La jeune Indienne mit un doigt sur sa bouche. Elle fit signe à Honorine de la suivre. Puis comprenant qu'elle était incapable de se mouvoir, elle l'enleva dans ses bras frêles.
Ceux qui arrivaient et s'arrêtaient devant la remise, venant chercher leur innocente victime pour une immolation abominable, et, assurés de son impuissance, ne se hâtaient pas de tourner les clés, savourant les prémisses des jouissances malsaines qu'inspirent aux hommes dépravés la terreur et les tortures infligées à l'être faible et sans défense, et sur lequel ils ont pris pouvoir – seules jouissances dont la plupart d'entre eux, perdus de vices et débauchés, pouvaient encore se prévaloir –, les démons ricanants qui se groupaient derrière leur égérie, déjà prêts à l'assister dans son cruel et luxurieux divertissement, se souviendraient plus tard, d'avoir entr'aperçu, tandis qu'ils s'approchaient, une femme indienne portant un enfant et dont la mince silhouette drapée dans sa couverture de traite rouge, avait disparu au tournant de la ruelle.
– Oh ! Catherine ! Tu m'as sauvée ! dit Honorine en mettant ses bras autour du cou de la jeune Iroquoise. Oh ! Catherine, tu m'as sauvée « in extremis » !...
Huitième partie
Les feux de l'automne
Chapitre 34
Par les sentiers du Maine américain, entre Kennébec et Penobscot, cheminait la caravane, et sous les ramures, philosophaient des petits enfants.
– C'est quand le Malheur vient, que lui, Sire Chat, ne vient pas.
– Comment il est le Malheur ?
– C'est un grand bonhomme noir avec un grand sac.
– Peut-être que le Malheur va manger Sire Chat ?
Charles-Henri et les jumeaux discutaient de l'absence de Sire Chat qui, au moment du départ de la caravane vers Wapassou, s'était révélé introuvable, ce qui les privait de leur compagnon de jeu jusqu'à la prochaine saison. Et Angélique n'aimait pas cela. Non pas qu'elle craignît pour Sire Chat. Il reparaissait toujours triomphalement là où il lui plaisait d'être. Mais Angélique ne pouvait s'empêcher de penser que, s'il l'abandonnait, elle, c'est qu'il devait avoir des raisons graves.
Et tandis que les pas des mules, qui portaient les enfants, et ceux de son cheval sonnaient sur le sentier pierreux, elle se demandait si le chat ne fuyait pas, en elle, la malédiction de la démone, comme des miasmes contagieux.
C'est de cela que s'entretenaient les enfants, bien fixés, chacun dans de petits fauteuils, sur des mules alertes au pied sûr. Ils n'étaient pas restés sourds aux conversations qui avaient agité Gouldsboro, et, d'après ce qu'elle comprenait de cette importante conversation dont Charles-Henri était à la fois l'interprète et le commentateur – car le langage des jumeaux, pourtant très volubiles, exigeait parfois des éclaircissements – ils s'étaient forgés dans leurs petites têtes une image de ce Malheur gigantesque et sombre qu'ils avaient senti planer sur les adultes inquiets.
– Je ne veux pas que le Malheur mange Sire Chat, dit Gloriandre, dont la lèvre rose trembla sur des sanglots proches.
– Sire Chat ne se laisse pas manger, la rassura tout de suite Angélique. Au contraire, ce sera peut-être Sire Chat qui lui crèvera les yeux, au Malheur.
– Mais le Malheur n'a pas des yeux, lui répondit Raymon-Roger en la regardant d'un air hautain, ses prunelles marron noir qui contrastaient avec ses cheveux bouclés et mordorés et son teint blanc s'arrondissant au point que, lorsqu'il vous fixait ainsi, on ne voyait qu'elles.
Angélique aimait leur babillage au long du chemin.
À tour de rôle, elle les prenait sur le devant de sa selle, et pendant quelques heures, par l'intimité de ses bras refermés autour d'un petit corps confiant dont elle sentait palpiter le cœur aux élans neufs, l'esprit en éveil comme celui d'un oiseau qui s'éveille à ses premiers chants, elle tissait les liens étroits et chaleureux entre elle et eux, qui se fortifieraient et s'enrichiraient au long de leurs deux vies : « Mon enfant ! » « Ma mère ! »
Les yeux bleus de Gloriandre, et ses noirs cheveux plus beaux que la plus belle des nuits, la beauté-laideur de Raymon-Roger, le « comte roux » qui, toute sa vie, fascinerait sans qu'on pût déterminer pourquoi, et en lequel elle sentait cette raideur de combat, qui avait dû être celle de Joffrey enfant lorsqu'il avait décidé de refuser la mort, dans le panier du paysan catholique.
Et puis ce Charles-Henri, l'enfant étranger, marqué du destin, bon, vaillant, au rare mais doux sourire, qui, lorsqu'il la regardait avec tant de joie contenue lorsqu'elle le prenait à son tour sur son cheval, lui rappelait le regard de l'enfant disparu dont il portait le nom.
– L'orignal est une bête mélancolique au sombre caractère, se complaisant dans l'humidité.
Sur leur parcours, ils passaient près d'un petit étang d'un vert étincelant, et chaque fois, ils y avaient vu un orignal buvant, dont les bois superbes s'ouvraient sur le ciel comme des ailes.
Angélique se persuadait que c'était toujours le même animal, un peu plus grand chaque année, qui venait les attendre là.
Elle lui disait :
– Bonjour, gardien du Kennébec.
Et les enfants, après elle, répétaient son salut.
Ils mirent près d'un mois à remonter le Kennébec et à atteindre Wapassou.
La saison n'étant pas avancée, rien ne pressait la caravane et l'on pouvait s'arrêter aux étapes devenues familières.
À Wolvich, village anglais du Maine où était né leur ami-ennemi Phips, Angélique pensait retrouver Shapleigh, l'homme des médecines. Il ne vint pas et, regrettant de ne pas l'avoir vu ainsi que son épouse indienne, son fils, et sa bru qui avait nourri Gloriandre, ils reprirent leur route. Angélique était également contrariée de l'avoir manqué, car ses provisions d'écorce de quinquina pour la malaria s'épuisaient, et il était le seul à pouvoir lui en procurer.
L'estuaire du grand fleuve développait son réseau compliqué de multiples presqu'îles et d'îlots, hérissés de sapins noirs dont les branches basses trempaient dans l'eau.
Dans ce labyrinthe se faufilaient canoës d'Indiens et navires dont les mâts et les voiles apparaissaient au-dessus de la cime des arbres.
Chaque été, les pirates des Caraïbes remontaient les premiers miles de son estuaire, dans une vague espérance d'Eldorado pour aboutir au poste du Hollandais Peter Boggen sur l'île de Houssnok, dont les plus grandes richesses étaient représentées par la fabrication de grosses boules de pain de froment, dont les Indiens de la région étaient friands, et des tonneaux de bière.
Les pirates se consolaient autour d'une marmite de sa mixture brûlante dont le Hollandais avait le secret, dans laquelle entraient deux gallons du meilleur madère, trois gallons d'eau, sept livres de sucre, de la mouture d'avoine fine, raisins secs, citrons, épices... le tout flambé dans un grand bol d'argent.
Ils passèrent ensuite au large de la mission désaffectée de Norridgewook qui avait été celle du Père d'Orgeval, s'arrêtèrent quelques jours à la mine du « Sault-Barré » qui était tenue par l'Irlandais O'Connell. Depuis qu'il avait épousé la sage-femme Gloria Hillery, son caractère s'était un peu amélioré.
Au cours de ce voyage, il n'y eut qu'un seul incident, mais de taille.
Un peu après qu'ils eussent quitté la mine du Sault-Barré, les premiers porteurs revinrent en arrière, l'air troublé, en disant qu'ils avaient aperçu des Iroquois en grand nombre. Depuis des années, depuis le drame de Katarunk qui s'était déroulé dans ces parages, aucun parti d'Iroquois, venant l'été piller et tuer, n'avait été signalé dans la région.
– N'étaient-ce pas des Hurons ?
Mais les indigènes étaient formels. Leur instinct, durement aiguisé par les massacres du passé, ne les trompait pas. Certains commencèrent à se glisser vers l'arrière de la caravane dans l'intention de fuir. Les soldats d'avant-garde vinrent se regrouper près d'Angélique et des enfants.
Elle se tenait sur son cheval, et, regardant autour d'elle, reconnu qu'ils n'étaient pas loin de cet endroit qu'on avait appelé la « crique des trois nourrices ». Beaucoup de bâtiments y avaient été bâtis depuis car, de là, on continuait par voie d'eau, avec les montures, sur des barges.
– Essayons de continuer jusqu'à ce poste, proposa-t-elle. Nous pourrons nous regrouper, édifier un camp de défense s'il le faut.
Elle n'était pas vraiment inquiète. Elle avait dans ses bagages la « parole » des Mères des Cinq Nations iroquoises qui lui avait déjà servi à Québec.
Des yeux, par-dessus la rivière, elle chercha le guet qui ne devait pas être loin. Et voici que, sur l'autre rive, entre les arbres, aussi immobile que les arbres selon son habitude théâtrale, elle reconnut Outtaké, le chef des Mohawks.
C'était lui, malgré une coiffure différente.
Son panache était plus court et raide comme une brosse, encollé de cire teintée de vermillon, et traversé d'une unique plume de corbeau noir.
Il était seul. Mais si loin de la Vallée des Cinq-Lacs, on pouvait supposer qu'il ne s'était pas rendu seul jusqu'en ces régions ennemies et que chaque arbre de la forêt dissimulait un Iroquois aux aguets.
O'Connell, qui avait fait escorte à la caravane jusqu'à la prochaine étape, respira bruyamment.
La dernière fois que les Iroquois étaient passés par là, il avait tout perdu dans cet horrible incendie de Katarunk, toute sa réserve de fourrures. Ça n'allait pas recommencer !...
Outtaké leva la main et salua Angélique en disant :
– Salut à toi Orakawanentaton !
Pour plus de solennité, il énonçait de tout son long le nom qu'ils lui avaient donné et qui était celui de l'étoile polaire, « celle qui nous guide au firmament et ne se dévie pas de la route salvatrice qu'elle indique ».
Elle répondit :
– Salut à toi Outtakéwatha.
– Nous sommes venus laver les ossements de nos morts, annonça Outtaké.
La rivière était étroite et l'on pouvait se parler sans trop élever la voix. Il y avait comme un écho qui ricochait à la surface de l'eau.
– Le temps est venu où nous devons rendre hommage à nos morts de Katarunk. Nous ne pouvons encore les ramener parmi les leurs pour le grand festin des morts, mais nous devons laver leurs ossements et les envelopper dans des robes de castors neuves pour les honorer. Ils nous en voudraient de ne pas les visiter, eux, nos frères et nos chefs, assassinés traîtreusement à Katarunk. Plus tard, nous reviendrons encore et les ramènerons au pays des longues maisons où est leur place, mais aujourd'hui, ils doivent recevoir notre visite et être consolés par notre présence.
« Nous ne pourrons, hélas, leur conter les exploits de la grande fédération iroquoise. Les promesses que nous t'avons faites, à toi et à ton époux Ticonderoga, et aussi à Ononthio, enchaînent les fiers Iroquois, prisonniers de leurs villages, et de leurs cultures comme des femmes, où ils vont perdre le goût et l'art de la guerre, tandis que ces chiens de Hurons, ainsi que les Algonquins nomades, vermines de la Terre, en profitent pour aiguiser le tranchant de leur hache et polir la boule de leur tomahawk. Mais qu'importe ! Nous avons échangé nos « paroles » et je ne reviendrai pas là-dessus.
« Pour te plaire, j'ai lancé mon cri : Osquenon, qui veut dire paix. Et je ne le retire pas, et je le répète encore.
Il leva le bras derechef et lança son cri :
– OSQUENON !...
Il fut repris en grande clameur sourde par ses invisibles guerriers, dissimulés derrière les arbres et les fourrés du bois.
– Osquenon !...
Le cri de paix, à lui seul, donnait plus le frisson que n'importe quel cri de guerre d'Europe.
Outtaké réitéra ses promesses et l'assurance qu'il ne venait accompagné d'environ deux cents guerriers chargés de représenter les Cinq-Nations auprès des Anciens décédés – ce qui fit frémir à nouveau ses interlocuteurs – que pour remplir un devoir sacré et traditionnel, que ses intentions étaient pacifiques et que personne n'aurait à souffrir de leur passage dans la contrée, si nul ne cherchait à les attaquer et à les empêcher de repasser le Kennébec pour rentrer chez eux.
– La cérémonie doit durer six à huit jours. Durant ce temps, demeurez dans votre campement que vous possédez un peu plus haut en amont, et que nul n'en bouge avant l'heure. Quand vous apprendrez que la fête des morts est terminée, nous serons loin déjà et sans risque qu'un seul de nous puisse être fait prisonnier par traîtrise.
– Comment serons-nous avertis que la cérémonie est terminée et que nous pouvons nous remettre en chemin ?
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