Machinalement, il allait vers l'ouest, il avait pris la direction opposée à celle de son campement, un coin sous les saules qu'il avait établi vers la pointe extrême de l'île, en un lieu encore peu aménagé, où il n'y avait, sur cette butte, qu'un vieux moulin désaffecté, parce que le propriétaire du lot n'avait jamais amené de recrue pour peupler ces terres. Les Sulpiciens qui les lui avaient concédées étaient en pourparlers pour les reprendre, mais l'affaire traînait et le lieu, en attendant, demeurait le domaine du gibier aquatique.
Cantor de Peyrac y avait débarqué le matin. Il ne s'était approché de l'île de Montréal qu'avec précaution et, à la suite de nombreuses manœuvres destinées à brouiller sa piste, et à retrouver à chaque étape son compagnon, Wolverine, qui le suivait le long de la rive. Ou bien, doué d'un instinct qui l'avertissait à distance de ses intentions, il l'attendait sous un buisson à l'endroit où le jeune voyageur quittait la barque ou le navire sur lesquels il avait pris passage pour une journée de remontée du Saint-Laurent, ou bien Cantor, assis près de son feu dans la nuit du rivage, le voyait surgir au bout de quelques heures, avec de grands bonds farceurs.
Le canot lui avait servi à faire traverser l'animal. Et maintenant, le glouton était dans l'île. Il fallait agir vite avant que des chiens ou des Indiens ou des habitants, laboureurs, pêcheurs, chasseurs ou couples d'amoureux ne le découvrent et ne signalent sa présence.
Cantor de Peyrac devait arrêter un plan. Mais il lui fallait calmer en lui cet ouragan de peine qui l'avait submergé.
Il fit effort pour se raisonner, et trouva consolation à se souvenir de toutes les bonnes parties qu'il avait faites avec Honorine, ce lutin aux cheveux roux. Car, au fond, ils s'entendaient très bien tous les deux. Souvent, il l'avait juchée sur ses épaules pour la faire danser et sauter « comme les Indiens » dans leurs danses de guerre en criant « You ! You ! You ! » et il l'avait emmenée, en cachette, un soir au clair de lune, écouter le chœur des jeunes loups, en s'approchant assez près pour les apercevoir.
Une voix de jeune homme qui chantait sur l'eau lui parvint.
Le six mai l'année dernière,
Là-haut je me suis engagé...
Pour y faire un long voyage...
Aller aux pays hauts
Parmi tous les sauvages...
Cantor releva la tête et s'aperçut que le brouillard venu des lointains recouvrait le fleuve. Il ne ferait que passer et irait s'accrocher au bord du Mont-Royal vers le nord. Ou bien se dissiperait comme par enchantement. L'automne était une saison claire et guillerette, aux couleurs ardentes mais brèves.
Derrière la brume, la voix bien timbrée continuait :
Quand le printemps est arrivé
Les vents d'avril soufflent dans nos voiles
Pour revenir dans mon pays
Au coin de Saint-Sulpice
J'irai saluer ma mie
Qui est la plus jolie...
Une barque pointa et sortit du brouillard, menée par un seul garçon de dix-huit à vingt ans, bien bâti, en lequel Cantor reconnut Pierre Lemoine, troisième fils d'un négociant de Ville-Marie. L'aîné, Charles de Longueil, servait comme lieutenant au régiment de Saint-Laurent à Versailles, et faisait partie de leur coterie.
Après s'être entre-regardés, ils se saluèrent. Pierre Lemoine avait lui aussi fait un bref séjour à la Cour. Malgré sa jeunesse, c'était un marin émérite qui avait déjà mené des navires dans la traversée de l'océan.
– Je vous croyais en France. Nous apportez-vous des nouvelles de notre frère Charles ? Nous en avons eu de récentes par Jacques, le second qui est revenu dans l'escorte de M. de Gorrestat, le nouveau gouverneur.
Voyant se froncer les sourcils de Cantor, il ajouta.
– Cela ne veut pas dire que nous sommes d'accord avec lui. Il est un peu fou, Jacques. Il a fait partie de la cabale contre M. de Frontenac. Mais tout cela va se calmer avec l'hiver qui vient... Et vous-même, j'y songe, seriez-vous aussi arrivé avec le gouverneur ?...
– Je suis venu pour chercher ma jeune sœur Honorine de Peyrac.
Pierre Lemoine, accrochant son canot à un pieu de la rive, sautait à terre. Il se rendait à La Chine, et avait décidé de faire une halte en attendant que le brouillard se dissipe.
– Votre jeune sœur, dites-vous ? fit-il d'un air pensif. Figurez-vous qu'il y a moins de trois semaines, elle était là, à l'endroit même où vous vous tenez. Elle était là, toute seule et toute petite avec un grand sac. Je l'ai aperçue. Elle m'a dit qu'elle voulait se rendre jusqu'au manoir du Loup, chez son oncle et sa tante. Je l'ai prise dans ma barque et l'ai déposée non loin du manoir.
– Mon oncle de Sancé ! s'exclama Cantor illuminé, car voyant l'amorce d'une piste pour retrouver Honorine.
Il avait attaché peu d'attention à la découverte d'une parenté en Canada. Cela suffisait avec toutes celles que Florimond lui dénichait dans Paris.
À son tour, il monta dans la barque du jeune Canadien. Là-bas il aurait des renseignements.
« Cette petite bonne femme, quand même ! se disait-il tout ragaillardi, comme elle s'est bien débrouillée... »
Un vent frais avait dissipé les brumes. Ils croisèrent une barque chargée d'enfants. Les jeunes de Montréal passaient leur vie sur l'eau à manœuvrer des voiles.
Mouchetés de blanc, les rapides s'annoncèrent en amont.
Pierre Lemoine déposa Cantor au bas de la côte. Il lui dit qu'il s'apprêtait à partir vers le Haut-Saint-Laurent et que s'il voulait le trouver, il serait à La Chine où il rassemblait bagages et marchandises.
Chapitre 43
Un elfe aux cheveux blonds descendit la prairie, encore verte, en courant et en dansant, venant au-devant de lui.
Elle avait un regard qui lui parut familier. Il la trouvait d'emblée fort mignonne, et quand elle s'arrêta à quelques pas pour le considérer d'un air pensif, il se souvint qu'une des filles de cet oncle retrouvé après un silence de près de trente ans, aurait, prétendait-on, des traits qui rappelaient ceux de sa mère, Angélique de Peyrac, née Sancé de Monteloup. Ce qui, sur le moment, lui avait paru impossible. Dans son for intérieur, il dut faire amende honorable.
Il ne serait plus le seul à évoquer un visage qui faisait soupirer le roi lorsqu'il paraissait, ce qui à la fois flattait et n'était pas sans inquiéter le jeune page, porteur malgré lui, de sombres souvenirs pour Sa Majesté.
C'était une évidence qui en entraînerait une autre. Les deux jeunes gens se ressemblaient tellement tous les deux qu'ils finirent par en rire.
– Cousine, embrassons-nous ! Comment vous nommez-vous ?
– Marie-Ange. Et vous, je suppose que vous êtes Cantor !
Il regardait autour de lui et commençait de s'étonner de n'apercevoir personne d'autre, comme si la jeune fille aux allures de fée eut été la seule habitante d'un domaine endormi sous le coup d'un subit enchantement.
Elle l'avertît que ses parents étaient absents. Ils avaient été convoqués à Québec et avaient dû partir pour la capitale afin d'accueillir le gouverneur qui remplaçait M. de Frontenac. Ce qui n'avait pas empêché ledit gouverneur d'arriver à Montréal presque aussitôt après le départ de M. et Mme du Loup.
– Mais qu'est-ce que c'est que cette maladie de voyager et de courir à cause du gouverneur ? s'écria Cantor, à nouveau bouleversé. Les gens deviennent-ils fous ?
– En effet.
– Pourquoi ?
– Parce que le nouveau gouverneur, et surtout son épouse, sont en train de mettre tout le pays à l'envers.
Enfin quelqu'un qui ne se laissait pas endormir. Elle le regardait de ses yeux clairs et tranquilles, un peu moqueurs.
– Pourquoi vous désolez-vous tant de ne pas voir mes parents ?
– Ils auraient pu me donner des nouvelles de ma petite sœur Honorine. Je sais qu'elle a essayé de les joindre.
– Si c'est pour votre sœur que vous vous inquiétez, je peux, moi, vous donner de ses nouvelles.
Il faillit la secouer d'importance.
– Vous l'avez vue ?
– Non. Mais je sais ce qu'elle est devenue. Un Indien m'a porté de ses nouvelles.
– Parlez, je vous en conjure.
– Elle a d'abord été cachée parmi les Iroquois de la mission de Khanawake du côté de la Madeleine, en face de La Chine, et puis ensuite, les Indiens l'ont emmenée plus loin.
– Pourquoi ?
– Pour qu'elle échappe à cette femme qui voulait la tuer.
Le pauvre Cantor sentit sa poitrine se dilater sous l'effet d'un soulagement incommensurable.
– Ça, ma mie, vous me plaisez, fit-il en passant un bras affectueux autour des épaules de l'adolescente. Venez me raconter tout cela dans un endroit tranquille, loin des yeux curieux qui repèrent de loin.
Il s'attendait à ce qu'elle le fît entrer dans le manoir, mais elle le conduisit du côté des communs et l'introduisit dans un vaste bâtiment moitié grange, moitié entrepôt. Des crochets au plafond supportaient des lots de fourrures. Dans un coin, une bonne partie de la récolte de foin avait été resserrée et c'est là qu'ils s'assirent.
Il remarqua quelques objets de toilette, peigne, brosse, posés sur un coffre, un coussin, une mante et un pot à braises comme on en trouve sur les navires.
Après le départ des parents, racontait Marie-Ange, cela n'avait pas tardé. « Ils » étaient revenus. Et l'ennui c'était qu'elle n'avait pas compris que cette fois ce n'était pas pour eux.
– Je les ai vus de loin. Leur carrosse était arrêté au bas du grand pré, sur le chemin du Roi. Je ne savais pas ce qu'ils venaient faire là ni ce qu'ils attendaient. Je ne l'ai su que plus tard. Mais c'était la petite qu'ils attendaient, et c'est là qu'ils l'ont attrapée.
– Seigneur ! s'exclama Cantor en blêmissant.
Elle posa vivement sa main sur son bras.
– Elle leur a échappé, vous dis-je ! Mais prenez patience. Laissez-moi poursuivre mon récit. Ils sont revenus le lendemain, tous ces Français, comme des perroquets avec leurs talons rouges, leurs dentelles et plumes. Cette fois, ils sont montés vers le manoir. Madame la gouverneur marchait à leur tête. J'ai dit à mes jeunes frères : « Déguerpissons ! Sortons par l'arrière, et allons nous cacher dans le bois. »
« Ils n'ont trouvé que maison vide. Mais après leur passage, je ne voulais pas revenir dans les murs. J'ai envoyé mes frères loger à la ville, les plus grands chez ces Messieurs de Saint-Sulpice où ils sont élevés, et le plus jeune, chez ma sœur qui est mariée à un officier en garnison au bourg de Saint-Armand. En attendant, j'ai pris logis dans ce magasin. Quelques jours plus tard, j'ai aperçu l'Indien qui tournait aux alentours, cherchant du monde à qui délivrer son message. Je l'ai appelé et il m'a tout raconté.
« Honorine s'est enfuie avec l'aide d'une de leurs sœurs baptisée de la tribu des Agniers et ils l'ont cachée parmi eux, à Khanawake. Mais, quand ils ont vu que cette femme venait la rechercher avec tant de constance et que leurs pères jésuites, croyant bien faire, lui apportaient aide, ils ont été très effrayés. Ce que voyant, ils l'ont confiée à une caravane de citoyens des Cinq-Nations qui, bien que baptisés, souhaitaient se rapprocher de leur pays d'Iroquoisie.
– Elle est sauvée !..., s'écria Cantor en se dressant, et en lançant en l'air son chapeau.
En attrapant les mains de Marie-Ange, il la fit tourner dans une ronde enthousiaste.
– Ma sœur est sauvée ! Petite cousine, vous allégez mon cœur d'un poids sans pareil ! Ce gibier faisandé, ces fauves de Cour ne pourront plus la poursuivre au fond de nos forêts !...
– Ils ne l'ont pas tenté. L'on murmurait que Mme de Gorrestat avait peine à dissimuler son déplaisir devant l'inanité des recherches.
– Quel chemin les gens de Khanawake ont-ils pris pour rejoindre le pays des Cinq-Nations ?
– Je l'ignore. Le baptisé m'a dit que l'itinéraire devait rester secret afin de faire courir le moins de danger possible à l'enfant.
– Soit ! Je trouverai..., mais plus tard. Auparavant, je dois en finir avec le démon. Et croyez-moi, ma mie, ce ne sera pas chose facile que de débarrasser la Terre de sa présence impie.
Comme il ébauchait un mouvement pour prendre congé, la jeune fille le retint.
– Le soir tombe. Vous devriez suivre la route, car cette partie du fleuve n'est pas navigable la nuit. Qu'allez-vous faire à retourner en ville et qu'on vous reconnaisse. Au moins, demeurez jusqu'à demain. Le jour sera neuf et vos forces aussi. Je vais aller vous chercher à manger.
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