L'avait-elle reconnu, lui Cantor de Peyrac, dans l'antichambre du roi, lui, l'adolescent qui l'avait repoussée jadis, le fils de celle qu'elle n'avait pu vaincre.
– Mon glouton sera plus fort qu'eux tous, affirma-t-il avec ferveur, en pensant à Wolverine.
– Pensez-vous ! Pour sûr ! l'encouragea-t-elle, un « carcajou », nous savons tous que c'est plus malin qu'un homme !
Quant à sortir de la maison, sans se faire remarquer, ni arrêter, ce n'était pas à ce sujet qu'il fallait se faire du souci.
Et puisque avant toutes choses il voulait rencontrer la mère Madeleine, eh bien, le chemin était ouvert.
Depuis le temps qu'on creusait sous terre à Québec, et que cela faisait des « paquets de troubles » et des « monstres procès », il aurait été dommage de ne pas se servir de ce réseau de taupes si commode, lorsque la tempête empêchait de mettre le nez dehors, ou que l'on redoutait l'œil du voisin. Qu'il se souvienne de la cave de M. de Ville-d'Avray qui tombait dans celle de Banistère-le-Cogneux, lequel avait un procès avec les Ursulines, dont les sapes avaient rejoint par mégarde ses entrepôts, ménagés sous un terrain lui appartenant.
Ce fut ainsi qu'à la nuit, après être passé par les caves et avoir émergé parmi les réserves de vins et de fromages du couvent des Ursulines, Cantor de Peyrac put se glisser jusqu'à l'atelier de dorure de la religieuse visionnaire.
Chapitre 39
« Ils » ne la croyaient pas. « Ils » ne la croyaient plus. Cela durait depuis la visite de la femme du nouveau gouverneur au couvent des Ursulines.
Harcelée, blâmée, punie, sœur Madeleine, la petite nonne visionnaire, avait été reléguée à l'atelier de dorure où elle devait par pénitence travailler sans relâche, sans avoir le droit de parler à ses compagnes le jour, devant se relever la nuit pour aller surveiller le bouillon de la « colle de rognures de gants » ou celui de « roucou » et de gomme-gutte qui donnerait le vermeil, frémissant sur un réchaud dont la flamme devait demeurer stable et petite.
Il avait été question de la priver de la sainte communion quotidienne, mais elle avait tant pleuré que la Supérieure l'avait prise en pitié.
– Que Dieu vous assiste, qu'il vous souffle le repentir. Reconnaissez que vous avez voulu vous rendre intéressante... que vous avez voulu intervenir dans une politique qui ne nous concerne pas... Certes nous regrettons M. de Frontenac, mais vous avez manqué d'habileté.
– Ma Mère, je n'ai dit que la Sainte Vérité. C'est elle, celle que j'ai vue s'élevant des eaux... la Démone !
– Assez !... Ne recommencez pas avec votre marotte. Cette affaire est réglée depuis longtemps et vos visions nous ont attiré assez d'ennuis... sans qu'aujourd'hui nous nous fassions un ennemi du nouveau gouverneur.
Elle restait donc là, seule et sans défense, avec son lourd et terrifiant secret.
Son cœur se glaçait :
« Seigneur, allez-Vous m'abandonner ? »
La ville se transformait, comme retournée, et montrait un masque contraire.
On ne parlait que de la piété, de la modestie, de la charité de Mme de Gorrestat.
Elle tendait l'oreille aux bavardages qui parvenaient au-delà des murs du cloître. Seule dans ce concert d'éloges, Mme Le Bachoys avait eu une phrase choquante, où l'on vit une déclaration de guerre due peut-être à la jalousie, ou à la fidélité que beaucoup gardaient à M. de Frontenac.
La remarque ayant été faite, devant Mme Le Bachoys, combien la première dame de Nouvelle-France avait de la douceur dans ses manières, Mme Le Bachoys avait riposté :
« Le serpent aussi à de douces manières. »
Mère Madeleine en conçut de l'espoir.
Mme Le Bachoys était considérée comme une « pécheresse », mais c'était signe de hardiesse, de courage, et voilà pourquoi, elle, saurait « tenir tête ». Si seulement la pauvre religieuse pouvait lui parler en secret ! Mère Madeleine réussit à lui faire transmettre un mot à propos d'une commande de tabernacle que les bourgeois de la Basse-Ville voulaient offrir à une paroisse de la côte de Beaupré. Mais la petite commissionnaire revint en annonçant que la brave dame avait été frappée de congestion... et que l'on craignait pour ses jours. Tandis qu'elle maniait ses instruments au long de la journée, mère Madeleine priait pour sa guérison. Elle entendit sonner le glas. On disait que Mme Le Bachoys avait trop sacrifié à l'amour, et que cela devait lui arriver un jour. Elle était morte.
Le désespoir et la terreur envahirent le cœur de la petite nonne.
Elle craignait moins pour sa vie, bien qu'elle sût qu'un jour « l'autre » reviendrait pour l'achever, que pour ce qui allait se déchaîner sur ce pays, à peine arraché au paganisme et auquel elle avait consacré sa vocation.
Cela lui était égal de mourir.
Comment n'avait-elle pas compris depuis longtemps que rien n'était encore arrivé. C'était cela qu'elle aurait dû dire aux juges, aux confesseurs lorsqu'ils l'interrogeaient et l'avaient confrontée avec Mme de Peyrac. RIEN n'est encore arrivé ! Ne soyez donc pas si impatients ni d'être rassurés, ni de conclure. Ils avaient décidé que l'affaire de la vision était terminée. Or, c'était maintenant qu'allait se dérouler le drame de l'Acadie assaillie par le démon succube sorti des eaux. Et plus personne ne l'attendait.
Elle tomba à genoux dans l'atelier désert.
« Dieu ! Pitié ! »
Dans ce halo lumineux en forme d'amande comme la mandorle du Christ, elle voyait se préciser l'éternelle image, hantise de ces années de débats et de confrontations qu'elle avait subis, la femme nue d'une beauté surprenante, aux yeux traversés de sentiments immondes, et elle tremblait de tous ses membres.
« Dieu, ne feras-tu rien pour nous sauver ? »
Derrière elle, il y eut un léger bruit.
En se retournant, elle aperçut l'Archange.
Chapitre 40
Dieu l'avait prise en pitié. L'archange de la vision se tenait là, le même qui lui était apparu, armé d'un glaive, faisant reculer les esprits malins, tandis qu'un monstre aux dents aiguës qu'il semblait commander, se jetait sur la Démone et la mettait en pièces.
Et, comme elle l'avait remarqué dès la première fois où elle avait vu Mme de Peyrac, l'autre femme qui s'opposait à l'apparition diabolique, l'archange vainqueur lui ressemblait.
Un flot de joie l'inonda, comme un fleuve qui régénère une terre aride.
Pourquoi avait-elle douté ? Ne savait-elle pas que le Bien triompherait !
Il vint à elle, un doigt sur les lèvres.
– Ma sœur, je me nomme Cantor de Peyrac. Vous connaissez ma mère.
Maintenant, elle comprenait.
« Dieu bon ! Tu sais Te servir des hommes pour Ta justice et le secours des innocents. »
Son émotion était telle qu'elle dut enlever ses lunettes pour les essuyer, brouillées par les larmes.
Puis l'angoisse la poigna de nouveau. Si Mme de Peyrac se trouvait à Québec, elle était en danger.
Il secoua la tête.
– Non, ne craignez rien. Elle est dans ses domaines et mes parents ignorent même que je suis revenu sur la terre d'Amérique. Mais j'accourus vers vous, ma sœur, lorsque je sus que Mme de Gorrestat se dirigeait vers le Canada.
– Alors... Vous savez donc qui elle est ?
– Je le sais.
Les lèvres de sœur Madeleine tremblaient. Elle joignit les mains et dit précipitamment.
– Empêchez-la de nuire, Monsieur. C'est affreux. Personne ne me croit.
– Personne. Et ceux qui savent se taisent ou tremblent. Silence. Je suis seul. Il faut le silence. Ne plus rien dire. Je suis venu jusqu'à vous pour vous recommander cela, et pour que vous sachiez que je suis en chemin.
– Mais... comment êtes-vous entré ?
– Silence, répéta-t-il doucement. Il faut faire comme si de rien n'était. N'attirez plus sa vindicte... Humiliez-vous... Faites porter vos excuses... Humiliez-vous... Où est-elle ?
– Pour l'instant, l'on dit qu'elle est à Montréal.
– Cela ne l'empêche pas de laisser derrière elle un sillage de mort... Ma sœur, évitez de vous trouver en présence de quiconque demanderait à vous voir du dehors... Désobéissez à la Sainte Règle, s'il le faut... Sinon elle parviendra à vous tuer, vous aussi.
– Je ne crains pas la mort.
– Il est interdit de donner la victoire au Destructeur, chuchota-t-il, quand on le sait... Soyez plus forte que ses ruses... Moi, je vais la rejoindre.
Ses yeux brillaient d'un éclat si doux et si éblouissant qu'elle se perdait en leur rayonnement. Lorsqu'elle s'aperçut qu'il avait disparu, elle éprouva à la fois la faiblesse et l'ivresse qui vous viennent dans la convalescence, après une longue et pernicieuse maladie. Elle tremblait encore, mais désormais elle serait forte.
Chapitre 41
Cantor ouvrit la porte du jardin des Ursulines. Il traversa l'enclos, franchit le mur.
On ne le cherchait pas par là et le brouillard de l'aube était épais. Il descendit jusqu'à la rivière Saint-Charles. Par là, il devinait que patrouillaient les chasseurs à la poursuite de son glouton. Par instants, à travers les marécages, des pas lourds s'entendaient et des silhouettes floues passaient non loin, se hélant entre elles. Il répondait comme s'il était du groupe, car on ne pouvait le distinguer avec les brumes.
– L'a-t-on trouvé, le carcajou ?
– Pas encore ! Sacrée bête !...
Le soleil commença de percer et de dissiper les brumes qui se diluèrent en une pluie fugitive. Quelqu'un cria au loin :
– On l'a trouvé !
Cantor se hâta le cœur battant, les mains sur ses armes.
De loin le corps échoué, avec la longue courbe de poils dorés qui ensoleillait sa fourrure, lui apparut amenuisé, plus chétif qu'il n'en avait gardé le souvenir.
« Aurait-il pâti de la vie des bois ?... Peu habitué à la nature sauvage, il n'a su s'en défendre ?... Wolverine... »
Mais quand il fut tout près et qu'il vit l'animal à demi retourné, il comprit.
« C'est une femelle. Ce n'est pas Wolverine. »
Agenouillé près de la bête inerte, il l'examina.
Malgré le noir masque de bandit qui, autour des yeux, avait le pouvoir d'effrayer les Indiens, la petite « carcajou » aux paupières closes avait l'air si douce. Son gros corps velu à la longue queue superbe que convoitaient les assistants, contrastait avec la tête petite, au mufle court. Les lèvres retroussées dans une moue chagrine, laissaient luire à peine les redoutables crocs des deux côtés de la mâchoire qui n'avaient même pas eu le temps de se découvrir pour exhiber leur menace de défense, car elle avait été prise au piège. Les pattes courtes de devant aux griffes serrées se dressaient rigides et impuissantes comme des bras de poupée.
Il caressa le front du pelage soyeux entre les oreilles petites et rondes.
Il devina.
« Sa femelle !... C'était sa femelle. »
Cantor se releva, regardant autour de lui les hommes silencieux, et plus loin, au-delà, les bois aux cimes frangées de pluie perlée où les chasseurs allaient repartir à la poursuite de Wolverine.
« Ils ont tué sa femelle... Un crime de plus parmi la série de crimes qui va se répandre dans le sillage de la Démone... Mais je suis là, Wolverine. »
Il était là-bas. Ou bien tout près. Il avait tout vu. La capture et la curée. Il n'oublierait jamais.
Même le reconnaissant, lui, Cantor, se laisserait-il approcher désormais par l'un de ces humains qui avaient tué sa compagne, après les avoir guettés et pourchassés tous deux, pendant de longs jours et de cruelles nuits ?
Il n'oublierait jamais. Ni le crime, ni ceux qui l'avaient commis et il les poursuivrait jusqu'à leur défaite, sinon jusqu'à leur fin, jusqu'à ce qu'il pût les égorger, les mettre en charpie, jusqu'à ce qu'il parvînt à accrocher au sommet d'un orme leurs têtes lacérées, détachées du corps par ses griffes et ses crocs vengeurs.
Ses yeux revinrent vers les hommes qui l'observaient. On ne le reconnaissait pas.
Sans bruit et à sa façon péremptoire, il alla de l'un à l'autre des traqueurs en leur remettant à chacun une gratification, sous prière de suspendre la chasse et de s'en tenir à ce gibier-là.
– C'est que... Madame la gouverneur nous a bien payés aussi pour que nous en finissions avec le « carcajou » qui rôde autour de Québec depuis deux hivers, et nous cause des dégâts, fit remarquer l'un des hommes.
– Elle nous a fait promettre de lui en montrer la dépouille à son retour de Montréal.
– Une dépouille ? Vous en avez une, dit-il. Cela doit bien suffire pour la satisfaire.
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