– Mais, elle pourrait se rendre à Montréal, gémit Delphine.
– À Montréal !
Et tout à coup, Angélique se sentit blêmir. Une sueur d'angoisse lui vint aux tempes.
Montréal, c'était Honorine.
À Montréal, il y avait Honorine...
Et si, de Québec, apprenant ce fait que la fille d'Angélique était pensionnaire à Ville-Marie, l'affreuse créature décidait de se rendre à Montréal et de s'attaquer à Honorine ?...
Angélique vit sur tous les visages se refléter l'effroi que faisait naître en elle une telle supposition.
– Mais, pourquoi vous êtes-vous enfuies comme des lièvres ? s'écria-t-elle tournée vers les arrivantes. Il fallait au contraire ne pas la quitter des yeux, et si elle partait pour Montréal, monter sur la même barge qu'elle !
– La même barge qu'elle ? répéta Julienne en ouvrant des yeux horrifiés.
– Il fallait la surveiller, la dénoncer, l'empêcher de nuire !... Ne comprenez-vous pas ?... Si elle va à Montréal, et si c'est vraiment elle, alors, Honorine va tomber entre « ses » mains !...
La Polak sauta sur ses pieds et, comme un boulet, sortit de la pièce en claquant la porte.
Elle revint peu après, en coup de vent, suivie de Mme Carrère et de ses filles qui, sur leur lancée, jetèrent à travers la table des ècuelles, des bols, des brassées de cuillères et de couteaux, distribuèrent des gobelets, plantèrent trois pichets d'étain, et couronnèrent le tout par deux énormes bassines de chaudrée de coquillages et de ragoût de viande, fumantes.
Angélique se retrouva assise sur un banc par des poignes péremptoires dont elle ne sut si elles appartenaient à Madame Carrère ou à La Polak, peut-être aux deux, l'assiette pleine, le verre |plein, les couverts mis en main comme à une gamine, et La Polak lui portant le verre de vin aux lèvres en lui déclarant que si elle ne l'avalait pas sur l'heure, elle le lui ferait ingurgiter de force avec plus de dextérité que le bourreau des Hautes œuvres de Paris quand il lui versait deux coquemarts d'eau froide dans l'estomac pour lui faire avouer qu'elle avait volé deux onces d'eau-de-vie au cabaretier du coin.
– Beau temps que ce temps-là ! Oui-da. Nous n'y reviendrons pas. Nous sommes libres. Mais je ne laisserai pas une de ces bandites de grandes dames empoisonneuses venir nous empoisonner jusqu'ici. Bois et mange, nous parlerons ensuite.
« J'ai dit à la patronne : ma commère, vous êtes aubergiste, Nourrissez-nous vite et bien. Nous ne pouvons continuer comme cela, sinon nous allons tomber du haut mal.
Renonçant à penser, Angélique accepta de partager ce repas avec ses amies, épuisées par les émotions et les fatigues de leur voyage.
Chapitre 30
– La surveiller ?... la dénoncer ? Tu en as de bonnes ! dit La Polak lorsqu'elles eurent retrouvé des forces et se sentirent moins énervées. Tu as vu ce qui est arrivé à l'Henriette ? à Mme Le Bacheoys ?... Elle fait vite, cette assassine et elle est bien servie. Alors nous autres, en face !... S'ils n'ont pas cru la mère Madeleine, crois-tu qu'on avait des chances de se faire entendre ? la Julienne ou moi ?...
– Mais alors, qui va sauver Honorine ? s'écria Angélique en se tordant les mains.
La distance, le temps qui exigeait pour rejoindre Montréal des jours, des semaines, presque des mois, pour peu que la malchance s'en mêle, l'obtuse inconscience des êtres, se dressaient devant elle comme autant de murailles géantes qui l'empêcheraient de voler au secours de l'enfant bien-aimée.
Elle s'élança dehors et courut vers la maison de Colin, heureusement de retour.
– Et tout d'abord, cette femme, il n'est pas dit qu'elle va se rendre immédiatement à Montréal, argua Maître Berne. Elle et son époux se doivent d'abord à leurs administrés de Québec, ce qui va les retenir dans la capitale. Ensuite, la saison sera trop avancée pour prendre la route du fleuve.
Le Conseil avait lieu dans la demeure du gouverneur Paturel où l'on s'était rendu après avoir convoqué les Berne afin de les mettre au courant et leur demander assistance de suggestions et d'encouragements.
Colin ne fit aucune remarque quant à la vraisemblance d'une résurrection de l'ancienne Bienfaitrice des Filles du Roy. Après avoir attentivement écouté les uns et les autres, et avoir gardé le silence un long moment, sous les yeux anxieux des personnes présentes, il ne se perdit pas en vaines paroles.
Pour commencer, il proposa de faire partir immédiatement pour Montréal, mais par terre, un messager, un coureur de bois émérite connaissant toutes pistes et lieux de portage, bien pourvu de monnaie d'échange, pacotille ou eaux-de-vie, pour gagner les sauvages, et qui se ferait conduire par canoë, au plus rapide, jusqu'à Ville-Marie, porteur d'une lettre d'Angélique pour mère Bourgeoys, lui recommandant de toute instance de veiller particulièrement sur Honorine, de ne s'en défaire sous aucun prétexte, de ne la céder à quiconque. Si elle le jugeait bon, de prévenir son oncle Josselin, le seigneur du Loup. En accord avec lui, trouver un passage à bord d'un navire qui la ramènerait, d'étape en étape, au moins jusqu'à Gouldsboro. La saison permettait encore de la voir quitter le Saint-Laurent avant l'arrivée des glaces.
Angélique retourna au fort, dans son appartement, pour écrire cette lettre, tandis que Colin Paturel se mettait en quête d'un voyageur.
Elle s'absorba dans la rédaction de son épître et presque bercée par le grincement de la plume d'oie sur le papier, soulagée de pouvoir faire quelque chose pour Honorine.
Elle hésita à souligner pour la religieuse, le danger que pouvait représenter à l'occasion, la femme du nouveau gouverneur, Mme de Gorrestat, si par hasard celle-ci se rendait en visite à Montréal. À aucun prix on ne devait laisser cette femme s'approcher d'Honorine. Elle se décida à parler net, soulignant par deux fois le nom de ladite dame de Gorrestat qui était, expliqua-t-elle, son ennemie jurée et de longue date. Elle espérait que la supérieure la prendrait au sérieux. Mère Bourgeoys était très fine et intuitive, et Angélique pensa qu'elle ne se laisserait pas berner par une Ambroisine.
De temps à autre, Angélique écrivant relevait les yeux. Contre les vitres du fortin, ces belles vitres claires venues d'Europe, une pluie d'été s'abattait, les frappait, les couvrant comme de petites larmes ruisselantes. Et Angélique voyait la nature partager ses peines, se révolter. La mer s'était soudain déchaînée, battant la grève à grands coups comme lavandière enragée, faisant mousser l'écume de ses vagues avec une exubérance hargneuse. On entendait le sable se brasser sous les coups.
Quelqu'un toqua à l'huis, et comme elle ne répondait pas, Colin se permit d'entrouvrir la porte sans attendre son assentiment.
Il se rassura en la voyant assise à son secrétaire près de la fenêtre, écrivant sagement.
Il aurait tout fait pour alléger son fardeau.
Il dit qu'il avait réfléchi.
Le mieux serait, après avoir prévenu Marguerite Bourgeoys qu'un danger menaçait la petite Honorine dont on ne pourrait lui expliquer que plus tard les détails, qu'Angélique lui demandât expressément de confier l'enfant au messager, lequel se joignant à un groupe de traitants ou d'Indiens quittant le Saint-Laurent et descendant vers le Maine, pourrait ainsi l'amener jusqu'à Wapassou. Ce voyage, quoique plus ardu, serait infiniment plus rapide que la voie fluviale et le contournement des côtes par mer. Tant que la première neige n'était pas tombée, l'expédition serait possible.
– L'enfant est vigoureuse, dit-il. Elle a été élevée quasiment à la sauvage. Passer de longues journées en canoë, franchir les portages, dormir à la dure, cela ne lui coûtera pas. Au contraire, elle sera enchantée d'être traitée comme un garçonnet canadien. Honorine aura l'occasion de porter là ses petites chausses de gentilhomme, ne croyez-vous pas ?
De plus, Colin avait trouvé le messager et il considérait comme un signe du ciel et un encouragement pour ce second projet d'avoir reconnu en lui le métis Pierre-André, fils de Maupertuis, l'un de leurs plus fidèles commensaux du début, qu'Honorine connaissait bien. Le jeune homme était venu à Gouldsboro par les montagnes du Vermont, chargé de peaux qu'il souhaitait troquer avec des navires de Boston contre de la quincaillerie et de la coutellerie anglaise.
Il laissa aussitôt son marché et se déclara prêt à reprendre la piste avec son Indien frère pour aller au secours d'Honorine. Il partit vers le soir.
Angélique lui avait fait ses recommandations de vive voix, le mettant au courant de ce que contenait la lettre urgente, mais insistant que le but principal de sa mission était d'obtenir qu'Honorine lui soit confiée afin de la ramener à Wapassou. Colin l'avait bien entretenu là-dessus. On le nantit de vivres, de pemmican, de la meilleure eau-de-vie, ce qui lui permettrait de trouver guides et porteurs sans difficulté, d'écus or pour les Montréalais. En chemin, dit-il, il se pourvoirait aussi de fourrures, monnaie d'échange indispensable, d'autant plus qu'il arriverait vers la fin de la foire aux fourrures d'automne. Contre tout cela et son habileté de gars du pays, ses complicités, son dévouement, toutes les manœuvres artificieuses d'une femme de gouverneur n'auraient pas gain de cause.
Il connaissait bien Marguerite Bourgeoys qui lui avait appris à lire et elle lui ferait confiance.
*****
Angélique ne put fermer l'œil, suivant en pensée l'avance de Pierre-André, transportée en rêve à Wapassou, vivant ce moment où elle pourrait serrer Honorine sur son cœur.
Ce ne serait qu'à cet instant que l'affaire de la résurrection d'Ambroisine cesserait d'avoir de l'importance. Aux autres de se débrouiller avec le démon succube !
Bien à l'abri dans leur fort de Wapassou, gardés, autant par leurs soldats entraînés que par les glaces de l'hiver, Angélique et Honorine, avec les petits princes, pourraient attendre le retour du. printemps et de Joffrey, en profitant des jours qui, chacun, apportait de nouvelles joies. Il y avait les enfants, les amis, les facéties des bêtes, les visites des Indiens, et les changements du ciel et de la terre. Certains jours, la tempête sifflerait et ce serait des veillées au coin de l'âtre, les récits, les chansons ; et d'autres jours, le soleil mènerait son ballet d'or et d'azur autour de l'étincelante neige, et ce serait des débauches de crêpes et de « merveilles » du carnaval, et d'ivresse des glissades et des promenades joyeuses dans le froid vivifiant.
Colin les recevait à sa table.
Conscient du désarroi de ces femmes, impliquées malgré elles dans une suite d'événements fâcheux, où leurs vies étaient menacées, leur quiétude remise en question, il leur procurait, plus encore par sa présence que par ses conseils, le soutien dont elles avaient besoin. Il veillait à ce qu'elles prennent repos et nourriture, car l'on sait combien une femme épouse, mère ou amoureuse inquiète, perd facilement le sommeil, le boire et le manger.
Aussi, leur dépêchait-il des gardes les convoquant à l'heure des repas en de solennelles invitations. Et l'on retrouvait le calme à s'asseoir en sa compagnie. Il les engageait à deviser, encourageant Madame Gonfarel à leur décrire Québec. On ne risquait pas de s'ennuyer à l'entendre. Parfois, adressant à Angélique un coup d'œil insistant afin qu'elle fît effort pour terminer la portion de nourriture qu'elle avait dans son assiette, et de se sentir surveillée avec tant d'affection, atténuait la virulence de son souci. Il avait, comme Joffrey, le don de dédramatiser une situation sans pourtant en nier la gravité.
– Vos enfants sont plus raisonnables que vous, Madame, disait-il. Regardez comme ils mangent bien, comme des seigneurs.
Car les petits étaient là souvent avec parfois Abigaël, Berne et leurs fillettes, Laurier, Séverine, parfois d'autres qu'il conviait.
Grâce à lui, l'on était confiant et souvent gai. L'on pouvait se dire que chaque jour passé permettait au messager, courant ou pagayant, par monts, bois et rivières, de se rapprocher de Montréal et de l'enfant.
Et il restait toujours un espoir qui aidait à maintenir la confiance.
– « Elle » ne peut se rendre à Montréal cette saison. Le messager arrivera à temps.
Delphine, bien entourée, quittait son expression traquée, reprenait des couleurs.
Un petit cotre entrait dans le port. C'était le « Saint-Antoine » de M. de La Fallière qu'on n'y avait pas vu de la saison.
Sa progéniture était à ses trousses comme d'habitude, et se répandit parmi la population enfantine avec des cris joyeux.
M. de La Fallière dit que, revenant de Québec, il était tout juste passé à sa censive du Port-aux-huîtres pour ramasser son monde et avait remis à la voile afin de venir flairer le vent des nouveautés à Gouldsboro.
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