildas ?

– Gildas ? fit Delphine d'un air absent.

– Oui ! Gildas, votre époux.

L'autre passa sa main sur son front à plusieurs reprises.

– Gildas ! Ah oui ! fit-elle comme sortant d'un songe. Pauvre ami ! Pourvu que... Non ! Heureusement il ne sait rien. Il ne comprendra rien. Elle ne peut pas lui faire de mal à lui. Et, de toute façon, je lui ai échappé.

– Mais enfin, Delphine, votre mari ! Vous l'avez prévenu ?

– Non ! Non ! Je suis partie si vite ! Il le fallait. Ses yeux avaient dit : avant ce soir ! Je n'avais qu'une ressource. Disparaître aussitôt, le fleuve était là... Je connais sa diabolique habileté, et comme elle tire les ficelles à la fois de maints pièges où nous venons nous engluer comme des mouches avant même d'avoir pu discerner l'araignée qui, au centre, nous guette. Mais je la connais trop bien. Souventefois, de quelques mots, elle me mettait au courant de ses plans, et déjà ils s'accomplissaient, comme si les mots prononcés étaient autant de serpents sortant de sa bouche qui se mettaient en marche aussitôt vers le but qu'elle leur assignait.

Alors qu'Angélique s'interrogeait encore sur la créance à apporter à son récit, Delphine parut revenir à elle. Elle s'assit sur le bord du lit, puis se leva avec des gestes mesurés. Regardant autour d'elle et comme reconnaissant l'endroit où elle se trouvait, elle défroissa des deux mains les plis de sa robe, et marcha vers la fenêtre.

Elle s'appuya au chambranle, regardant au-dehors. Elle était calme. Peu à peu, une expression de joie mélancolique et de tendresse naquit, illuminant sa physionomie. Elle leva les deux bras lentement dans un geste qui aurait pu être de supplication vers le ciel, mais qui avait une étrange grâce incantatoire.

– Oh ! Gouldsboro ! Gouldsboro ! murmura-t-elle. Comme je t'aime et comme je te hais à la fois. Mon calvaire a commencé là, mais aussi ma renaissance. Tout s'est révélé et elle fut dévoilée. Comme je te hais, Gouldsboro, de m'avoir appris qui elle était, et comme je t'aime de m'en avoir détachée.

Lorsque Delphine était à Gouldsboro, elle avait fait montre de beaucoup de courage dans ces vicissitudes. Angélique l'avait jugée d'emblée comme supérieure à ses compagnes qui, d'instinct, se groupaient autour d'elle et elle avait toujours estimé ses qualités de sang-froid et de contrôle de soi. Seule, la duchesse de Maudribourg avait eu le pouvoir de la mystifier, et elle avait été l'une des premières à voir clair.

Elle avait prouvé qu'elle n'était pas d'une étoffe à devenir folle pour un rien.

Sans se tourner vers Angélique, Delphine se remit à parler. Sa voix maintenant était normale et comme résignée, voilée d'un triste reproche.

– Pourquoi doutez-vous de moi, Madame de Peyrac ? Et pourquoi voulez-vous me faire passer pour folle ?

Elle continuait à regarder au-dehors.

– Vous vous défendez en vain de n'avoir pas partagé mes craintes. Dès le début, vous m'interrogiez à propos du nombre de mes compagnes. Et nous nous sommes comprises lorsque nous établissions la liste demandée par M. d'Entremont. Mais je suis comme vous, je sais que l'on espère toujours lorsque rien ne vient étayer les quasi-certitudes que l'on garde secrètes, dans la peur, si on les exprime, de les voir prendre forme. Au moins, doit-on retirer de l'expérience et des avertissements une salutaire prudence, et le courage d'être prêt au pire. Je le suis. Je n'ai cessé de l'être. Et c'est ce qui, cette fois, m'a permis de sauver ma vie.

« Et vous devriez plutôt me féliciter, Dame Angélique, de n'avoir pas hésité un seul instant, plutôt que de vous inquiéter de ma conduite et de ma déraison. Vous me connaissez bien, Madame. Vous savez qu'elle peut, notre démoniaque, me faire commettre des gestes de folie apparente, mais pas me rendre folle.

Or, c'était le raisonnement que venait de se tenir Angélique. Déconcertée et ne sachant plus que penser, elle observa Delphine avec perplexité, étudia la silhouette émaciée qui se profilait à contre-jour, et un détail la frappa.

– Delphine, ne m'avait-on pas avertie que vous étiez enceinte ? Si mes calculs sont justes, vous devriez en être à votre sixième ou septième mois.

Delphine se cassa en deux, comme sous le coup d'une douleur insupportable.

– Je l'ai perdu, s'écria-t-elle en sanglotant.

Elle couvrit son visage de ses deux mains.

– Oh ! Mon Dieu ! Un si grand bonheur promis... Et puis... c'est fini ! Pauvre petit ! Pauvre Gildas ! Quelle tristesse pour lui qui était si heureux !

Ce drame pouvait fournir une autre explication. Sa déception lui avait porté à la tête. Cela arrive parfois. Delphine devina sa pensée.

– Détrompez-vous. Ce n'est pas à Québec que cela est arrivé, dit Delphine en revenant près d'elle. À Québec, je me portais bien et je m'apprêtais à une heureuse maternité. C'est peut-être son regard qui l'a tué en moi, mais je crois plutôt que ce sont les fatigues et les tourments de cet affreux voyage.

Haletante, elle fit un récit déchirant de sa fausse-couche :

– C'est arrivé sur ce maudit bateau par la cause de l'horrible tempête qui nous a secoués en traversant le golfe Saint-Laurent. Nous autres, les passagers, dans la cale, nous étions ballottés d'une paroi à l'autre, meurtris de mille coups. Peu après la tempête, j'ai senti comme mes entrailles se rompre, je me suis presque évanouie et, peu après, il était là, dans le sang, sur le plancher sordide. Oh ! Mon pauvre petit !...

Elle sanglota désespérément, en se balançant d'avant en arrière.

– ... Il était déjà si mignon et si tendre, si merveilleux. Les matelots voulaient le jeter à la mer, en pâture aux cormorans. Je leur ai arraché, et aussi longtemps que je l'ai pu, je l'ai tenu contre mon cœur. À la fin, le capitaine a dû comprendre de quelle sorte était mon tourment et il m'a apporté un petit coffret de bois qu'il avait lesté de plomb. J'y ai couché moi-même le petit être inachevé. Je l'ai porté moi-même sur le pont. Je voulais être seule à le rendre à la mer. Mais, comme je parvenais à l'air libre et ventueux, je fus saisie par un bruit infernal. On aurait dit que tous les cris des damnés se déchaînaient. M'approchant de la rambarde, je vis la mer noire de loups marins qui s'étaient engouffrés par erreur dans le détroit et qui hurlaient vers nous d'affolement et de déplaisir, et le navire était lui-même en danger parmi leurs soubresauts. Comme je restais médusée, effrayée par ce spectacle et ces aboiements rauques, le capitaine m'a pris la boîte des mains et l'a jetée lui-même à la mer. Mais, grâce à Dieu, je l'ai vue couler tout de suite, parmi le grouillement de ces animaux noirs et luisants.

Ce capitaine était un brave homme, admit-elle. Elle resta silencieuse, laissant couler ses larmes.

– À la prochaine escale, sur le golfe, des Indiennes m'ont soignée. Mais je ne voyais plus personne. Je ne rêvais qu'une seule chose : être près de vous. Je répétais : Gouldsboro ! Gouldsboro ! Le capitaine me confia à ce morutier, et je m'embarquai sur l'esquif de ceuxqui promirent de me conduire jusqu'à vous.

Elle se tut épuisée. Angélique était désolée. Et vraiment, pensait-elle, le destin des femmes est par trop misérable. Tout à l'heure, prête à accuser Delphine de faiblesse, elle se demandait maintenant comment la raison de celle-ci avait pu résister à tant d'épreuves.

Son récit prouvait qu'elle avait gardé toute sa lucidité. Le détail des phoques dans le détroit dont avait parlé Adhémar était exact. Et leur vue avait dû rendre encore plus douloureux pour la jeune mère le sacrifice de se séparer du petit corps. Delphine n'était pas folle. Au contraire, elle avait fait face avec beaucoup de force d'âme au plus dur des sacrifices.

– Pauvre petit être, murmura Delphine avec une infinie tristesse. Pauvre petit chéri. Il aura été parmi les premières victimes du retour de la Démone, son premier crime, IL Y EN AURA D'AUTRES !

*****

– Il y en aura d'autres, avait prévenu Delphine du Rosoy. Et prenez bien garde à vous, Madame, car c'est à cause de la haine qu'elle vous porte qu'elle est revenue en Canada.

Parfois, elle courait à la fenêtre afin de regarder dans la direction du port comme si elle s'apprêtait à la voir surgir.

– Reposez-vous, Delphine ! Elle ne va pas se trouver là sur l'heure. Elle n'a tout de même pas le don d'ubiquité pour voler de Québec à Gouldsboro.

Elle entoura de son bras les épaules maigres et tremblantes.

– Vous devez prendre du repos, ma pauvre Delphine. Je vais vous soigner. Ici, vous allez pouvoir dormir en paix, ce que vous n'avez pas fait depuis de longs jours. Je vous le répète. Ici, vous êtes en sécurité.

– Et si elle met à la voile, ne vous trouvant pas à Québec, et cingle vers Gouldsboro ?

– Elle n'abordera pas demain.

– Mais si, elle peut aborder demain, pleura Delphine d'une façon enfantine.

– Mais non ! Réfléchissez. Vous avez quitté Québec sur-le-champ, à l'instant où elle débarquait. Si elle arrive comme épouse du nouveau gouverneur, il faut qu'elle s'y fasse recevoir, qu'elle s'installe... À supposer qu'elle vous ait vraiment reconnue, elle ne va pas se lancer aussitôt sur votre piste.

– Oh si, elle le peut.

– Mais non !

– Elle peut y lancer ses sbires...

– Et moi, je vous dis que, en tout état de cause, nous avons plusieurs jours devant nous pour préparer nos batteries. Nous allons parler de tout cela avec M. Paturel. Ici, nous sommes entre amis, fort bien défendus.

Elle resserra son amicale étreinte autour du pauvre corps décharné, la berçant, voulant la rassurer. Et cela l'empêchait de penser plus avant car elle craignait, si elle se mettait à réfléchir, d'être saisie de panique.

– Calmez-vous, répéta-t-elle au moins pour la centième fois.

Et, à bout d'arguments terrestres :

– Mon amie, quoi qu'il arrive, souvenez-vous que le secours et la paix sont donnés sur Terre à ceux qui veulent le triomphe du Bien... quoi qu'il arrive. Et même, si elle devait surgir devant nous, escortée de tous les démons de la Terre et des Enfers, souvenez-vous et n'oubliez jamais ! DIEU RESTE LE PLUS FORT.

Chapitre 29

Dans la soirée, Angélique installa Delphine chez tante Anna qui louait souvent une chambre de son habitation. Elle ne put s'entretenir avec Colin Paturel comme elle en avait l'intention car celui-ci était en tournée. Il lui fallait aussi s'occuper de ses enfants qu'elle alla retrouver chez les Berne. Elle toucha deux mots à Abigaël de l'arrivée inopinée de Delphine du Rosoy, mais resta évasive quant à l'histoire que celle-ci racontait. Elle voulait se persuader, au moins devant Abigaël et jusqu'à preuves plus tangibles, qu'une ressemblance, une confusion, avaient ébranlé Delphine.

Elle y croyait presque en s'éveillant le lendemain, en commençant une nouvelle journée où elle ne manquerait pas d'activités. Il lui fallait songer à son départ pour Wapassou et s'occuper de ce qu'il fallait emporter avec la caravane.

Mais, venait-il de la rive une rumeur annonciatrice d'arrivées qu'elle ne pouvait s'empêcher de se précipiter vers le port et de scruter les groupes lointains, craignant d'y distinguer la silhouette d'une femme honnie. Alors, elle se raisonnait.