« Et à supposer que ce soit elle, je n'ai plus rien à en craindre, maintenant. Elle a été vaincue. Je suis prête à la recevoir. »

Mais quand on vint l'avertir que deux dames étrangères la demandaient, elle fut persuadée qu'elle avait vu, vraiment vu, briller là-bas au bord de l'eau, le rouge, le bleu canard et le jaune d'or des atours de la duchesse.

« Nous y voilà », se dit-elle en s'arrêtant pour rassembler ses forces.

Elle rouvrit les yeux. Point de somptueux vêtements, ni d'éclatantes couleurs sur les épaules des deux voyageuses qui venaient de débarquer et que l'on escortait en troupe, selon l'usage, et si la Polak, montant lourdement la grève caillouteuse de Gouldsboro en jurant et en houspillant son petit valet, pouvait se placer au rang des événements imprévus, ce n'était pas une surprise saumâtre, et sa silhouette ne pouvait en rien se confondre avec celle d'elfe inquiétante de la soi-disant ressuscitée, très belle et dangereuse dame de Maudribourg, aujourd'hui devenue madame de Gorrestat. La Polak tempêtait : son poids la contraignait à enfoncer jusqu'aux chevilles dans le sable mouillé.

– Aide-moi, fit-elle en tendant vers Angélique, qui n'en revenait pas, son bras dodu. Eh bien ! Oui, quoi ! C'est moi ! Qu'est-ce que tu croyais ? Que j'étais pas capable, comme tout un chacun, de monter sur un navire pour te rendre visite dans ton Gouldsboro du bout du monde ?

Les embruns avaient mouillé une sorte de haut édifice de lingerie qu'elle portait dressé sur la tête et qu'elle redressait de temps à autre d'un coup de main lorsqu'il retombait piteusement.

– C'est une « fontanges », expliqua-t-elle. Paraît que la maîtresse du roi, celle qui s'appelle Angélique, comme toi, ne s'attife qu'avec ça. Et ta Mme de Gorrestat a lancé la mode à Québec.

– « ma », Mme de Gorrestat, interjeta Angélique, que signifie ?

– Julienne m'a affranchie, lui glissa Janine Gonfarel avec un clin d'œil entendu. Je sais tout. Mais, motus. On va s'expliquer tranquillement et j'ai trop de choses à te raconter. Ce qui urge, c'est une bonne assiette de soupe au lard allongée d'un verre de vin rouge, car je ne tiens plus debout de faiblesse.

Angélique aperçut Julienne, c'était la seconde voyageuse. Encore une Fille du Roy qui avait fait naufrage sur ces côtes avec La Licorne et qui éprouvait le besoin d'y revenir en des circonstances troublantes. Son époux, Aristide, le pirate repenti, n'était pas loin, montant le sentier venant de l'embarcadère en portant les sacs en cuir bouilli de ces dames, et malgré son jabot de dentelles et son costume de bon lainage à boutons de corne et son tricorne posé légèrement de travers, mais juste ce qu'il fallait pour marquer l'honorabilité désinvolte du personnage, il appréhendait de se retrouver à Gouldsboro, qui l'avait vu, en un temps oublié, chargé de chaînes et prisonnier.

– Si ce n'était de la Julienne, vous ne me verriez pas ici, Madame, fit-il en apercevant Angélique. Mais elle a voulu quitter Quécbec comme si elle avait eu le diable à ses trousses.

Il ajouta en baissant la voix :

– Paraît que la Bienfaitrice, la « dussèche » du diable, est vivante !

Depuis que Janine Gonfarel lui avait jeté « ta Madame de Gorrestat», Angélique était incapable de prononcer un mot et de se répandre, comme la situation l'aurait exigé, en protestations de surprise et de joie. Une boule glaciale s'était logée au creux de son estomac. En fait, elle comprenait que, jusqu'alors, elle n'avait pas ajouté foi à l'histoire de Delphine. Maintenant ; il faudrait se rendre à l'évidence : Ambroisine, la Démone, était revenue !...

En silence, elle guida ses visiteuses qui, sans prendre conscience de son mutisme, se contentaient de son sourire machinal, et faisaient les demandes et les réponses, excitées et soulagées d'être enfin parvenues à leur but, après des jours de navigation.

Elle les fit entrer dans l'Auberge-sous-le-fort, puis les amena dans une pièce attenante à la grande salle où elles pourraient s'entretenir sans être entendues et être l'objet de la curiosité publique.

Comme attirée et appelée d'intuition, Delphine du Rosoy s'y trouvait déjà qui se jeta d'un élan au cou de Julienne.

– Ainsi donc, toi aussi tu l'as reconnue, s'écria-t-elle, oubliant dans son émotion les distances qu'elle avait toujours marquées à la pauvre Julienne lorsqu'elles faisaient partie du même contingent des Filles du Roy amenées en Canada par leur Bienfaitrice Mme de Maudribourg.

La joie de Julienne en reconnaissant Delphine fut surprenante car elles s'étaient toujours évitées.

– Delphine, ma mie, je vous ai trouvée parfois pimbêche, mais nous avons naufragé ensemble, pas vrai ? Ensemble nous avons souffert mort et passion avec cette diablesse, ensemble vécu des années à Québec dans la paix et le bien, et je suis heureuse de voir que vous avez réussi à lui échapper.

On y venait donc.

– Alors, c'est donc bien vrai ? Vous aussi, Julienne, vous l'avez reconnue ? demanda Angélique.

– Reconnue ? Oui-da. C'est elle. Pas de doute. Et surtout, ce sont ses yeux. Son visage a un peu changé à cause des blessures qu'elle a reçues. Je l'ai vue de tout près. Elle est moins belle. Mais c'est elle. J'ai vu ses cicatrices.

Au moins, Julienne ne s'était jamais trompée sur la Bienfaitrice, ce qui lui avait valu, en son temps, l'hostilité de ses compagnes.

– Quel coup ! Moi, je l'avais depuis belle lurette oubliée, cette salope ! Morte elle était, morte elle restait. Et de l'arrivée de cette Mme de Gorrestat, je n'avais que ouï dire. Pas eu le temps d'aller au port pour saluer le nouveau gouverneur et sa femme. C'est que j'ai du travail sérieux, moi, à l'Hôtel-Dieu avec tous ces malades ou blessés qu'on nous amène, Indiens et Français. Et puis l'autre jour, on nous a amené Henriette.

– Quelle Henriette ?

– Henriette Goubay, la demoiselle de compagnie de Mme de Baumont. Elles venaient toutes deux de revenir de France avec les navires, au printemps. J'avais vu Henriette. Elle parlait de Paris. Elle était fiancée à l'intendant de la maison de Mme de Baumont. Elle était heureuse. Et voici qu'on nous l'amenait mourante. Un accident qu'on dit... Une chute ! J'accourus car nous avions fait partie de la même confrérie, n'est-il pas vrai ? Je vis tout de suite qu'elle était perdue, et, comme je me penchais sur elle en lui disant : « Ma pauvre Henriette, dis-moi, que t'est-il arrivé ? » Déjà le prêtre appelé par mère Jannerot s'amenait avec les derniers sacrements et comme je levais les yeux, je sentis un regard qui m'attirait, et je la vis à quelques pas, de l'autre côté du lit, et c'est ainsi que je l'ai reconnue parce qu'elle me regardait et qu'elle souriait. Elle n'était pas morte et elle était revenue. J'ai cru une vision. Le Diable, et puis, j'ai compris. Dieu ! Quelle terreur. Mme de Baumont me disait que Mme de Gorrestat, étant leur voisine, avait eu la bonté de secourir Henriette quand celle-ci était tombée de son toit où elle était montée pour vérifier que l'échelle d'incendie y était bien fixée, et de suite elle l'avait fait ramasser et porter dans son carrosse à l'Hôtel-Dieu, et avait réclamé un prêtre. Qui sait si Henriette n'a pas chu de l'avoir aperçue d'en haut et reconnue à la fenêtre de l'hôtel voisin ? Qui sait si l'autre ne l'a pas achevée dans le carrosse ?... Qui saura jamais ?... En tout cas, moi, si je ne suis pas morte sur le coup, c'est parce que je suis solide et puis que j'avais comme un pressentiment depuis que le Ronchon était venu me poser des questions sur La Licorne et qu'on réclamait de France nos noms et nos états.

« Et puis, j'en ai trop vu pour n'avoir pas d'abord l'idée de me défendre. J'ai profité de la cérémonie de l'Extrême-Onction pour prendre la « poudre d'escampette » et, par une porte par-derrière de l'Hôtel-Dieu, je me suis sauvée. J'ai d'abord cherché Delphine, ne l'ai pas trouvée chez elle. Pas le temps, me suis-je dit. J'ai commencé par courir à la recherche d'Aristide qui était dans les bois avec son alambic.

– Cette duchesse n'en fera jamais d'autres, grommela Aristide. J'ai dû laisser en plan la fabrication d'une de ces eaux-de-vie comme M. le Gouverneur Frontenac lui-même n'a pas dans sa desserte, pour la suivre, ma Julienne, quasiment sur l'heure, m'embarquer... je ne savais même pas pour où !...

– Je t'ai peut-être sauvé de la mort deux fois, dit Julienne. Tu te serais empoisonné avec ta mixture.

Angélique écoutait leurs voix alternées sans parvenir à décider encore s'ils n'avaient pas tous été victimes d'une crise de folie collective.

Il y avait eu des phénomènes anormaux qui bouleversaient les esprits simples : les canots en feu dans le ciel, les tempêtes, les phoques dans le détroit...

– En tout cas, l'Henriette, elle est morte, conclut Julienne, et si on ne s'était pas sauvés, ç'aurait été bientôt notre tour.

La Polak commença à raconter à mi-voix d'un air mystérieux :

– Moi, bien sûr, je l'ai vue tout de suite, cette « gouverneuse », elle ne m'a pas plu, trop mielleuse... Mais ce n'est pas à une vieille guenon qu'on apprend à faire des grimaces. Me disant tout d'abord qu'elle venait chez moi et me faisait des sourires parce qu'on l'avait informée que j'étais la meilleure table de la ville, et puis, peu à peu, elle en venait de me parler de toi : « Mme de Peyrac ! Vous connaissez Mme de Peyrac ? » et alors on aurait dit quand je prononçais ton nom, Angélique, qu'elle se pourléchait les babines, elle passait la langue sur ses lèvres.

– Décris-la-moi.

– Je ne peux rien en dire. À part les yeux : parfois comme de l'or, parfois comme la nuit. Mais cela n'aurait pas suffi à me mettre en branle pour un voyage. Il y a eu autre chose.

« Un matin, on m'a fait porter un message du couvent des Ursulines comme quoi mes chandeliers de bois que j'avais mis à la dorure étaient terminés. Seulement, seulement mes chandeliers, de longtemps je les avais dans mon oratoire et de commande, point, je me souvins. Mais, tu sais que c'est dans mon principe de ménager les gens d'Église et de chercher à leur plaire, et quelle que fût l'erreur, je me dis qu'il y avait là-dedans peut-être une façon détournée de me faire savoir qu'on désirait me voir là-haut.

« Je claironnais que je m'en allais chercher mes chandeliers chez les Ursulines et je m'y fis porter en chaise.

« À l'atelier de dorure, je vis la mère Madeleine qui y tâchait, seulette, et, quand elle me vit, je crus qu'elle allait défaillir tant elle parut soulagée comme si j'avais eu le pouvoir, en apparaissant, de lui apporter le Bon Dieu :

« – Oh ! Vous êtes venue, chère dame, me dit-elle en me baisant quasiment les mains.

« Elle m'attira près de son établi.

« – Et par bonheur, continua-t-elle en regardant autour d'elle, nous sommes seules. Oh ! Mme Gonfarel, vous qui êtes l'amie de Mme de Peyrac, il faut que vous lui fassiez parvenir un message. Vous lui direz que cette fois je l'ai reconnue.

« – Qui donc ? demandai-je.

« – La Démone de l'Acadie.

« Et comme je la regardais :

« Mais, me dit-elle, n'avez-vous pas entendu parler, bonne dame Gonfarel, vous qui savez tout, de la vision que j'ai eue il y a bien des années sur la Démone d'Acadie ?

« – Pour sûr, lui dis-je. Oh ! Je connais cette vision par cœur, comme tout le monde, et qu'on a eu l'insolence d'y mêler Mme de Peyrac. Mais vous l'avez innocentée. Et maintenant, vous dites que vous avez vu la vraie ?...

« Très bas, elle me confia que c'était la noble dame qui s'était présentée la veille avec le nouveau gouverneur au parloir des Ursulines. De temps à autre, une sœur passait le nez. Elle jetait un coup d'œil et mère Madeleine semblait prise en faute.

« – Mais, ma petite sœur, lui ai-je dit en parlant aussi tout bas. Si vous êtes persuadée de cela, que cette dame, qui à vrai dire ne me plaît guère, est votre démone, alors, pourquoi ne pas en informer l'évêque, ou votre confesseur ? C'est à des gens d'Église de s'occuper d'elle, sans aller plus loin et mêler notre amie Mme de Peyrac à ces histoires de visions dont elle a eu plus que son compte, ne croyez-vous pas, ma petite sœur ?...

« Elle s'est mise à pleurer :

« – Je le leur ai dit, à tous... ! Mais ils ne me croient pas.

« – Alors là, comprenant, j'ai décidé de partir, continua La Polak. Tu dois être prévenue, c'est toi la femme qui lui est opposée. C'est toi qu'elle cherche... pour se venger, paraît-il.

– Elle ne m'a pas trouvée à Québec où elle a dû se rendre en premier lieu. Quant à venir jusqu'ici, ce ne lui sera pas une expédition facile. Et cette fois, nous sommes prévenues. Nous sommes à l'abri ici, et un gouverneur du Canada, nouveau ou pas, n'y a aucune influence.