Comme elle se taisait, il poursuivit d'une voix contenue.
– Ne sais-tu pas que la magie est l'arme du faible ? Ce qui reste à la femme, l'enfant, l'esclave, contre la force obtuse de l'homme et de ses armes de fer et de feu. Mais peu sont initiés. Et c'est pourquoi l'homme ne cesse d'étendre son pouvoir sur le faible avec sa force et ses armes, ne lui laissant plus aucune échappatoire.
« Tu me diras que, moi aussi, je suis un homme, un mâle, que j'ai engendré la petite Zoé, mais comme ma bien-aimée Akashi, et son fils, je ne suis rien de plus qu'eux, car esclave. Il faut être un homme prisonnier, tombé aux mains des plus forts, pour comprendre la malédiction qui pèse sur les femmes et les enfants et les faibles. Car je suis passé de la faiblesse de l'enfant à celle de l'opprimé.
« Les marchands de l'Islam m'ont enlevé à ma tribu alors que je n'avais pas encore atteint l'âge d'être envoyé par les miens, armé de deux sagaies, tuer mon premier lion dans la savane afin de prouver que j'étais devenu un homme. Les marchands arabes m'ont traîné dans les sables, battu, affamé, souillé, mais je n'étais pas assez beau ou assez jeune pour plaire à un pacha, pas assez fort pour servir de portefaix, trop faible quand j'arrivai de l'autre côté du désert pour subir l'opération des eunuques, je n'étais rien, mon corps était si décharné que je ne pouvais même pas faire honneur au marchand qui me vendait. Je fus embarqué avec un lot. À La Rochelle, Amos Manigault m'a acheté, tout inutile que j'étais, et dans sa maison j'ai appris le culte du Dieu qui était venu pour défendre les faibles et les opprimés... que m'importe que ses adeptes, mes maîtres, aient quelque peu perdu le sens de la doctrine. Dans leur maison, lui, le Dieu crucifié, me chuchotait : je suis venu pour toi. Connais ma langue et connais mes pouvoirs... Quand elle œuvre pour la défense du faible et de l'innocent, la magie est l'instrument de Dieu.
Il reprit haleine et, avant qu'elle ait réussi à l'interrompre, repartit de plus belle.
– As-tu oublié que Jésus fut un magicien, et ne se fit connaître que par cette arme ? Qui plus faible parmi les hommes de son temps que ce Jésus ? Un homme du bas peuple, un artisan, travaillant de ses mains, pauvre, citoyen d'une nation occupée par des peuples guerriers, dont ces Romains, le glaive au poing, casqués, bardés de plastrons de cuir et qui régnaient sur toute la Terre ! Qui était-il ce jeune homme démuni qui ne pouvait, malgré sa vigueur, faire usage de violence et s'imposer par la force et le maniement des armes ?... Tout lui avait été refusé dans son enfance, sa jeunesse, à part l'oppression... Le pouvoir magique fit sa force. Il chassa les démons qui tourmentaient de pauvres gens et s'étaient introduits partout, il multiplia les pains, guérit les infirmes, ressuscita les morts...
« Et ses disciples ? Les premiers chrétiens ? Pauvres gens aussi, ignorants, qu'étaient-ils sans le miracle, devant lequel puissants, riches et lévites ne purent que s'incliner et même tomber à genoux en disant « je crois... » ?...
– Siriki, tu m'étourdis par tes prêches ! soupira Angélique. Je ne sais plus où j'en suis !...
Immédiatement, le grand nègre adressa quelques mots dans sa langue au garçon qui lui répondit en phrases volubiles. Ensuite, tout alla très vite.
– Il dit qu'il est certain d'avoir tous pouvoirs sur le démon de cette femme s'il pouvait posséder un objet, un vêtement lui ayant appartenu, qu'elle aurait porté ou touché, et qui mieux serait, des rognures d'ongles ou des mèches de ses cheveux...
– Des objets ! Des rognures d'ongles de cette femme ? Vous êtes fous ! Qui oserait conserver par-devers soi la moindre chose ayant appartenu à cette créature ?... S'il y en a qui se sont trouvés dans ce cas, il y a longtemps qu'ils ont tout jeté ou fait brûler avec prières à l'appui. Je sais que Mme Carrère s'est débarrassée des aiguilles avec lesquelles elle avait raccommodé ses vêtements.
Le vieux Siriki réfléchit et proposa :
– Si nous allions interroger les deux femmes qui viennent de Québec et qui l'ont vue récemment ?
Le groupe partit à la recherche de Delphine et de La Polak. Toutes deux poussèrent de hauts cris.
– Un objet ? Un vêtement lui appartenant ! Dieu nous en préserve ! Nous aurions commencé par le jeter au feu. De toute façon, nous avons pris la « poudre d'escampette » sans même avoir le temps de rassembler nos propres hardes !
Contre laquelle affirmation Aristide Beaumarchand, qui avait porté les valises de Mme Gonfarel, s'inscrivit en faux car lesdites valises étaient fort lourdes.
La conversation ayant lieu à l'Auberge-sous-le-fort, Mme Carrère se rapprocha et confirma que non seulement elle avait jeté les aiguilles qui avaient servi à ravauder les atours de la duchesse, soi-disant abîmés par le naufrage, mais aussi le dé, et les bobines de fil qui avaient participé à ces travaux. Elle ne l'avait pas fait sans hésitation et regrets car la mercerie coûtait cher en ces parages, mais elle préférait cela à tout ce qui aurait pu avoir effleuré de près ou de loin, ou lui rappeler cette femme maléfique et empoisonneuse qui avait voulu l'envoyer « ad patres ».
Sur ces entrefaites, arriva Séverine Berne qui avait eu écho de leurs recherches. Elle se souvenait que tante Anna, chez qui elle habitait une partie de l'hiver afin de lui tenir compagnie, prétendait avoir reçu de la duchesse de Maudribourg un châle des Indes en remerciement de son hospitalité. Elle l'avait en effet hébergée dans une remise attenante à son logis. Tante Anna mit un moment à comprendre ce qu'on lui demandait. Pourtant, sa cohabitation avec une démone n'avait en rien altéré sa santé, ni celle de sa compagne et servante, la vieille Rebecca. Sans avoir besoin d'utiliser le camphre que l'on recommandait pour chasser les esprits malins des literies, ni l'ail en chapelets pour éloigner les vampires, elles étaient passées toutes deux sans dommage au travers de la sinistre aventure.
Le châle, dit-elle, offert par Mme de Maudribourg : elle ne l'avait jamais porté. Ce qui prouvait qu'elle possédait plus de jugeote qu'elle n'en avait l'air. Elle ne l'avait même pas touché. Malgré les conversations savantes qu'elles avaient eues ensemble, tante Anna n'avait pas éprouvé de sympathie pour Mme de Maudribourg. Le châle était resté dans la remise, et récemment, un jour qu'elle recherchait dans ses malles des livres de mathématiques, elle l'avait aperçu ainsi qu'un réticule de tapisserie contenant des rubans de cou et des objets de toilette que Mme de Maudribourg avait oubliés. Le tout devait y être encore car elles n'avaient jamais eu depuis le loisir, ni elle, ni Rebecca, ni Séverine, de se livrer à des rangements dans cette annexe bien commode qui lui servait de débarras.
On y courut.
Tante Anna, que personne ne proposait d'aider, plongea allègrement dans ce qu'elle appelait son « capharnaüm ».
– Ah ! Voici les objets que m'a laissés cette dame.
Elle se retournait et tendait innocemment vers eux le châle poussiéreux, le petit sac de tapisserie, qui, ouvert, révélait les colliers de rubans plus un peigne, une brosse et, trouvaille mirifique, sur la brosse et le peigne, des cheveux qui, longs et noirs, y demeuraient accrochés.
Devant ces vestiges effrayants que nul, y compris Angélique, Séverine et Mme Carrère, n'aurait voulu toucher pour tout l'or du monde, et que tante Anna finit par poser à terre, le jeune Bakari alla s'agenouiller.
Ils le regardèrent de loin accomplir différentes passes rituelles, marmonnant, crachant à distance par petits jets qui s'accompagnaient de bruits ressemblant aux sifflements du serpent, tandis que ses mains, chacune les pointes des doigts rassemblées, mimaient en direction des objets susdits les mouvements saccadés de têtes de reptiles crachant leur venin.
Temba finissait par cueillir comme avec des pincettes, le châle, les colliers de rubans, le peigne et les cheveux, pour les enfermer chacun à part dans des sachets différents, de peau de vessies d'orignaux, nantis d'un lien coulissant, puis il mit le tout dans un grossier bissac de cuir mal tanné. Cette sacoche, il la porta d'une main, tandis qu'il gardait à l'autre son sac de « médecines » personnel.
Ils remarquèrent une sueur en toutes petites perles au large front bombé de l'enfant qui le mouillait comme la rosée eût fait briller un granit sombre, car les pores de la peau des Noirs, très fins, très serrés, ne laissent sourdre la transpiration qu'avec peine.
Debout, les paupières baissées, il prononça une suite de phrases d'un ton monocorde et d'un air chagrin, puis passant devant eux, s'en fut sans jeter un regard à quiconque.
Lentement, ils sortirent du magasin, et prirent congé de tante Anna, que le « camphre » des mathématiques et « l'ail » des cogitations scientifiques semblaient préserver à tout jamais de l'atteinte des sortilèges.
Angélique voyait au grand Siriki et à la longue et superbe Akashi un teint grisâtre.
– Que vous a-t-il dit ?
– Il dit que c'est un démon très fort. Très fort, très choisi, assisté de multiples démons. Mais il ne faut pas craindre. Quand il sera venu à bout de l'esprit principal, les autres petits esprits s'enfuiront comme poux quittant le cadavre, et d'eux il n'y aura plus rien à redouter... Ce sera dur, très dur, mais il affirme : ta fille sera sauvée. Sa magie à lui sera la plus forte, car il va s'adresser à Zambie, qui est le dieu du ciel, et plus puissant que le dieu de la terre.
– Court-il un danger ?
– Il peut mourir, chuchote Siriki. Et Akashi le sait.
*****
La veille de son départ pour Wapassou, elle dîna seule en tête à tête avec Colin.
D'être assise en sa présence, sans être obligée de feindre, de parler, de répondre, lui fit du bien.
Le calme solide qui émanait de lui, et l'amour passionné qu'elle le sentait éprouver pour elle, endormait sa douleur comme une drogue.
Avec bonne volonté, elle réussit à porter à ses lèvres quelques cuillerées de potage et, quand elle relevait les yeux, elle voyait son bleu regard fixé sur elle avec intensité.
– À quoi penses-tu, Colin ?
– Je pensais... Combien les femmes deviennent inaccessibles quand leur enfant est en danger. Et combien nous nous sentons impuissants, nous autres hommes, pour les défendre de cette angoisse.
– Vous pouvez plus que vous ne croyez. C'est bon de ne pas être seule à aimer un enfant.
Et elle se souvenait de Joffrey s'inclinant devant la petite Honorine, un bébé encore, qui lui demandait ardemment :
« Pourquoi m'aimes-tu ? Pourquoi ? »
Et lui, répondant avec un grand salut :
« Parce que je suis votre père, damoiselle. »
Elle n'était pas seule.
Colin posa sa large main chaude sur la sienne.
– Tu n'es pas seule, fit-il en écho à sa pensée. Notre amour veille près de toi. Notre amour veille sur elle.
Et il répéta avec assurance la même phrase que Siriki avait dite :
– Ne crains rien. Ta fille sera sauvée.
Septième partie
L'odyssée d'Honorine
Chapitre 32
Honorine savait que la femme aux yeux jaunes voulait sa mort. Et pire encore !
Quand le regard de la dame était tombé sur elle, au parloir, elle s'était sentie très mal.
Et la nuit, elle avait rêvé de ses yeux jaunes sur elle. « Dame Lombarde, l'empoisonneuse. »
Et depuis que mère Bourgeoys était partie, elle était habitée par une maladie qui l'empêchait de respirer et presque de dormir. Si elle en avait expliqué les symptômes à la mère infirmière, celle-ci lui aurait peut-être dit que cette maladie se nommait la peur.
Elle n'avait jamais éprouvé cette maladie.
« Même l'ourse qui voulait nous tuer pour défendre son petit n'était pas aussi féroce que cette femme aux yeux jaunes... »
Mère Jalmain et ses petites amies qui s'extasiaient : « Vous allez monter en carrosse avec la femme du gouverneur... » étaient stupides. Quand la dame reviendrait, elles l'obligeraient toutes, avec des tas de rires et de phrases idiotes, à suivre cette femme horrible, à partir avec elle. Et elle sentirait se refermer sur son poignet cette main, comme la première fois, mais cette fois, mère Bourgeoys ne serait pas là pour intervenir. Et elle ne pourrait rien faire !
Contre cela même, son arc et ses flèches ne pouvaient rien. Si elle essayait, tout le monde rirait et se moquerait d'elle. Et elle se laisserait entraîner. Et elle allait être prisonnière !...
Lorsqu'on l'avertit que, dans l'après-midi, madame de Gorretat allait venir la chercher pour l'emmener à la fête, elle décida de se cacher. Mais on aurait tôt fait de la dénicher.
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