Angélique pressentait cette explosion.
Les événements avaient pris le tour qu'elle appréhendait. La nouvelle de la mort du Père d'Orgeval, perpétrée un an plus tôt aux confins du fleuve Hudson, n'était parvenue officiellement que récemment de Paris en Nouvelle-France. La colonie était sous le choc, et Loménie était atteint.
Elle s'approcha et l'entoura de ses bras avec compassion. Alors, il se tourna vers elle et sanglota, le front sur son épaule. Elle le serra contre elle sans rien dire, attendant qu'il se calmât.
Elle sentait qu'il se calmait. Et que c'était d'un geste de compassion, de mansuétude et de tendresse dont il avait manqué pour supporter l'annonce de la mort de son ami. Il se rendait.
Peu après, il redressa la tête, plein de confusion.
– Pardonnez-moi.
– Ce n'est rien. Vous n'en pouviez plus, dit-elle.
– Pardonnez surtout mes paroles. Mes accusations envers vous, soudain, me semblent futiles.
– Elles le sont, en effet.
– ... Et mes soupçons déraisonnables.
– Voilà qui est bien.
– Je me sens mieux. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Vous êtes une amie, une vraie amie. Cela, je le sais. Je le sens. Je l'ai toujours éprouvé. Une exquise amie. Et rien ne m'accable plus que de croire découvrir tout à coup le revers des apparences et d'entendre une voix qui nomme trahison l'amitié que je vous ai vouée.
Il se tamponnait les yeux et paraissait étourdi comme s'il avait reçu des coups.
– Comment ne pas vous juger redoutable ? reprit-il, retrouvant enfin le ton d'humour léger qui était de mise entre eux auparavant. Je suis venu ici, bardé de certitudes et de rigueur, rendant à Sébastien raison pour la méfiance qu'il vous a manifestée, bien décidé à vous fustiger de mille mots qui régleraient, à jamais, par la rupture, l'ambiguïté de notre amitié, de la sympathie que je me reproche, autant celle que je vous porte que celle que m'inspire le comte de Peyrac. Et je me retrouve, pleurant dans vos bras comme un enfant.
– N'ayez pas de honte de votre abandon, chevalier. Sans vous prêcher dans un domaine qui vous est plus familier qu'à moi, je voudrais vous rappeler que l'Évangile nous montre le Christ cherchant auprès de ses amis un réconfort à son angoisse.
– Mais pas auprès d'une femme, protesta Loménie qui avait l'air d'un adolescent abattu, dépassé par ses conflits intérieurs.
– Mais si, il me semble, fit-elle gentiment. Elles étaient là aussi, les femmes, sur le chemin de la douleur. Non seulement la mère, mais aussi les amies, les amoureuses, la prostituée, Marie de Magdala. Vous voyez que je suis en bonne compagnie.
« Et puisque nous parlons de femmes, puis-je vous demander si vous avez reçu de bonnes nouvelles de votre mère et de vos sœurs. J'espère qu'aucun deuil n'est venu s'ajouter à celui-ci ?...
Loménie protesta que sa mère et ses sœurs se portaient bien. Il n'avait pas pris le temps de lire en détail leurs longues épîtres, car en même temps, par ce courrier des navires du printemps, lui était parvenue la lettre du Père de Marville lui parlant des derniers moments de son ami de jeunesse et il ne s'en était pas remis.
Il porta la main à son pourpoint comme si le brûlait l'enveloppe qu'il gardait sur son cœur.
– Lucien de Marville m'a répété les dernières et terribles paroles du mourant... Hélas, contre vous, Madame. « C'est elle qui est cause de ma mort. » Et depuis, cela me poursuit. Peut-être ignoriez-vous ces condamnations.
– Je les connais, fit-elle.
Elle lui expliqua comment, se trouvant à Salem, où le chef des Mohawks avait envoyé le Père de Marville, ils avaient été les premiers avertis. La désignant, le jésuite lui avait répété le cri accusateur.
« C'est elle ! C'est elle ! C'est à cause d'elle que je meurs ! »
Prudemment, Angélique se garda de relever ce qu'une telle accusation avait de morbide et de faux. Dès que l'on commençait à discuter des justifications de l'hostilité du Père d'Orgeval envers eux, et surtout envers elle, les arguments donnaient tort et raison aux deux partis. Elle sentit que le chevalier n'était plus en état de replacer les faits sous un éclairage moins farouche, et se tut.
Après quelques instants de silence, Claude de Loménie révéla d'une voix lasse que le Père de Marville lui avait également fait parvenir des lettres et des papiers trouvés sur le missionnaire et son bréviaire. Déjà, à Paris, d'autres reliques du martyr avaient été portées à l'église Saint-Roch pour lequel le Père d'Orgeval avait une dévotion. On ne possédait pas la chapelle de voyage, mais l'on savait qu'elle avait été sauvée par des catéchumènes iroquois qui l'avaient cachée dans un village des bords de l'Ontario. Elle serait ramenée ultérieurement à Québec.
– Et le crucifix du Père d'Orgeval ? Cette croix qu'il portait sur la poitrine, que l'on disait incrustée d'un rubis ?
–– Les Barbares l'ont gardé. Puis, croyant que par cet œil rouge, Hatskon-Ontsi comme ils le nommaient, continuait à les regarder, ils ont enterré l'objet.
Elle le vit frissonner, comme un malade saisi de fièvre.
Angélique rattrapa le manteau qu'il laissait glisser de ses épaules avec indifférence, et l'enveloppa avec les gestes d'une mère envers un enfant négligent.
– Le brouillard vous pénètre. Moi aussi, je suis transie. Venez, nous continuerons plus tard cette conversation, si vous y tenez vraiment. Mais, pour l'instant, nous allons nous faire servir une bonne tasse de café turc. Vous, qui êtes de Méditerranée, ne pouvez dédaigner ce nectar. Peut-être êtes-vous sujet comme moi-même aux fièvres que l'on contracte à naviguer par là. Cela nous fera du bien.
Le soutenant presque, elle l'entraîna.
Montant à leur rencontre, la silhouette de Joffrey surgit, se détachant en ombre noire sur les lumières allumées des grosses lanternes.
Loménie s'arrêta, comme effrayé à nouveau.
– Lui, fit-il d'une voix sourde. Lui, toujours si sûr de sa voie, si triomphant, si différent de nous tous. Lui et vous ! Je m'interroge avec angoisse.
« Vous deux, n'êtes-vous pas venus pour nous achever, Sébastien et moi. Je me le demande parfois. N'êtes-vous pas venus pour nous vaincre ?
– Quel genre de victoire ? fit-elle. Je me le demande aussi ! Trêve de discours, chevalier. Allons boire notre café et cessez de vous tourmenter.
Chapitre 3
Malgré les raisons qu'elle s'était données d'être indulgente envers le comte de Loménie-Chambord, il y avait quand même deux ou trois réflexions et remontrances qu'Angélique tenait à lui faire, car ce serait lui rendre service que le mettre en face de ses illogismes et de ne pas le laisser trop divaguer.
Au matin, l'ayant aperçu de loin, sortant de la petite chapelle de Tadoussac dont la cloche grêle avait annoncé la messe et sonné le premier angélus, elle se fit conduire au rivage.
Cette fois, dans le jour ensoleillé, elle remarqua mieux en lui la subite atteinte du temps. Les cheveux d'un beau châtain ne grisonnaient pas cependant, mais leur teinte s'était comme lui fanée. Il lui parut plus touchant dans cette sorte de lassitude, avec sa silhouette amaigrie drapée dans un manteau gris, frappé à l'épaule d'une croix pattée de toile blanche, emblème de l'Ordre de Malte.
Il vint au-devant d'elle avec ce sourire d'accueil si plein de charme qu'elle lui connaissait. Il s'inclina et lui baisa la main en la remerciant de sa bonté pour lui, ce qui prouvait qu'il se souvenait confusément de la scène de la veille, mais qu'il n'en avait pas gardé une idée assez précise pour en conserver une gêne qui aurait dû le pousser à présenter des excuses. Mais elle estima qu'il ne fallait pas feindre l'oubli.
– Ce qui me choque le plus dans les discours que vous m'avez tenus hier soir, Monsieur le Chevalier, lui dit-elle, je ne vous cacherai pas que c'est l'oubli que vous semblez pratiquer de certains témoignages. La première fois que nous nous sommes présentés à Québec, on me soupçonnait d'être la femme diabolique annoncée par une vision de la mère Madeleine du couvent des Ursulines de Québec. Or, de ce soupçon, j'ai été innocentée. Je ne suis pas cette dangereuse créature qui devait surgir pour le malheur de la Nouvelle-France en général, et de l'Acadie en particulier.
– C'est l'évidence même.
– Mère Madeleine l'a affirmé, et vous fûtes témoin de sa déclaration sans ambiguïté.
– En effet. Je fus l'un des premiers à me réjouir de votre réhabilitation dont je n'avais jamais douté.
Apparemment, il semblait avoir oublié une partie de ses désagréables propos de la veille. Plus. Elle aurait juré qu'en ce qui concernait les accusations qu'il avait portées contre elle, il ne se souvenait de rien. Déconcertée, sa vindicte tomba et elle n'insista pas.
– Parlez-moi de votre blessure, mon cher ami. Elle fut plus mauvaise, il me semble, que ce que l'on a bien voulu m'en dire ?
D'un geste, il négligea le propos.
– Ce n'est rien ! Une flèche égarée. Mais j'ai dû revenir sur La Chine et Ville-Marie. J'ai regretté de ne pouvoir suivre Monsieur de Frontenac à Cataracoui. Car, me trouvant non loin du petit bourg de Quinté, sur la rive sud du lac Ontario, j'aurais pu aller recueillir la chapelle de voyage de ce soldat de Dieu, Sébastien d'Orgeval, mort pour sa foi. Au lieu de cela, seul, inutile, immobilisé en l'île de Montréal, je me suis livré à de sombres pensées.
– Qui vous ont égaré. De cela, je crois que vous avez conscience et que c'est la raison, la vraie raison, de la poursuite à laquelle vous vous êtes livré, sur nos traces jusqu'ici, malgré votre état de santé précaire. Et non pas celle de venir me dire des choses pénibles. Ce n'est pas trahir un ami disparu que de se réfugier près de ceux qui vous restent attachés et qui vous comprennent. Claude, nous sommes plus proches de vous que bien des personnes qui vous connaissent depuis plus longtemps. Souvenez-vous de notre première rencontre à Katarunk. De la sympathie que nous avons éprouvée tous trois les uns pour les autres ce jour-là. Encore que vous soyez venu avec vos alliés sauvages pour nous massacrer et incendier nos établissements1.
– Katarunk !... Oh ! C'est là que tout a commencé.
Il fit quelques pas avec agitation. Il raconta comment il avait entendu parler d'eux pour la première fois et les raisons de la campagne de Katarunk. Il se trouvait à Québec et il avait reçu une convocation pressante du Père d'Orgeval qui se trouvait alors à sa mission acadienne de Noredgewook, sur le Kennébec dans le sud. Le jésuite priait son ami, chevalier de Malte et de ce fait officier de haut grade, de prendre illico la tête d'une expédition pour arrêter l'envahissement d'un dangereux contingent d'aventuriers anglais, disait-il, hérétiques à coup sûr, qui s'installait dans les contrées à demi désertes de l'immense Acadie et se trouverait bientôt, de ce fait, aux frontières de la province de Canada. Il fallait profiter de l'absence du pirate qui les commandait pour frapper un coup décisif en s'emparant de son poste le plus important sur le Kennébec, Katarunk. Sébastien d'Orgeval s'adressait à son ami, le comte de Loménie-Chambord parce que le baron de Saint-Castine, à l'embouchure du Pénobscott sur l'Atlantique, prétextant l'éloignement, s'était dérobé.
Il lui indiquait des seigneurs canadiens, officiers sûrs à prendre avec lui : Pont-Briand, le baron de Maudreuil, M. de Laubignières et parmi les Indiens baptisés : Piksarett, le grand Narragansett et ses troupes. Loménie avait rapidement organisé cette campagne sans en informer Frontenac. Et depuis, il était un peu brouillé avec le gouverneur.
Il était arrivé le premier à Katarunk et s'en était emparé.
Loménie secouait la tête comme pour chasser une réminiscence insupportable.
– ... Il voulait que, sans préliminaires, d'emblée, je vous abatte, je vous efface. Ses directives, je dirais presque ses ordres, étaient si pressants et sans recours que j'en fus troublé. Au moins souhaitais-je parlementer avec M. de Peyrac et le juger avant de l'anéantir. Ce que j'ai fait.
– Et vous avez su aussitôt que nous n'étions pas vos ennemis, que nous étions faits pour nous entendre, et que notre venue en ce no man's land serait profitable à tous.
– J'ai cru bon de suivre une ligne diplomatique plus appropriée. Telle que se présentait la situation, le massacre eût été sans merci et réciproque. Et nous détruire mutuellement ne me parut pas aller dans le bénéfice d'aucuns, ni de la Nouvelle-France, de la France elle-même, ni de l'Église et de ses missions que vous preniez sous votre protection.
– Et cela, il ne vous l'a jamais pardonné.
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