– « Ils » tueraient père et mère pour un demiard d'alcool, murmura Banistère, méprisant.

Jetant un regard sur son fils, il lui arracha son bonnet.

– On salue une dame quand on est un seigneur français de la province de Canada !

Lui-même gardait vissé sur son front bas son propre couvre-chef.

Angélique voulut insister pour les convier en sa demeure, mais il mit un doigt sur ses lèvres et se rapprocha d'elle, tandis que ses yeux ne cessaient de surveiller les alentours.

Il avait toujours estimé être persécuté par la société québécoise, et sa méfiance ne semblait pas être prête à se dissiper malgré la réussite de son procès. Il chuchota.

– Je viens vous apporter des nouvelles de la petite voisine, votre fille !...

– Ma fille ! Honorine !

– Chut ! ordonna-t-il encore.

– Honorine ! répéta-t-elle plus bas. Oh ! Dites-moi, je vous en supplie. Où est-elle ?

– ELLE EST AUX IROQUOIS.

Chapitre 35

C'était un matin clair du début d'octobre, avec une soudaine sapidité dans l'air qui faisait penser aux journées d'hiver. Une fraîcheur qui fouettait le sang et rendait les idées vives. Angélique se souviendrait toujours de ce moment où le poids qui l'oppressait s'était allégé. Honorine était sauvée.

Elle passait pourtant par toutes les phases de l'effroi et de l'angoisse, de la colère impuissante en comprenant que ses pressentiments ne l'avaient pas trompée, qu'Ambroisine ressuscitée avait bel et bien cherché à se venger d'elle sur sa fille. Elle frémissait en découvrant avec quelle habileté l'horrible femme s'était appliquée à éloigner de la pauvre petite ceux qui auraient pu la défendre et la protéger, d'apprendre l'acharnement qu'elle avait mis à la retrouver quand l'enfant avait réussi à lui échapper.

Aussi, en regard de la peur rétrospective qu'elle éprouvait, sa déception que le messager, envoyé par elle, n'ait pu gagner sur Ambroisine, et il s'en est fallu de peu semblait-il, et d'apprendre que sa fille se trouvait maintenant si loin, à plus de six cents miles de Wapassou, s'estompait-elle devant la certitude de la savoir en sûreté, grâce à l'intervention d'une jeune chrétienne iroquoise qui avait pu la soustraire à temps aux projets criminels de ses bourreaux pervers.

Après avoir bousculé de questions le pauvre Banistère, moins prompt, et avoir appris l'essentiel, elle le laissa poser son récit comme il l'entendait.

C'était arrivé à cause de la femme du nouveau gouverneur, dit-il, la dame de Gorrestat. Et tant mieux que tous les gouverneurs qui étaient venus jusqu'alors en Nouvelle-France n'eussent pas amené leurs épouses. Car celle-ci en valait bien douze. Dans le même temps, à Montréal, on parlait d'une petite pensionnaire du couvent des Filles séculières de la Congrégation de Notre-Dame qui s'était enfuie, ou avait été enlevée, enfin, avait disparu, et la dame Gorrestat qui se prétendait amie de la famille, offrait une fortune à ceux, habiles pisteurs ou « voyageurs » qui sauraient mener l'enquête et la retrouver.

– « L'hypocrite », ne put s'empêcher de murmurer Angélique tremblante.

Il s'était rendu jusqu'au château où le gouverneur était reçu, ainsi que son épouse, leur escorte et leur domesticité, et il s'était retrouvé avec quelques fameux coureurs de bois chevronnés qui connaissaient les dialectes de tous les peuples sauvages jusqu'au-delà des Sioux.

– Elle nous donna à chacun une bourse pleine de louis d'or et nous dit : « Trouvez-moi l'enfant et je vous récompenserai du double. »

« Voici qu'il m'est venu dans l'idée qu'il me fallait chercher du côté de Khanawake, la réserve des Iroquois baptisés qui est en face de la Chine.

« Dans le même temps, la femme du gouverneur dit qu'elle voulait visiter ces pauvres sauvages sanguinaires de la mission de Khanawake qui s'étaient enfin rendus à la foi chrétienne, et elle traversa le fleuve avec tout son monde et les jésuites fort contents de lui montrer les fruits de leur labeur missionnaire.

« Ça faisait une belle flottille à traverser le Saint-Laurent. M'est avis que cette dame avait autant de flair que nous autres car elle suivait la piste de même. J'entrai dans le camp, que déjà on entendait parler sur l'eau et que toute la belle compagnie débarquait, venant de l'île de Montréal. Et la dame Gorrestat commença à aller dans les allées de la mission, entre les longues maisons de néophytes et baptisés iroquois.

Pour sa part, Banistère se rendit à la grande cabane des Agniers. Déjà son fils en sortait en lui disant :

– Papa, elle est là. Nous sommes riches !

On ne voit jamais très clair dans les longues cabanes des Iroquois. Il faut avoir l'œil exercé. Mais il l'avait reconnue aussitôt. Et il lui avait dit :

– Hé ! N'est-ce point vous, gamine, que l'on recherche par toute l'île de Montréal ?

Elle l'avait agrippé des deux mains par la manche.

– Voisin, ma mère vous a gardé vos bottes et vos écus, et vous nous avez sauvées un soir sur le chemin d'un soldat qui voulait nous faire un mauvais parti. Sauvez-moi encore de la femme aux yeux jaunes. Elle est très méchante.

– Elle est très fine, la petite. Elle a su prononcer les paroles qu'il fallait : « Voisin ! Voisin ! Ne me trahissez pas, pour l'amour de ma mère. »

Angélique l'écoutait, le souffle suspendu, les jointures blanchies à force de serrer l'une contre l'autre ses mains croisées.

Le rude individu semblait avoir été impressionné par la scène et par la tension des Iroquois qui habitaient la longue maison où Honorine avait été recueillie, et qui tous se déclaraient prêts à donner leurs vies plutôt que de la laisser reprendre par la femme qu'elle redoutait tant.

– Tous ces Iroquois qui étaient là, femmes, enfants, vieillards et quelques « braves » qui avaient voulu embrasser la foi du Christ, m'entouraient et me disaient :

« – Akwirashes, es-tu fou ? Ne vois-tu pas que cette femme qui vient là est un démon ?

Les uns qui avaient aperçu Mme de Gorrestat, en ville, et qui connaissaient sa singularité, l'appelaient Assontekka, nom que les Iroquois donnent à la lune, mais quand ils en parlent dans son sens inquiétant, et qui signifie littéralement : « Elle porte la nuit. »

Mais la plupart la nommait « Atchonwithas », ce qui veut dire : « double face », et appliqué à une femme : « sorcière ».

Autour de lui, les sauvages murmuraient. Ils étaient effrayés, presque scandalisés de voir que le père jésuite qu'ils respectaient n'était pas sensible comme eux au rayonnement noir qui émanait de la grande dame française à laquelle tout le monde faisait des courbettes. Pendant ce temps, elle entrait dans les cabanes et prodiguait de précieux sourires, mais ses regards cherchaient avidement dans tous les recoins et étaient autant de flèches empoisonnées.

Dans la cabane des Agniers, sauvages et sauvagesses entouraient Banistère.

– Akwirashes, lui dirent-ils, toi qui fus le frère de sang d'un de nos grands chefs, aujourd'hui mort, mais qui conserve un peu de son esprit en toi, comment peux-tu te montrer aussi insensé ? Si tu livres l'enfant, l'or de cette femme t'étouffera. Il causera ta mort et, ce qui est pire pour toi, ta ruine.

Il savait ce que parler veut dire.

– Ferme ton bec, intima-t-il à son fils. Si tu « mouftes », je te scalperai de mes propres mains.

Il s'arrangea, quand les visiteurs passèrent devant la cabane où était caché l'enfant, à en obstruer l'entrée de sa massive carrure, et personne ne put jeter un regard à l'intérieur.

Un cousin de la jeune Catherine Tetakwita le prit à part :

– Dès demain, à l'aube, l'enfant sera avec nous sur le chemin de la Vallée des Cinq-Lacs. Nul ne la poursuivra jusque-là, car nul suspect ne pénètre sur le territoire des Cantons iroquois sans risquer sa chevelure. Quant à la femme blanche, son sexe et son rang ne lui permettent pas de dépasser les rapides de la Chine. Elle ne peut pas voler dans les airs, quoique, son âme noire en soit bien capable. Mais sa condition humaine la retient au sol. Notre chef Outtake te sera reconnaissant de ce que tu peux faire pour l'enfant et pour sa famille.

C'est ainsi que M. Banistère de la Case s'était détourné de sa route qui devait le conduire à la pointe sud du Lac des Illinois pour ses quartiers d'hiver de collecteur de fourrures, afin de passer d'abord par Wapassou, et avertir les parents d'Honorine du sort de la fillette.

Mme de Gorrestat n'avait pas pu mettre la main dessus. Elle ne décolérait pas et refusait de repartir pour Québec, ce que les Montréalais commençaient à regarder d'un mauvais œil malgré tous les honneurs qu'ils lui devaient.

Ils avaient déjà une recluse étrangère dans la ville en la personne de Mme d'Arreboust et ne tenaient pas trop à être encombrés d'autres pieuses personnes sur leur territoire.

Angélique serra plusieurs fois avec affection les mains calleuses de leur ancien voisin. Elle ne savait comment lui témoigner sa reconnaissance et le regardait avec un mélange d'envie et de ravissement à la pensée qu'il avait pu rencontrer Honorine bien vivante, et hors de danger.

– Comment est-elle ? Décrivez-la-moi. Comment est-elle ?

– Contente, fit Banistère après avoir réfléchi un bon moment avec l'embarras d'un homme peu habitué à se pencher sur ce genre d'examen. Oh ! Bien sûr, une petite Iroquoise tartinée de graisse d'ours des pieds à la tête, mais... contente... Oui, ça je peux le dire ! Contente !...

– Je l'imagine, fît Angélique avec un pâle sourire. Elle qui rêvait tant de vivre la vie des bois !...

– Ne vous en faites pas... Elle sera bien chez les sauvages. Ils sont bons pour les enfants, et elle leur plaisait. Ils étaient déjà tous à rire autour d'elle des histoires qu'elle leur racontait. Mais ils ont agi avec prudence en l'envoyant jusqu'à la Vallée des Iroquois, plutôt que de la garder sous Montréal où la femme mauvaise aurait fini par la trouver.

« Outtaké, le grand chef des Agniers, est votre ami. Il la prendra sous sa protection et, dès le printemps, il vous la ramènera. Ce n'est qu'un hiver à passer.

Lui aussi disait les mêmes mots que Joffrey :

« Ce n'est qu'un hiver à passer. »

Comme il la quittait, il revint sur ses pas.

– Prenez garde, voisine. Cette femme ne vous aime guère. Et les Indiens l'appellent Atchonwithas.

Il s'éloigna et disparut, suivi de son rejeton, et sans que le moindre bruit de leurs foulées se fasse entendre.

Revenant vers la maison, elle titubait à travers la prairie sous l'ivresse d'une joie sans mesure.

Honorine avait échappé aux griffes d'Ambroisine. Honorine avait été sauvée.

Passant près d'une des sources que leur avait révélée Mopountnuk, elle s'agenouilla, but l'eau glacée avec ferveur, baigna son visage brûlant. Elle se souvenait d'Honorine lui disant la veille de la naissance des jumeaux : « Il faut boire ! L'eau est lourde ! Elle aide les anges à descendre... »

Elle pensa aux fontaines sacrées des provinces où l'on va implorer le miracle. Le patrimoine était le même.

Il y avait une fontaine sacrée près de la chapelle de Saint-Honoré.

*****

Au fort, Raymon-Roger et Gloriandre vinrent au-devant d'elle en pleurant à chaudes larmes.

Ils trottinaient en se donnant la main, ce qui s'avérait être leur suprême réconfort dans les vicissitudes de cette dure existence, et malgré leurs pleurs, elle les trouva si beaux qu'elle les enleva dans ses bras tous les deux pour les embrasser passionnément.

– Qu'y a-t-il, mes poupées ?... Quel malheur encore vous accable ?

– Le chien niaiseux est parti, renseigna Charles-Henri qui apparaissait toujours sur les talons des deux marmousets.

De leurs explications, on pouvait dégager ceci : le chien niaiseux était parti.

Il l'avait suivie quand elle s'était éloignée et n'était pas revenu.

Elle se souvint que, tandis qu'elle parlait à Banistère, elle avait cru voir se faufiler un animal dans les fourrés.

Le chien avait-il flairé ses anciens maîtres ? Et les ayant reconnus, avait-il décidé de les suivre... jusqu'aux Grands Lacs ?

Après celle du chat, cette défection était sensible aux enfants.

Angélique envoya des « grands » le héler par landes et vallons, mais il ne revint pas.

« S'il les a suivis, c'est qu'il est vraiment bête, se dit Angélique. Ou bien plus intelligent que nous ne le croyions !... »

– Et maintenant, si l'incendie éclate, comment serons-nous avertis ? demanda Charles-Henri.

*****

Le retour des chasseurs n'allait pas tarder. Et l'on préparait les claies pour le fumage des viandes qu'ils rapporteraient. L'on préparait la fête d'automne. Ce fut une miséricordieuse éclipse de toutes les appréhensions.