À la pointe de son canon, il y avait cet homme vêtu de gris, une croix blanche sur la poitrine comme un signe de sa folie mystique, et qui continuait lentement d'avancer en prononçant des paroles qu'elle recevait comme aberrantes... et même stupides.
« Surtout stupides... » pensa-t-elle en ayant envie de crier d'exaspération.
Elle l'avait connu si proche et si transformé, habité de lumière et de vérité, ne redoutant pas de quitter les anciennes routes pour essayer de percevoir plus loin d'autres aspects du message oublié.
Où était-il, son ami de Québec qui avait posé si chastement ses lèvres sur les siennes dans le jardin du gouverneur ?...
L'officier, le gentilhomme, le chevalier de Malte qui était là, cherchant à la ramener pour sa perte dans les arcanes soi-disant religieux d'un jeu politique de guerres et de massacres sans fin, n'était que sa défroque, privée d'âme. « L'autre », le fanatique, le jésuite, son ami de prédilection, s'était emparé de lui et lui avait rongé le cœur.
Elle savait maintenant qu'il la regardait avec d'autres yeux, les yeux du jésuite mort, et que, contre sa vision, elle n'avait plus d'argument.
Et voilà qu'il recommençait d'avancer.
– Arrêtez ! Arrêtez ! hurla-t-elle. N'approchez pas !
Elle se dressa, prise de folie elle aussi, submergée de désespoir devant le fantôme de son ami le chevalier qui s'était laissé envahir par la volonté d'un autre, qui s'était laissé prendre, sans même le savoir, dans les rets de la complice démoniaque du jésuite, Ambroisine, présente en terre de Canada, et qui s'avançait avec un visage irradié de douceur alors qu'elle le suppliait de s'arrêter ; elle se dressa, éperdue de douleur et de révolte, effrayée de son impuissance, affolée à l'idée qu'elle pourrait céder à la tentation de se rendre, pour en finir et ne pas le perdre, dont elle se sentait envahie, prise de panique en voyant fondre sa volonté de résistance, en découvrant que sa certitude de devoir défendre coûte que coûte Wapassou commençait à être ébranlée, qu'allait se troubler la lucidité qui lui faisait comprendre que si elle se rendait, ce serait pire, ce serait sa perte et celle de ses enfants à brève échéance, que par sa reddition elle livrerait les siens et leurs œuvres à la dispersion et à l'effacement, que par sa défaillance elle abandonnait Joffrey qui, au loin, luttait pour eux en comptant sur sa vaillance à elle, qu'elle le trahissait, le dépouillant de tout, le frappant une ultime et dernière fois, et cette fois, ce serait elle qui l'aurait frappé.
« Ils » auraient réussi cela, par la fin. Consommer la perte de l'homme « au-dessus des autres » et surtout celle de leur amour, leur insultant amour. Jamais !
Elle se dressa donc, et elle était hagarde, luttant contre les formes évanescentes des monstres invisibles, nés de ses paroles, qu'elle sentait se jeter sur elle pour la paralyser et la bâillonner, et elle cria d'une voix changée qui résonna loin sur l'horizon des bois et des montagnes :
– Vous vous trompez ! Le serpent n'est pas ici !... Il est là-bas, d'où vous venez... Il vous a étreint de ses anneaux... Il s'est emparé de vous, M. de Loménie. Et il vous étouffe... il vous étouffe !...
Tout à coup, comprenant qu'il pouvait jouer de leur dialogue, de son affolement pour lui faire lâcher son arme, qu'elle s'exposait ainsi debout à la balle de quelque tireur embusqué, elle se rejeta à l'abri du créneau, épaula de nouveau, le doigt sur la détente, la joue contre le fût de l'arme dont elle sentit les sculptures de la crosse lui entrer dans la chair et la mordre, mais elle n'en éprouva qu'une sorte de volupté rageuse.
« Mon arme, lui dit-elle tout bas, ne me trahis pas ! Je n'ai que toi ! »
– N'avancez plus, chevalier. Ou je vous abats.
Sans l'entendre il continua vers elle comme s'il ne la voyait pas... ou, au contraire, ne voyait qu'elle.
Elle tira.
*****
Il était là maintenant, étendu dans la prairie, et il y avait des heures, lui semblait-il, qu'elle demeurait en vue de ce corps immobile, qu'elle ne pouvait secourir.
Il était là, tué par elle, lui, leur ami, le chevalier de Malte si tristement abandonné dans la mort, et dont le corps mince, assoupli au métier des armes, aux exercices de la prière, aux raffinements des mondanités, retrouvait dans son dernier sommeil son aspect de douceur et d'élégance.
Le soir tombait et dans la lumière soufrée du couchant qui accentuait les ombres et les clartés, elle commençait de distinguer aux confins de ce corps sans vie la lente avance d'une nappe de sang.
Hypnotisée, sa garde se faisait machinale. Elle ne sentait plus la douleur de ses bras raidis, oubliait la signification de sa présence au bord d'un rempart de rondins.
La main du muet sur son bras la ramena à la réalité.
Il lui expliquait : « Plus personne. Ils se sont retirés dans le fort. »
– Ils reviendront la nuit, dit-elle.
Il hocha la tête affirmativement avec une mimique signifiant qu'il y avait, hélas, de grandes chances qu'ils essaient à la nuit de reprendre l'assaut. Et elle se souvenait de ce qu'elle avait appris lors de l'échauffourée de Katarunk : que les Indiens baptisés étaient plus à redouter que les autres, car ils ne craignaient pas de se battre la nuit.
Elle reporta son attention sur le paysage redevenu calme et que recouvrait la pénombre.
La brise du crépuscule portait vers eux des odeurs de fumée.
Du côté de Wapassou, elle apercevait toujours en ombre profilée le donjon et la tourelle d'angle.
Si tous les assiégeants s'étaient retirés dans le fort, cela prouvait qu'il ne s'agissait que d'un parti assez restreint, composé pour un raid d'automne destiné à mener une campagne fulgurante, brève et définitive, sur les établissements étrangers du Kennébec et du Pénobscot.
Or, on leur avait tué leur chef militaire, peut-être le seul officier habilité à diriger l'expédition.
Dans l'ignorance de ce qui allait se passer à la suite de cette mort, la vigilance nocturne d'Angélique et du muet ne devait pas se relâcher.
Angélique ne voulait pas s'endormir cette nuit-là. Elle laissa la garde de la plate-forme au muet, le temps d'aller voir ce qu'étaient devenus les enfants. Ils s'étaient endormis dans le grand lit, après avoir mangé des myrtilles et des galettes que leur avait données White. Elle vérifia toutes les issues. Puis examina les fiasques ou flacons de spiritueux que possédait l'habitant des lieux. Trouva une eau-de-vie parfumée au genièvre qu'il fabriquait lui-même et en avala une solide lampée. Elle remonta avec des munitions, encore un paquet de fusils et de pistolets en ordre de marche, et de la grenaille pour, à l'occasion, bourrer la couleuvrine.
Il s'annonçait une nuit sans lune. Le crépuscule très bleu, très clair, sans brume, permettait encore de distinguer l'homme abattu, une masse noire en forme de croix que dessinait sur la prairie le corps du chevalier de Loménie-Chambord.
L'Anglais redescendit pour aller se poster près de la porte et surveiller toutes les issues par lesquelles une attaque pouvait se produire.
Enfin, tout se brouilla dans une obscurité opaque. Angélique demeura aux aguets, entourée de ses armes, laissant brûler l'amadou de la mèche, prête à tout, ne voulant pas perdre un instant pour enflammer la poudre, tant elle craignait, si elle se servait d'amorces turques, système moins archaïque pour la mise à feu, de manquer un coup si celle-ci était humide ou abîmée.
La nuit s'avançait, et, figée dans sa posture de guet, les mains tenant l'arme un doigt sur la détente, la pensée paralysée, elle ressentait comme l'approche d'un ennemi imprévu, mais qui l'aurait investie par l'intérieur, un poison dans ses veines qui l'aurait ligotée.
Elle se transformait, se changeait en pierre, en statue de sel.
Elle ne savait pas ce qui lui arrivait.
Le choc comme d'une guérite qui lui tombait sur les épaules faillit la faire basculer et s'effondrer d'un seul bloc.
Une menue flamme jaunâtre auprès d'elle perça l'ombre, dont elle avait perdu notion qu'elle était si épaisse, et le visage blafard du muet lui apparut, éclairé par plans, dans le halo d'une buée scintillante qui lui donnait l'apparence d'un rêve.
Il lui expliquait à nouveau quelque chose par signes, tout proche d'elle, remuant ses lèvres minces sur la bouche sans langue qui était un trou noir, levant le doigt vers le firmament à plusieurs reprises. Lui recommandait-il de faire confiance au Ciel ?
Il semblait plutôt l'avertir que de là-haut venait le danger.
Voyant qu'elle ne comprenait pas, elle le vit changer de tactique, et approcher de ses mains qui tenaient le mousquet la flamme de son briquet. Ce ne fut pas la sensation de brûlure mais seulement celle de chaleur qui lui causa subitement une souffrance intolérable et, en même temps qu'elle réalisait l'état de ses doigts, collés, morts et blêmes à l'acier, elle déchiffrait le message énoncé par les lèvres du muet et ce qu'il voulait lui désigner de son doigt levé vers les profondeurs de la nuit sans étoiles.
– Le froid !
Sur l'automne éclatant et brasillant de ses feux quelques heures auparavant, le froid venait de s'abattre avec la soudaineté d'une catastrophe planétaire.
Si la lourde couverture de fourrure que Lymon White venait de monter lui poser sur ses épaules avait failli la renverser sous son poids, c'était parce que Angélique était en train de geler sur pied tout bonnement.
Lorsqu'à la chaleur de son briquet, il réussit à rendre un peu de circulation dans ses mains, il dut les détacher l'une après l'autre de l'arme avec précaution, avant de les abriter dans d'épais gants fourrés qu'il avait aussi apportés.
La circulation revenant dans ses mains gourdes lui donnait envie de crier.
Alors, toujours par signes, il lui indiqua qu'il avait allumé en bas les feux et pensé à bien couvrir les enfants dans leur grand lit.
À l'aube, la nuit fut remplacée par un haut mur gris de brouillard miroitant de gel qui s'arrêtait à quelques pas du fortin. Vers le milieu du jour, le brouillard se retira comme à regret, découvrant un pan de prairie dont le vert encore vif, écorché par les traînées rouges des buissons d'airelles, brilla telle une revanche, un reproche indigné à la brutale apparition des frimas, et elle put voir que le corps du chevalier de Loménie-Chambord avait disparu.
« Ils » étaient donc venus le chercher, à la faveur de la nuit. Mais, sans doute déconcertés par la mort de leur colonel, le changement de température et la résistance acharnée du fortin, ils n'avaient pas cherché à en profiter pour reprendre leur assaut, et s'en emparer.
Vers le milieu du jour, ce brouillard opaque et hermétique, comme un personnage hostile, se referma, noyant tout. Mais le froid excessif cédait et dans la grisaille environnante, de gros flocons de neige commencèrent à voleter.
Le lendemain, le brouillard était toujours là et la neige avait tout enseveli.
Elle montait presque jusqu'à la plate-forme, c'est-à-dire jusqu'au toit de la petite habitation et avait obstrué la porte et les fenêtres.
Angélique et le muet se relayant avaient passé la nuit à guetter et à déblayer alternativement, car les rafales poussaient la neige sous leur abri. Puis, avec des écorces et des peaux, ils avaient édifié un second toit pour protéger la poudre et les cartouches.
Le repli des gens de Canada s'effectua à leur façon, c'est-à-dire comme un souffle et sans bruit.
Les deux guetteurs n'en surent rien, n'en comprirent la réalité que lorsqu'une sourde lueur rose se développa derrière l'écran mouvant de la neige.
C'était le cœur de la nuit et Angélique crut que c'était l'aurore. Mais la lueur rose s'étendait, sans pour autant dissiper les ténèbres d'un monde fermé, où la neige pressée, silencieuse, s'activait doucement.
Cette lueur géante de l'autre côté de la colline, elle le comprit enfin, était celle de l'immense incendie qui, cette nuit-là, dévora le grand fort de Wapassou, la « Châtellenie » comme l'avait surnommé les « voyageurs » qui avaient appris à goûter son hospitalité.
Le feu, la neige, ce fut une étrange compétition à qui dévorerait, à qui ensevelirait le plus férocement.
La fureur du vent attisant les flammes contrecarrait les effets de la tombée de neige dont l'abondance aurait peut-être réussi à les étouffer. Combien d'heures dura cet incendie ?
Angélique et l'Anglais, sous la tempête de neige, avaient été contraints de déserter la plate-forme du toit car c'est à peine si, continuellement obligés de secouer l'obsédant linceul de la neige, ils se rendaient compte s'ils avaient encore une maison sous leurs pieds.
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