– Quand donc vous êtes-vous trouvé à Québec ? lui demanda-t-on aussitôt tandis qu'il s'attablait chez Mme Carrère devant un solide fromage de tête dans lequel il plantait aussitôt son couteau, commençant un ballet bien réglé entre la charcuterie, son quignon de pain et sa bouche, ne s'interrompant que pour pousser le tout avec un verre de bière ou pour lancer, comme il l'aurait fait à des mouettes, un morceau à l'un de ses enfants, surgi pieds nus, qui l’attrapait au vol et s'enfuyait, tandis qu'un autre surgissait.

– Y a près d'un mois, répondit-il entre deux bouchées. Je voulais m'entretenir avec le nouveau gouverneur pour ces questions de redevances que m'a subtilisées M. de Ville-d'Avray.

Mais il était arrivé trop tard. Le nouveau gouverneur n'était déjà plus là. Parti pour Montréal avec son épouse afin de se faire acclamer comme vice-roi tout le long du Saint-Laurent.

– Avec son épouse !...

– Une aimable dame, à ce qu'on dit, commenta La Fallière qui, peu subtil et travaillant vigoureusement des mâchoires, ne s'avisa pas du lourd silence qui accueillait ses paroles.

– Pourquoi cette hâte à se rendre à Montréal à peine arrivé ? demanda Colin, traduisant la question qui tremblait sur toutes les lèvres.

– Sait-on !

Le seigneur de Port-aux-huîtres interrompit ses activités gastronomiques pour réfléchir.

– Oui ! Il aurait pu m'attendre. J'ai tout manqué. Je ne pouvais me risquer de le poursuivre plus loin car, alors, c'est moi qui aurait eu des difficultés pour regagner mes pénates. Les Indiens disent que l'hiver viendra tôt. J'aurais été pris dans les glaces.

« Mais ce nouveau gouverneur, on dirait qu'il a le feu aux trousses, et sa femme encore plus.

Chapitre 31

Angélique fléchit sur l'épaule d'Abigaël.

– Le messager arrivera trop tard. Elle va la tuer ! Elle va la tuer !

Abigaël frémit mais resta sereine. Ses longs cils pâles s'abaissèrent sur son regard pour en cacher l'éclair effrayé. Angélique avait surtout besoin d'entendre des paroles confiantes.

Elle la ramena chez elle.

Rassemblés autour d'elle, tous les membres de la famille Berne lui prodiguèrent de multiples assurances, démontrant que le sort ne jouerait pas contre eux.

Martial calculait le temps que doit mettre un navire officiel pour remonter le Saint-Laurent. Et, en supposant que Mme de Gorrestat ne se présentât pas aussitôt à la maison de la Congrégation, ou que Marguerite Bourgeoys sût se montrer méfiante, Pierre-André aurait largement le temps d'arriver, lui disait-on.

Il irait sur les ailes du vent.

Et Angélique bénissait le pays de Canada qui avait forgé cette race des « coureurs de bois » dont on pouvait dire qu'ils étaient aptes à réussir des exploits hors du commun, aucun obstacle ne les arrêtant et passant là où tout homme normal déclarait forfait.

– Qui prouvait, renchérissait-on, que cette femme était au courant de la présence de la fille d'Angélique en l'île de Montréal ? Peut-être l'ignorait-elle ? Peut-être ne le saurait-elle jamais ?

– Elle ne tardera pas à le savoir. Elle est si maligne.

Et seulement d'imaginer Ambroisine-la-Démone rôdant dans les rues de Ville-Marie, à la recherche d'Honorine, on en avait la chair de poule.

De temps en temps, les petits enfants, Élisabeth, Apolline et les jumeaux qui jouaient ensemble, percevaient l'anxiété des adultes, se précipitaient vers Angélique et demandaient à l'embrasser en tendant leurs petits bras. Charles-Henri n'osait pas se montrer aussi exubérant. Il se tenait sans rien dire dans l'ombre de leurs sièges, et Abigaël, comprenant qu'il partageait leur souci et avait le cœur gros, le prit sur ses genoux.

Le chat, pour sa part, restait à l'écart, perché sur un coin de table, plissant des paupières et les regardant de loin d'un air dubitatif.

Gabriel Berne fit remarquer que tout ce qui pouvait humainement être fait de Gouldsboro avait été fait. C'était maintenant à l'esprit qu'il fallait s'adresser, car s'ils le voulaient, ils avaient tous eu ces forces qui soulèvent les montagnes.

Souvent, lorsqu'elle se trouva seule les jours suivants, elle s'arrêtait et regardait le paysage de Gouldsboro qui, jamais, n'avait paru si tranquille, égrenant les jours d'une vie quotidienne sans surprises. Le vent du Diable soufflait. Mais il soufflait ailleurs.

Il allait, balayant cette fois une aire beaucoup plus vaste que ce petit coin du monde.

Il soufflait dans certaines âmes, certains cœurs. Soudain, saisi d'une incommunicable terreur, l'individu qui voyait, qui savait, se découvrait étranger à son propre frère.

Alors, dans cette solitude mortelle de celui que la malédiction isole au sein d'une foule indifférente, commençaient la rencontre et le rassemblement momentanés de ceux qui sont envoyés pour partager la douleur, ou pour participer au drame. Un drame dont le déroulement n'était qu'un acte bref, parmi le déroulement d'un autre drame, ou plus grandiose ou plus hermétique. Le « pourquoi » échappait... On ne pouvait pas tout savoir. On ne voyait qu'à quelques pas dans ce tourbillon. Le vent du Diable soufflait mais il ne soufflait pas pour tous.

Le secret allait de l'un à l'autre des initiés, et jusqu'au dernier acte, on devait jouer le jeu caché, sans se distraire pour autant du jeu des apparences, plein d'embûches.

Se souvenant qu'elle avait sauvé la vie d'Ambroisine, Angélique se révoltait de la voir resurgir pour menacer son enfant. C'était trop injuste !

Elle ne voulait pas de victimes. Elle interdisait les victimes. Et surtout pas Honorine ! La petite Honorine.

Elle la voyait lorsqu'elle se tenait, grave et attentive, parmi ses compagnes, pour former la ronde, la petite Honorine dans la joliesse de ses huit ans, posant sur le monde un regard confiant et dans son avidité de vivre, d'aimer et d'être aimée, ne pouvant comprendre qu'on lui fût cruel, qu'on la repoussât, ou qu'on la rejetât sans raison alors qu'elle n'avait rien fait de mal !

Angélique jetait son cri intérieur qui convoquait, du fond de l'horizon, les armées des cieux, à venir guerroyer pour la justice.

« Saint Honoré, Saint Honoré... Vous, portant votre tête au fronton de la petite chapelle votive... dressée là-bas dans le vent âpre des hauteurs du Gâtinais où se réfugiaient les rebelles du Roi... Abandonnerez-vous l'enfant qui vous fut remise sur votre seuil ? Et baptisée de votre nom !... Et vous, l'abbé ? L'abandonnerez-vous ? Lesdiguières ! Lesdiguières ! À moi ! »

Comme elle levait les yeux vers le ciel, poussée par un élan de rage et d'exigences supraterrestres, elle revit près d'elle les trois silhouettes sombres des esclaves, là depuis un instant déjà, quatre si l'on comptait la jeune Zoé, passant par-dessus l'épaule de sa mère Akashi, son minois rond, d'un beau noir brillant où s'écarquillaient deux grands yeux attentifs.

– Dame Angélique, fit la voix de Siriki perçant les brumes de sa détresse, nous savons le danger qui pèse sur ton enfant. Bakari-Temba se propose de t'aider.

– Qui est Bakari-Temba ? demanda Angélique après avoir fait effort pour retomber sur terre.

– Le fils d'Akashi. Son aîné. Qui est venu avec elle du pays des herbes sèches, en Afrique, dont je suis aussi originaire.

À son dernier passage, Angélique n'avait fait qu'entrevoir la petite famille du fidèle serviteur des Manigault. Elle savait seulement que la belle Akashi était de nouveau enceinte.

Les yeux se portèrent sur le garçon que lui nommait Siriki. Il n'avait pas grandi depuis le jour où Joffrey de Peyrac l'avait acheté sur le quai de Newport, et où Angélique, reprenant conscience après une sévère maladie, l'avait aperçu aux côtés de Timothy, ce qui lui avait fait croire qu'elle se trouvait encore au royaume de Marocco, dans le harem de Moulay Ismaël. Il ne grandirait plus. Cela donnait l'impression que sa tête était devenue plus grosse et ses jambes plus grêles et plus torses, tandis que s'accentuait la courbure déviée d'une épaule.

– Temba propose de t'aider, répéta Siriki.

– M'aider ? Mais comment peut-il m'aider ? s'étonna Angélique caressant machinalement la tête crépue du pauvre gnome.

Siriki jeta un regard vers son épouse, puis, ayant reçu d'un signe, son approbation, il commença un récit qu'il ferait aussi bref que possible mais qui était indispensable pour qu'elle pût comprendre l'intérêt de leur proposition.

Dans le pays d'où venaient Akashi et son fils, une tradition contraignait les tribus à sacrifier les nouveau-nés débiles ou infirmes. La dure vie que ces Noirs nus, gardiens de troupeaux, affrontaient au cœur d'une savane infestée de fauves, à la lisière d'une forêt qu'habitaient des races étrangères, anthropophages et primitives, contraignait les hommes à n'être que vigoureux, guerriers rompus à tous les exercices de la chasse et de la bataille. Pas de bouches inutiles. Les enfants condamnés étaient déposés au sommet d'une fourmilière géante qui s'élevait non loin du village et dont les habitantes carnivores se chargeaient, d'éliminer très rapidement la chétive existence.

Lorsque la reine mit au monde, malheur sans précédent, un enfant qui s'annonçait bossu et contrefait, elle ne put se soustraire à la loi.

Le nouveau-né fut porté sans cérémonie aux insectes voraces. Deux jours plus tard, un chasseur qui suivait la piste d'un lion passant au large de la « tour » des fourmis, entendit les vagissements d'un bébé. S'approchant, il constata que, non seulement l'enfant condamné était toujours vivant, mais que les fourmis avaient « décabané » comme l'on disait par ici, au Nouveau Monde.

Devant ce signe de la protection des dieux sur lui, l'enfant débile fut rendu à la mère, la reine Akashi.

Seul à être difforme et disgracié, au sein de cette tribu d'hommes et de femmes splendides, il grandit entouré de crainte et de respect pour ses dons de magie, qui se révélèrent sans tarder.

Passèrent les marchands d'esclaves avec leurs arquebuses, qui payèrent le roi voisin, de la grande forêt, pour aller provoquer les chasseurs de la savane et les attirer loin de leur enceinte.

Profitant de cette absence, ils raflèrent tout ce qu'ils purent de femmes et d'enfants demeurés au village.

C'est ainsi que la reine et son fils bancal se retrouvèrent sur la côte du Sénégal et passèrent des mains de leurs ravisseurs arabes en celles d'un négrier hollandais, puis aboutirent, première escale, à Saint-Eustache,.puis Saint-Domingue, pour échouer, marchandise invendable déclarée marchandise calamiteuse sur ce quai de New-port, de l'État de Providence, l'une des sept colonies anglaises du Nord de l'Amérique, où leur couple pitoyable avait attiré l'attention du comte de Peyrac, qui, par compassion, les avait achetés.

Aujourd'hui, apprenant le danger qui planait sur la fille de leur bienfaiteur, le petit sorcier sollicitait l'autorisation de faire ce qu'il appelait, dans la langue véhiculaire de l'Ouest africain, un « bilongo », c'est-à-dire une opération magique.

– Il a vu en songe la femme mauvaise. Il assure qu'il peut quelque chose pour l'empêcher de nuire. Il a déjà préparé, dans le bois et l'os, une figurine à son image.

Par chance, l'enfant africain avait pu emmener, dans son exode, les principaux outils dont il avait besoin pour ses conjurations et ce petit bagage ne lui avait pas été enlevé, car les esclaves étaient bien traités sur les navires hollandais s'ils se montraient dociles.

Comme il aurait exhibé avec fierté ses jouets préférés ou le produit d'une pêche ou d'une cueillette dont il serait fier, il entrouvrit un sac en peau d'antilope et montra à Angélique divers gris-gris dont elle ignorait l'usage, une griffe de panthère au bout d'un manche velu, des plumes, des sachets de poils, de poussières et de poudres, des anneaux de crins de diverses tailles.

Dans un bois dur, il avait commencé de sculpter une grossière statue qui était censée représenter Ambroisine. La tête, le cou suffisaient, dit-il. Il faudrait incruster des pierres de la couleur de ses yeux...

– Tu es sceptique, reconnut Siriki qui ne quittait pas du regard le visage d'Angélique. Tu as tort d'être sceptique quand l'heure est si grave et que la vie de ton enfant est en jeu.

– Tu vois pourtant que la science des sortilèges de ton petit sorcier ne lui a pas épargné, à lui et à sa mère, d'être enlevés par les marchands d'esclaves.

Siriki roula des yeux blancs terribles.

– As-tu oublié que les deux planteurs qui ont acheté Akashi pour sa beauté à Saint-Eustache et à Saint-Domingue sont morts dans les heures suivantes et sans l'avoir touchée ? Et que c'est pour cette raison que les Anglais et les Français des Antilles cherchaient à s'en débarrasser, l'envoyant au Rhode-Island, en désespoir de cause, n'osant même pas la tuer de peur de s'attirer de plus grands malheurs ?