– Je croyais pouvoir lui expliquer les raisons de mon initiative et qu'il se laisserait convaincre... qu'il comprendrait. Nous avions toujours agi de concert dans la plus parfaite entente. Or, cette fois, en mésestimant son jugement, je l'ai frappé à mort.
– Parce que cette fois, pour la première fois quand vous nous avez rencontrés à Katarunk, la pureté de ses intentions dans ses stratégies vous est apparue douteuse, entachée d'une inexplicable hargne, et peut-être... de folie ?... ajouta-t-elle à mi-voix guettant sa réaction.
Le chevalier protesta avec fougue.
–– Non ! Je ne l'ai jamais soupçonné de folie, Dieu m'en garde. Je croyais seulement, vous dis-je, que les données de l'événement et les conséquences de votre destruction lui échappaient, et... qu'il comprendrait... qu'il m'approuverait. J'étais naïf...
– Vous ne connaissiez peut-être pas tout de lui. Je comprends que vous ayez éprouvé une déception amère. Il s'est buté, a continué de maintenir ses projets belliqueux et presque suicidaires. Et c'est cela qui vous tracasse ?... Qui vous peine aujourd'hui ? Que vous appelez votre trahison envers lui ?
Loménie fit quelques pas, plongé dans ses pensées.
– Si vous saviez... Si vous saviez ce qu'il était pour moi ! Nous étions si unis, et depuis si longtemps. Lorsque j'avais voulu le suivre au séminaire des jésuites, il m'en avait détourné. Il me conseillait l'Ordre de Malte. Ainsi dans la vie, nous continuerions à nous compléter. Il serait mon guide spirituel. Je serais son bras guerrier... Et, soudain, pour la première fois en cette affaire de Katarunk, je me dérobai et refusai son plan.
– Il n'en a pas moins été exécuté. Par les soins de ses plus zélés serviteurs : Maudreuil, Laubignière...
– Réjouissez-vous. Katarunk a disparu, incendié... Comme il le souhaitait. Et nous-mêmes, si nous avons échappé à la fureur des Iroquois dont les chefs avaient été assassinés sous notre toit, ne croyez-vous pas que cela est dû à un miracle ?
– Un miracle qui venait accréditer votre légende d'être possesseur de pouvoirs supra-terrestres !...
Mais il sourit en prononçant ces mots. Il reprenait pied. Elle l'avait apaisé et aidé à voir clair dans ce douloureux dilemme.
Chapitre 4
Le lendemain, lorsqu'il la revit, il gardait le sourire et paraissait impatient de l'aborder. Il la surprit par une question inattendue.
– Avez-vous connu M. Vincent de Paul ?
– Monsieur Vincent ? fit-elle interloquée.
– Le saint prêtre qui fut conseiller et confesseur de la reine mère durant la minorité de notre souverain et qui fonda tant d'œuvres de charité !
– À cette époque, j'étais moi-même fort jeune, et vivant au fond de ma province, et n'aurais eu guère l'occasion de rencontrer un si grand personnage. Mais il est vrai que le hasard m'a mis en sa présence...
– Où était-ce ?
– Lors d'un passage de la Cour à Poitiers.
Le chevalier parut enchanté.
– Les faits coïncident. Mais, écoutez-moi. Et vous comprendrez pourquoi je vous ai posé cette question. Lorsque je me trouvais novice des chevaliers à l'île de Malte, en la Langue de France, j'avais pour condisciple, un postulant comme moi qui se nommait Henri de Rognier.
– Ce nom me dit quelque chose. Il me semble qu'on m'en a parlé récemment... ou bien... non, c'est un souvenir qui m'est revenu dans un songe... dans un cauchemar, il me semble. Mais, continuez... vous m'intriguez.
– Il me racontait que sa vocation religieuse avait été déterminée indirectement par la rencontre qu'il avait faite de M. Vincent, en des circonstances... Hum !...
Claude de Loménie-Chambord lissa sa moustache en la regardant du coin de l'œil. Il semblait que l'histoire qu'il allait évoquer le distrayait de ses sombres pensées.
– Il avait alors seize ou dix-sept ans, servant la Cour auprès de la reine mère, il se trouvait dans sa suite en la ville de Poitiers... Il courait par les ruelles pour son service lorsque le hasard lui fit rencontrer une jouvencelle aux yeux verts.
– Oh ! Le page !... sursauta-t-elle. Celui qui m'a conté fleurette.
– Alors ! C'était donc bien vous la jouvencelle de Poitiers dont ce chevalier parlait tant ? Poursuivrais-je mon récit ?
– Certes ! Voilà qui est piquant ! Si j'ai bonne souvenance, ce page ne me semblait guère disposé à entrer dans les Ordres.
– En effet !... Jeune homme folâtre, il avait d'autres idées en tête.
Loménie-Chambord riait.
– C'était donc bien vous, Madame, la ravissante enfant qu'il amena en la chaire de Notre-Dame-la-Grande de Poitiers, pour lui voler quelques baisers, et peut-être plus encore... souhaitait-il, n'ayant pu trouver d'autre chambre d'amour dans la ville occupée par la Cour et ses équipages. Ébats qui furent interrompus par l'apparition de M. Vincent de Paul, qui, ce jour-là, priait en cette église. Le saint prêtre avait sermonné les jeunes fous.
Angélique riait aussi, quoiqu'un peu rose au souvenir de cette anecdote de son adolescence. Loménie poursuivit son récit :
– Henri de Rognier, conscient d'avoir vécu un moment hors du temps, sous le regard de ce saint homme, m'avoua que c'était moins la rencontre de M. Vincent que celle de la jeune inconnue qui avait présidé à sa métamorphose. Il se débattit longtemps contre l'emprise de ce souvenir. C'était un souvenir impérissable, disait-il. Il tomba malade. Il se crut envoûté. Un jour il comprit qu'en la personne de l'adolescente inconnue dont il ne savait que le seul prénom : Angélique, il avait rencontré le véritable amour. Et comprenant aussi qu'il ne retrouverait jamais cet amour, qu'aucune autre femme ne pourrait lui inspirer un tel sentiment, et que de toute façon, il était inutile de chercher à la retrouver que dans le siècle, parmi les folies de la Cour, un tel amour ne pouvait ni se vivre, ni se préserver, il décida de rejoindre le service de Celui qui est la source de tout Amour, et se fit Chevalier de Malte.
– Eh bien ! Voilà une édifiante histoire. Je suis heureuse d'apprendre que je ne suis pas seulement responsable de désordres, comme vous le prétendez. Qu'est-il advenu de lui ?
– Officier sur les galères de Malte, au cour d'un combat avec les Barbaresques, il fut capturé et connut la mort de nos frères : lapidé sur les hauteurs d'Alger.
– Pauvre petit page !
Elle dit, songeuse :
– Je l'avais oublié.
– Ah ! fit Loménie avec un cri soudain. C'est cela qui ajoute à votre séduction. Votre indifférence presque cruelle. Combien vous êtes oublieuse de tous ceux à qui vous plantez votre souvenir comme une dague qu'ils ne peuvent ensuite s'arracher du cœur. Vous êtes oublieuse, vous l'avouez vous-même. Sauf d'un seul !
Il la considéra avec une interrogation anxieuse dans le regard.
– Pour les autres, qu'êtes-vous ?...
Puis, sans attendre sa réponse, il murmura avec exaltation.
– Un signe de contradiction. Un appel, un cri qui nous arrache à nous-mêmes comme pour ce jeune Rognier.
– Ah ! Ne commencez pas à vous tourmenter, protesta Angélique. Vous aussi vous vous noyez dans les contradictions, Messieurs, tels que je vous vois tous égoïstes et ingrats, pleurant sur ce que vous n'avez pas eu, et ne sachant vous réjouir de ce qui vous a été accordé.
« Vous me parlez comme si j'avais passé ma vie à distribuer des blessures de cœur, à plaisir, et sans avoir moi-même souffert d'amour.
« Dieu soit loué, que de tous, un seul, j'ai pu l'aimer de façon inoubliable. Il ne fut pas toujours à mes côtés et j'ai souffert ces tourments de l'absence que vous vous croyez seul à éprouver.
– Je sais. Bienheureux est-il celui que vous n'avez pu oublier. L'amour qui vous unit est de ceux qui font croire à l'inexprimable. Hier soir, je vous regardais l'un près de l'autre, et sans cesse vos yeux s'assuraient de la présence de l'autre ou se réjouissaient à sa vue. Le soir où nous arrivâmes avec M. d'Avrensson, je vous ai aperçus, vos deux silhouettes unies en un baiser, au balcon du château-arrière, et une douleur dont je ne comprends pas le sens m'a poigné. Je me croyais guéri, immunisé par ma rancune envers vous. Et vous êtes là ! Et à nouveau, je me sens meilleur et heureux de vivre. Vous triomphez toujours avec votre beauté blonde. Vous triomphez sans même vous donner la peine de vouloir conquérir. Inconsciente des ruptures que vous avez consommées, des tragédies que vous avez déclenchées, des destins dont vous avez changé le cours ! Il avait raison de vous voir invincible et détruisant son œuvre. Il meurt au poteau de tortures, en vous maudissant, et vous n'attachez pas d'importance au terrible anathème qu'il a lancé contre vous à l'heure de sa mort ?
– L'a-t-il seulement prononcé ?...
– Vous taxeriez le Père de Marville, de mensonge ?...
– Non, mais...
Comment lui communiquer l'impression dont elle n'avait jamais pu se défendre qu'un mensonge rôdait comme un ver à l'intérieur de ce fruit ?
Malgré son côté tragique, la scène qui s'était déroulée dans l'antichambre de Mistress Cranmer, à Salem, lui laissait un souvenir mitigé, celui d'avoir assisté à une comédie macabre volontairement outrée, s'il n'y avait eu le jeune Canadien Emmanuel Labour, s'abattant terrassé par un évanouissement qui n'était pas feint. Peu après il mourut dans des circonstances mystérieuses. À part cela, on se serait cru au spectacle.
Et à l'instant même elle devait se mordre les lèvres pour ne pas sourire car, plus elle songeait à cet affrontement, plus le côté cocasse où c'était à qui, entre les personnages symboles du papisme et du calvinisme puritain, le jésuite et le docteur en théologie biblique, Samuel Wexter, c'était à qui rivaliserait de fanatisme tandis qu'un géant sauvage iroquois, pieds nus sur le dallage noir et blanc étincelant, touchait de l'aigrette de sa chevelure hérissée les solives bien cirées d'un home de Nouvelle-Angleterre, tandis que, sur les marches de l'escalier, comme sur les gradins d'un théâtre, s'étageaient, assises, les femmes de la maison parmi lesquelles deux quakeresses magiciennes, Ruth et Nômie, et elle-même, en robe d'accouchée.
Les imprécations du jésuite l'avaient moins touchée qu'elles ne l'avaient étonnée. Elles s'estompaient jusqu'à l'oubli. C'était à partir de ce moment-là qu'elle avait senti que se renversait le mouvement du flot, qui n'avait cessé de monter vers eux en leur portant des coups, que le reflux commençait, car ce qui comptait c'était le message contenu dans le wampum que le chef des Cinq-Nations iroquoises, Outtaké, envoyait à Joffrey de Peyrac.
« Ton ennemi n'est plus. »
Près d'elle, le chevalier de Malte, un instant distrait par l'histoire d'Henri de Rognier, retournait à sa hantise.
– Sébastien disait : notre but est de faire régner sur toute la Terre une seule foi. J'aurais dû le soutenir jusqu'au bout.
Elle posa la main sur son poignet.
– Mon cher Claude, nous sommes, vous et moi, les héritiers de près de deux siècles de guerres de religion qui ont noyé l'Europe dans le sang, et n'ont rien résolu quant à faire régner une seule foi. Ne pourrions-nous essayer de construire le Nouveau Monde en paix ?...
– Le peut-on ? Il est vrai que vous êtes assez convaincante. Et je ne le nie pas... Si l'on vous écoutait... C'était aussi ce que Sébastien redoutait en vous de détourner les esprits de la grande œuvre d'évangélisation. Il considérait comme un danger que votre séduction couvrît une intelligence politique.
– Politique ? s'exclama-t-elle.
L'entendant rire, il se tourna vivement vers elle, et elle retrouvait son vrai regard, brillant et doux, plein d'intérêt pour tout ce qui venait d'elle et cette expression qu'il avait parfois à sa vue, à la fois rêveuse et éblouie, comme si, découvrant un aspect inusité de la création, il se fût interrogé sur les chemins inconnus, mais pleins de charmes, où leur rencontre le portait à s'engager.
– Votre rire ! Il semble rejeter tous nos tourments à l'obscurité, et nous révéler la volonté d'amour de Dieu à notre endroit.
– Voilà qui est grand. Mais sans me charger, après de si noirs pouvoirs, de si saintes influences, vous pourriez au moins vous arrêter à un moyen terme, celui que je vous propose : considérer que notre présence au Nouveau Monde et notre ingérence, si vous l'appelez ainsi, ont apporté jusqu'ici plus de bien que de mal, plus de paix et de réussites que de désordres et de désastres. Le rôle d'un moine guerrier n'est-il pas de se battre pour la paix des peuples et des opprimés ? Assumer la guerre de défense est une œuvre pie, et il faut en considérer les objectifs et la nécessité avec soin, et ne se résoudre au glaive qu'en dernière ressource, vous le reconnaîtrez. Intelligence politique, dites-vous. Eh bien soit ! Si vous appelez politique le fait qu'une femme se permette de réfléchir au sort du monde et à l'avenir que les souverains de la Terre préparent à ses enfants, j'estime qu'elle a raison. C'était une obligation impérative pour une femme que d'envisager en quelle société allaient devoir vivre les enfants qu'elle avait mis au monde.
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