Miséricordieuse ? Ou néfaste ?...
D'immenses tapis de pourpre, chargés d'airelles rouges, descendaient jusqu'au lac, aux abords de l'ancien fortin du premier hivernage, qu'habitait seul l'Anglais muet, Lymon White, parmi les armes. S'y livrant à des travaux de mines, et chargé de la fabrication des balles et de la poudre.
Escortée des jumeaux et de Charles-Henri, et après avoir réquisitionné tout ce qu'elle put trouver de femmes, d'enfants, et de paniers, Angélique partit avec sa troupe pour la cueillette. C'était une journée chaude et pure, et l'odeur des baies mûres imprégnait l'air. Chacun se mit, avec des peignes de bois, en mesure de ramasser les plus grandes quantités possibles de fruits avant le coucher du soleil.
Angélique s'était arrêtée et riait de voir les trois petits près d'elle, le museau barbouillé de rouge. Le fortin de Lymon White était à quelques pas et elle regarda avec amitié leur premier et rustique abri, où ils avaient coulé des jours héroïques, mais non dénués de charme.
L'Anglais aux longs cheveux blancs et au rire muet vint sur le seuil, et leur fit de loin un salut de bienvenue.
Elle entendit crier Judy Goldmann, l'aînée de la famille de quakers qu'ils avaient recueillis l'an dernier. À l'instant, elle venait de quitter la jeune fille qui, se chargeant de deux corbeilles pleines, retournait vers une traîne où l'on versait dans des récipients d'écorce plus grands le résultat de la cueillette, avant de les conduire au fort.
Se retournant, Angélique aperçut un Indien qui, ayant saisi Judy par le poignet, l'entraînait rapidement, malgré sa résistance. Simultanément, d'autres cris s'élevèrent. Un Indien, le tomahawk levé, dévalait la pente en bondissant à travers les buissons d'airelles. Et comme elle envisageait la scène sans pouvoir encore, dans sa surprise, en capter le sens, une emprise chaude et graisseuse se referma sur son avant-bras. Elle vit la main rouge sur elle ! Et le petit bracelet de plumes autour d'un poignet musclé, couleur de terre cuite. Le visage matachié d'un Abénakis se penchait à deux pouces du sien, mais ce n'était pas celui de Piksarett.
Elle le secoua et se débattit en criant.
– Lâche-moi, dans tous les dialectes qui lui venaient aux lèvres.
Les croix, les chapelets et les colliers de dents d'ours de l'Indien tressautaient sur sa poitrine, mais il ne lâchait pas prise, et cela lui rappelait l'attaque et l'assaut du village anglais de Brunswick-Falls.
Un coup de feu retentit.
Le sauvage qui la tenait fit un bond de poisson ferré par l'hameçon, puis tomba, l'entraînant dans sa chute.
Lymon White, de son seuil, avait épaulé un des fusils à longs canons dont il avait la garde et avait tiré. Car, de sa place et regardant vers la colline, il voyait ce qu'elle ne pouvait pas voir.
Et lorsqu'Angélique, ayant rejeté la main inerte du sauvage abattu, se fut relevée, elle vit aussi et comprit. Il n'y avait plus une seconde à perdre.
Ce n'était pas la première fois que ce spectacle s'offrait à ses yeux, mais nul n'aurait pu l'imaginer quelques instants plus tôt. De la lisière de la forêt, sur les hauteurs, une nuée d'Indiens, tomahawks brandis, dévalaient vers eux à travers les tapis de pourpre des champs d'airelles rouges.
– Cours vite... cours devant toi, dit-elle à Charles-Henri en lui désignant la cabane de Lymon White.
L'Anglais muet s'élança au-devant du petit garçon, l'attrapa, le jeta à l'intérieur, et épaula, tira encore pour couvrir la course d'Angélique qui, un jumeau sous chaque bras, s'engouffra derrière lui dans la grande salle d'entrée de l'ancien fortin.
– Fermez la porte. Mettez la barre. Vite !
Lymon White n'avait pas besoin d'être stimulé. À peine avait-il repoussé le lourd vantail, que le choc d'un tranchant de hachette lancée s'y plantant se fit entendre.
Sitôt la lourde barre de chêne posée sur ses appuis de fer, le muet reprit son fusil, enleva une autre arme du râtelier, la jeta à Angélique. Lui désignant la chambre où il y avait un lit, il lui fit signe d'y déposer les enfants, puis de monter avec lui par l'échelle qui donnait sur le toit.
Le toit du premier poste de Wapassou avait été aménagé en plate-forme de défense couverte car, à part la porte principale très enfoncée en contrebas dans la terre et qui n'était pas d'un abord facile, l'habitation ne pouvait être investie que par le haut. Il y avait un court rempart à créneaux qui permettait de s'abriter pour tirer.
Jaillissant de la trappe, Angélique et le muet commencèrent un feu nourri et chaque coup atteignait son but.
Devant leur résistance, les Indiens refluèrent, se tinrent à bonne distance, parurent se concerter, puis, tournant le dos, s'éloignèrent au petit trot en direction du grand fort.
La première vague d'assaut avait été silencieuse et peu fournie. Maintenant on entendait, venant d'un peu partout, des hurlements, des cris, des appels. Mais ce vacarme cessa assez vite et un silence stupéfiant régna. À part quelques cadavres d'Abénakis étendus dans les myrtilles, la scène précédente aurait pu être rêvée.
– Mais... qu'est-ce que c'est que cette folie ?... pensa-t-elle éberluée.
D'où elle se tenait, elle ne pouvait voir que le haut du donjon et, un peu plus bas, le bastion de l'aile gauche du fort. Mais ce qu'elle aperçut alors la suffoqua.
Sur le donjon, quelqu'un, dont elle ne distinguait pas l'uniforme à cause du parapet, descendait la bannière bleue à écu d'argent du comte de Peyrac, puis, peu après, montait le long de la hampe une autre bannière, et, malgré la distance, elle pouvait en déchiffrer le dessin.
C'était, aux quatre coins de la soie blanche, la tache rouge d'un cœur, et au centre un cœur aussi percé d'un glaive.
Machinalement, elle rechargeait son arme, celle que lui avait passée l'Anglais muet, dans les premiers instants de l'attaque. C'était un fusil à silex allemand dont le fût de hêtre était sculpté de scènes de chasse en relief. Belle arme mais très lourde, de plus agrémentée d'une petite boîte de crosse, contenant les accessoires dont des amorces, plusieurs charges de poudre, un sac de balles, ce qui augmentait le poids, mais lui permettait de recharger plus rapidement.
Elle avait pu faire feu plusieurs fois avant que Lymon White ne se glissât auprès d'elle avec d'autres munitions, et toute une brassée de mousquets de rechange.
Cependant, elle n'eut pas le loisir de se choisir une autre arme plus maniable.
Un gentilhomme apparut au revers du coteau et commença de descendre vers eux. Il était sans armes. C'était un officier vêtu d'une casaque de drap gris marqué d'une croix blanche.
Elle reconnut le comte de Loménie-Chambord.
Chapitre 36
Les mains crispées sur son fusil, elle le regarda s'approcher. Plus il s'avançait et plus sa tension augmentait. Elle craignit de le laisser approcher et pourtant c'était leur ami. Quand il fut assez près pour l'entendre, elle cria.
– Arrêtez-vous, M. de Loménie. Ne continuez pas plus avant... ou je tire.
Il obtempéra, regardant dans sa direction et la découvrant, parut ne pas en croire ses yeux.
Il ébaucha un mouvement en avant, mais elle le retint encore.
– Ne bougez pas. D'où je suis, je peux fort bien vous entendre. Vous me devez des explications.
Elle ne voulait pas qu'il l'abordât, ni qu'il cessât d'être dans sa ligne de mire. L'échange des bannières au sommet du donjon était un geste de déclaration de guerre inacceptable et qui pouvait justifié de sa part la plus excessive des méfiances.
Elle ignorait ce qu'il était advenu des défenseurs du grand fort. Si elle le recevait pour parlementer, tout pouvait arriver. Pendant qu'elle s'entretiendrait avec lui, les soldats et alliés de Loménie-Chambord, sur ses ordres peut-être, risquaient d'investir le fortin. Lymon White ne pouvait le défendre à lui seul. Une fois tombé ce dernier bastion de résistance, la situation deviendrait irréversible.
– Madame de Peyrac ?
– Monsieur le Chevalier ?
Elle le vit pâle comme la mort.
Et comme il n'ajoutait rien.
– Je vous écoute.
– Chère Angélique, soumettez-vous.
– À quoi donc ? Ou à qui ?...
– À la loi divine. À ceux qui ont reçu les vertus nécessaires pour en être les gardiens.
– Est-ce le nouveau gouverneur... ou son égérie de femme que vous mettez parmi les gardiens de la loi divine ?
Il eut l'air subitement ahuri et décontenancé.
– De qui parlez-vous ?
Il semblait ignorer qu'il y avait en Nouvelle-France un nouveau gouverneur.
– Alors, si ce n'est pas ce sinistre pantin... ou sa démone de femme qui vous envoient... Alors c'est « lui », fit-elle les yeux étincelants, c'est « lui » dont vous venez de hisser l'étendard qui vous envoie, toujours « lui » notre ennemi acharné, même mort. Et vous êtes son instrument docile.
– Angélique, s'écria-t-il, il faut que vous compreniez !...
Il fit un pas en avant.
Elle se rejeta à l'abri du créneau, le tenant toujours en joue.
– N'approchez pas !
Il suspendit sa marche.
Il parlait avec douceur comme pour essayer d'amadouer sa fureur. Il disait que, se trouvant en campagne depuis plus d'un mois, on leur avait signalé un parti d'Iroquois qui rôdait du côté du Kennébec.
C'est alors que, passant au large de Wapassou, il avait eu une inspiration du ciel qui donnait réponse à bien des questions crucifiantes qu'il se posait depuis de longs mois.
– Je sus que l'heure était venue de remplir une mission à laquelle je m'étais jadis dérobé.
– Je comprends ! Renouveler le coup manqué de Katarunk... Sans songer que vous vous attaquiez à moi et à mes enfants.
– Je ne pouvais me douter que vous étiez présente. On avait annoncé votre départ à vous et M. de Peyrac, comme chaque été.
– Et vous êtes venu comme un voleur !... Comme à Katarunk, une fois de plus !
Il ne voulait pas l'entendre, poursuivait ce qu'il avait à dire afin de pouvoir exécuter jusqu'au bout sa mission comme il serait monté au calvaire.
– Vous allez nous suivre, Madame, avec vos enfants et vos serviteurs. De Wapassou, nous descendrons jusqu'à la Baie Française afin de remettre la main sur ce merveilleux pays d'Acadie. La saison le permet encore.
– Et vous comptez sur moi pour vous livrer nos établissements du Kennébec et du Penobscot, et vous ouvrir le chemin de Gouldsboro ?
– Mon amie, répondit-il. Vous êtes une femme, une femme charmante et que je ne veux point juger, mais une femme. Il faut que vous compreniez. Ni vous, ni votre époux ne pourrez avoir raison contre un saint. En mourant, Sébastien d'Orgeval nous a montré la voie et a replacé les choses dans leur vérité. Le doute et la recherche d'autres voies mènent à l'hérésie. L'oubli des interdits, au péché.
« Nous devons fustiger le Mal.
– Vous vous égarez. Le Mal n'est pas là où vous croyez le voir. Vous êtes, vous avez toujours été , notre ami.
– Je fus aveugle comme Adam. Vous fûtes pour moi la tentation. Je m'en suis aperçu trop tard. Mais rendez-vous, Madame. Et vous serez pardonnée.
– Vous êtes fou. Tout ce que vous dites là est faux et vous le savez ! Chevalier, revenez à vous ! Réveillez-vous. Elle n'est pas ici, la Femme tentatrice. Elle n'est pas ici. Vous êtes trahi... Vous êtes trahi par vous-même... Reprenez-vous... Ramenez vos troupes. Rassemblez vos sauvages... Laissez-nous en paix.
Elle eut peut-être tort d'ajouter.
– Wapassou ne vous appartient pas et je le défendrai jusqu'au bout. En agissant comme vous le faites, vous violez les traités et vous désavouez le roi.
Il se raidit, cinglé.
– Toute parcelle de la Terre appartient à Dieu, fit-il en forçant sa voix, et doit être remise aux mains de ceux qui le servent selon ses lois. Il a été dit : « Qui n'est pas avec Moi est contre Moi... »
Il paraissait être la proie d'un tourbillon de pensées contraires qui défiguraient d'angoisse son beau visage.
– Vous fûtes la tentation, répéta-t-il. Je ne voulais pas le savoir, et pourtant tout est toujours semblable et recommence. L''éternelle tragédie. La femme qui toujours égara l'homme nommé gardien des préceptes et de la volonté de Dieu. J'aurais dû m'en souvenir et ne pas oublier qu'Adam succomba à cette voix tentatrice qui lui travestissait l'erreur.
Soudain Angélique ressentit la fatigue de ses bras qui soutenaient le pesant mousquet. Elle ne s'était pas assez entraînée au cours de l'année. La crispation de ses épaules lui infligeait une douleur aiguë qui se répercutait dans la nuque et jusqu'aux muscles de son visage mobilisés pour permettre de ne point perdre de vue sa cible.
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