– Un aigle viendra survoler votre campement.

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– « Un aigle survolera le campement ! » Et voilà ! C'est tout simple ! grognait O'Connell. Comment voulez-vous qu'on s'habitue à vivre dans des pays pareils ! Et dire qu'ils vont se munir de magnifiques robes de castors qui représentent une fortune pour envelopper de vieux débris de squelettes ou des corps pourris plein de pus et de vers, et remettre tout ça dans la terre ensuite. C'est du gâchis !

Mais il fut bien obligé, comme les autres, de prendre son mal en patience au campement pendant les six à sept jours que dura la fête des morts.

L'ancien Katarunk n'était pas loin et parfois voguait à la cime des arbres une rumeur d'orage, un long cri :

« Haé ! Haé ! »

– Est-ce leur cri de guerre ?

– Non. Celui-ci s'appelle le cri des âmes !...

Quand un aigle survola le campement, si haut, si tranquille, personne n'y croyait. L'on se remit en route un peu timidement. Il n'arriva rien.

*****

Les derniers des acacias, les premières grandes masses de conifères, chênes et tulipiers s'espaçant, et puis les colonies royales des érables dont les variétés se distingueraient mieux lorsque les feux de l'automne seraient venus empourprer leurs feuilles aux pointes aiguës.

Suivant les lignes de crêtes, ils traversaient les forêts rafraîchissantes qui garnissaient les sommets des massifs granitiques, et d'en haut, on apercevait la pénéplaine étoilée de lacs glaciaires, puis les montagnes les plus élevées du Maine pointant au loin sur le ciel d'azur prirent des allures superbes, les escortant des premières couleurs de l'automne, tels qu'ils auraient pu l'être par les chants de chœurs solennels ou les cuivres et les trompettes d'un ample orchestre se déchaînant.

Un brusque froid de quelques nuits alluma l'or palpitant des bouleaux dans les frondaisons encore résolument vertes de tous les verts de l'été. Les journées restaient brûlantes et il fallait faire halte aux heures les plus chaudes.

Délire, débauche de couleurs...

La montagne au loin, mauve, les érablières roses, rouge-cerise, et l'or encore, l'or vert, l'or miel, ambre, se reflétant dans des lacs d'un bleu grave qui viraient à l'argenté dans leur centre, au violet sombre ou à l'émeraude le long des rives.

Angélique pensait à son frère Gontran qui aurait su les peindre aux plafonds de Versailles.

Dans les profondeurs des bois où bougeaient des lueurs de fournaise, le geai bleu lançait son cri aigre.

Plus loin, ils retrouvèrent des chevaux. La marche ne présentait plus les difficultés du premier voyage, un pont franchissait le défilé de la Tortue où le signe des Iroquois s'était dressé devant Angélique, paraissant lui interdire l'accès des contrées au-delà.

À deux jours du but, un orage entraîna des torrents d'eau à travers la piste praticable qui suivait un lit de torrent asséché.

Il fallut renvoyer les chevaux, laisser la plupart des colis en attente dans une cache creusée au flanc d'une falaise, et continuer à pied, les enfants portés à dos d'homme.

Le beau temps revint. Les deux journées de marche et d'escalades au flanc des cascades qui marquaient les saults, lieux de portage, passèrent rapidement, comme une promenade.

Et ce fut le moment toujours goûté que celui où, débouchant de la forêt, on put entendre le meuglement des vaches qui, aux abords de Wapassou, dans les vastes espaces marécageux maintenant drainés, paissaient paisiblement.

Sur les rives du lac couleur d'ardoise, aux tonalités profondes, les roseaux d'or dressaient leurs hampes rigides, tandis qu'entre eux s'effilochait le roux blé de millet où s'ébattait le gibier d'eau.

Elle aperçut aussi, dans la falaise, les traits du Vieil Homme de la montagne, mis en relief par les rayons du soleil du soir. Et son cœur se serra en pensant à Honorine qui se désolait tellement de ne pas le voir. Elle ne cessait de penser à Honorine. Mais en s'efforçant de tenir en bride son imagination, lui refusant de s'appesantir sur les épreuves cruelles qui déjà avaient marqué la courte vie de l'enfant dans le passé, et sur celles encore plus cruelles et atroces qui la menaçaient dans le présent ou un proche avenir.

Elle gardait son esprit étale, à un niveau de confiance où s'inscrivaient en lettres sur la pierre ces mots : Tu seras sauvée, mon enfant.

Peu importait comment. De préférence suivant le périple du messager. Elle comptait les étapes, puis les démarches que nécessiterait « l'évasion » d'Honorine.

Les pronostics les plus optimistes ne pouvaient pas autoriser à espérer qu'Honorine les attendrait à Wapassou, mais bientôt, on la verrait arriver avec Pierre-André.

À Wapassou, tout était en place : les étables, les appartements, les salles communes, les entrepôts, le grand puits dans la cour d'entrée, et deux autres, intérieurs dans les cuisines, comme on en trouvait dans les maisons québécoises et montréalaises.

Femmes, enfants vaquaient à leurs occupations.

On relevait de blanches lessives étendues sur les rives, près de l'eau brune, l'eau « humique » qui lave mieux que toute autre.

Des passages d'oies sauvages avaient permis la mise en pots de confits savoureux.

Des wigwams en dômes du petit campement indien montaient, droits comme d'un brûle-parfum, des filets de fumée paresseuse.

Du donjon, elle s'attarda à regarder la nuit qui descendait sur les grands espaces étages sans fin, et dont les ors et les pourpres s'éteignaient, étouffés par l'ombre avançante.

Le drapeau bleu, à écu d'argent, de Joffrey de Peyrac flottait sur le fort.

Cependant, le calme idyllique de Wapassou cachait une autre face.

Dans l'euphorie du retour et la joie de retrouver sa maison, elle ne s'en avisa que plusieurs jours plus tard.

Soudain, l'établissement lui parut dépeuplé. La plupart des hommes manquaient, et jusqu'à Porgani, l'Italien, que l'excellence avec laquelle il avait assumé à plusieurs reprises la garde et la direction du poste, en l'absence de M. de Peyrac, désignait comme le chef incontesté et qu'elle avait été étonnée de ne pas voir venir à sa rencontre. Antine, le colonel de la recrue de mercenaires qu'il avait levés en son canton helvétique d'origine le remplaçait, non sans diligence, avec son adjoint Curt Ritz, et ils continuaient d'assumer la défense militaire, mais ils n'avaient guère plus sous leurs ordres que trois soldats. L'explication qu'on lui donna était coutumière et ne pouvait fournir aucun sujet d'inquiétude.

Tous les autres, lui dit-on, participaient aux grandes chasses d'automne avec les tribus Metallaks.

C'était devenu traditionnel, depuis le premier automne, où, arrivant dépouillés, sans réserves et presque sans toit, pour aborder l'hivernage, la grande chasse d'avant les frimas à laquelle avaient participé les tribus accourues à l'appel de Mopountook, le chef des Metallaks, leur avait permis de survivre plusieurs mois.

Comme en ce bel été indien que l'on évoquait, une exceptionnelle clémence de l'automne présent avait attribué à l'expédition des allures de fête. Thomas et Barthélémy, les deux enfants d'Elvire, avaient reçu l'autorisation d'y participer. Les femmes et les enfants restant accordaient autant d'importance aux festivités prévues pour le retour triomphal des chasseurs qu'aux préparations plus modestes qui étaient leur lot du moment en l'arrière-saison : cueillette des baies à faire sécher sur des vannes tressées, ou des champignons que l'en enfilait sur des liens et qui se conservaient en chapelets tendus d'une solive à l'autre des plafonds.

Ces menues besognes exigeaient beaucoup de temps, de main-d'œuvre et Angélique, dès la première inspection, vit que rien n'était fait encore, il s'en fallait de beaucoup.

Elle remarqua de même que les choux, au revers du coteau, n'avaient pas été tronçonnés et retournés pour s'y congeler dès les premiers gels. Une partie aurait déjà dû être mise en tonneaux dans la saumure, pour la sauerkraut qui aidait à lutter contre le scorbut.

On lui donna comme excuse qu'on avait craint de manquer de sel. Elle en apportait en effet quelques sacs portés par des mules, puis à dos d'hommes. Elle dut, pour décider les soldats à aller mollement, armés d'une machette, couper les choux, leur rappeler que M. de Peyrac tenait essentiellement à ses tonneaux de choucroute et qu'il serait mécontent.

– M. Antine, il vous reste peu d'hommes, n'a-t-on pas un peu trop dégarni le poste ? S'il arrivait quelque chose ? Une attaque ?... Que sais-je ?...

Mais les heureux habitants de Wapassou tournèrent vers elle des regards étonnés. Que pouvait-il bien arriver à Wapassou ? Un fort, rassemblant autour de lui un village et que chacun, à des centaines de lieues à la ronde, s'était habitué à considérer, malgré sa bâtardise franco-anglaise, comme la halte, le relais, le refuge indispensable, le point neutre où des pourparlers pouvaient s'entreprendre, des accords de commerce ou d'alliance se conclure. L'atmosphère qu'on y rencontrait rappelait, au dire de certains qui avaient voyagé dans les pays d'Afrique, cette trêve qui s'établit autour des points d'eau lorsqu'au crépuscule, lions et gazelles viennent y boire, côte à côte.

Angélique ne demandait qu'à croire en ces bonnes paroles.

Le soleil demeurait immuable.

*****

Chaque jour de gagné, c'était l'assurance d'un voyage plus sûr pour Honorine, sans avoir à affronter les tornades, les arbres brisés par le vent, le risque des canots renversés.

La moindre rumeur en lisière des bols lui faisait espérer la caravane de Pierre-André le métis.

Certain jour, un Indien rôdant à l'entour du fort, profita de ce qu'elle sortait de l'enceinte pour l'aborder. Il lui faisait des signes de la suivre mais sans pour autant lui donner d'explication, malgré les questions, se contentant de multiplier les sourires et les clins d’œil, et d'accentuer sa mimique importune. Elle finit par se dire qu'il voulait la conduire auprès d'un des siens, femme ou enfant malade, et se résigna à l'accompagner.

Il remonta la colline derrière le fort, traversa le boqueteau qui couronnait la crête, puis redescendit, s'assurant qu'elle le suivait toujours, jusqu'au fond d'une ravine que creusait le lit d'un ru, desséché par l'été.

Là se dressait, sur le ressaut de la rive, un superbe et géant buisson de sumac, d'un rouge plus flamboyant que le buisson ardent apparu à Moïse. De ces feuillages et de ces branches glorifiées par les couleurs d'automne, la voix qui s'élevait, d'un être caché dans les frondaisons, paraissait moins proche de vouloir délivrer un message divin, comme pour le gendre de Laban, que de chercher à imiter le grognement d'un ours irascible.

Cela faisait comme un grondement de borborygmes, de gromellements indistincts parmi lesquels Angélique finit par distinguer, en français, ce mot d'appel :

– Voisine ! Voisine !

– Qui êtes-vous ? interjeta-t-elle.

– Votre voisin.

– Mais encore ? Montrez-vous.

– Êtes-vous seule ?

– Seule ? Oui... hors cet Indien qui m'a conduite jusqu'ici.

Quelque chose bougea dans les buissons qui avait bien l'apparence, la lourdeur et la carrure d'un ours, et un coureur de bois canadien, dont la tuque rouge se confondait avec les feuillages du mimac, apparut.

Elle le reconnut à ses bottes.

– Monsieur Banistère !

– Vous pouvez m'appeler Banistère de la Case. J'ai gagné mon procès d'anoblissement.

– Je vous en félicite.

Une silhouette plus courte se glissait près de lui. Son fils aîné, l'un des quatre.

– Venez donc au fort, tous deux, vous reposer et vous restaurer.

Le rogue Banistère regarda autour de lui avec suspicion.

– Pas question ! Je ne veux point me faire voir, ni qu'on puisse jamais dire qu'on m'a aperçu par chez vous. On me croit sur le chemin des Mers douces et j'ai laissé mes canots et mon chargement au Sault de Maagog. Ça m'a fait un bon dieu de crochet pour venir jusqu'ici, par le tabernacle de notre Seigneur ! Mais il fallait que je puisse vous parler en secret.

D'un signe impérieux, il ordonnait à l'Indien d'approcher, d'un autre, à son fils d'avancer. L'Indien, agité et riant, tendait une petite gourde d'écorce cousue et laquée de résine, et le gamin, attirant un tonnelet qu'il portait sur l'épaule, le débondait, versait dans le récipient une mesure d'alcool dont la forte odeur s'éleva comme un encens âpre, se mêlant aux senteurs de feuilles sèches et de fruits des bois qui régnaient au creux du ravin surchauffé.

Sur un autre signe sans réplique de la main large comme un battoir, l'Indien s'escamota.