Tandis qu'elle s'éclipsait, Cantor se laissa aller en arrière dans le foin. Il étendit ses membres courbatus. Maintenant qu'il était rassuré sur le sort d'Honorine, il se sentait fourbu. Il n'avait plus la force de penser à rien et il demeurait seulement ébahi de cette rencontre avec Marie-Ange, sa cousine. C'était vrai qu'elle ressemblait à sa mère, et il s'imaginait volontiers que celle-ci devait avoir la même vivacité ailée, dans sa jeunesse à Monteloup. Elle l'avait encore lorsque, sous l'aiguillon d'un travail à accomplir ou d'une directive à donner, toutes choses urgentes à l'habitude, il lui prenait l'idée de courir, de traverser prés ou maisons, de gravir allègrement un escalier ou un sentier des bois, sans souci d'âge ou de dignité de son rang.

Ce qui était surprenant, c'est que Marie-Ange avait aussi d'Angélique quelque chose de son âme, et près d'elle il se sentait en familiarité comme s'il l'avait toujours connue, qu'elle avait partagé ses jeux au Plessis ou à Versailles, dans sa petite enfance.

Elle revint avec de grandes tranches de pain, des charcuteries, un pichet de cidre. Tandis qu'il mangeait, elle s'étendit près de lui dans le foin et lui dit que son père lui proposait de partir en France pour connaître la vie d'une jeune noble française. Appuyé sur un coude, il sentit qu'elle l'examinait avec des yeux brillants de satisfaction.

Cela le gêna un peu. Il ne fallait pas oublier que ces filles canadiennes étaient assez hardies. Privilégiées par leur sexe en ce pays qui manquait de femmes, innocentes et « nature » comme tous les enfants qui naissaient hors des contraintes ou des inégalités d'une vieille société hiérarchisée, elles ne s'embarrassaient pas de « quant-à-soi » et de scrupules qui leur paraissaient sans objet. Les chemins alambiqués de l'Amour décrits par la « Carte du Tendre » et les subtilités des Précieuses parisiennes leur étaient inconnus.

Les curés de leurs paroisses et les religieuses qui les enseignaient avaient bien raison de les faire passer sans attendre de la férule de l'école à celle du mariage. Dès quatorze ans, c'étaient d'accortes petites femmes de colons, prêtes à assumer la solitude de l'hiver, les naissances annuelles, les travaux des champs et de l'étable, en de lointaines censives.

Marie-Ange du Loup, à seize ans, presque dix-sept, n'étant pas mariée, refusant tous les prétendants, et ne se reconnaissant pas de vocation religieuse, se trouvait dans une situation qui n'allait pas tarder à devenir difficile. Elle devait être à la fois plus enfant et plus « mûre » que ses compagnes, nées et élevées comme elle en Nouvelle-France, mais qui, du berceau au mariage, grandissaient étroitement motivées par ce destin de femmes de pionniers, de fondatrices de familles qui les attendait.

Ici, les années de formation mondaine n'étaient pas prises en compte.

– Cousin, n'est-il pas temps que nous nous tutoyions ?

– Comme tu le veux, petite cousine.

Elle se releva une nouvelle fois pour aller chercher une fourrure de grande taille qu'elle jeta sur eux deux étendus l'un près de l'autre, car le froid du crépuscule commençait à se faire sentir.

– À quoi penses-tu ? demanda-t-elle.

– Le combat est pour demain, répondit-il en joignant ses paumes sur sa poitrine et en prenant l'attitude d'un gisant les yeux clos.

Il lui sut gré de ne pas poser d'autres questions et, loin de chercher à le distraire, de s'endormir après avoir enfoui son petit nez confiant contre son épaule.

Chapitre 44

Mme de Gorrestat, alias Ambroisine de Maudribourg, regarda autour d'elle avec humeur.

Elle se tenait devant sa coiffeuse qui, par instants, lui renvoyait ce reflet d'un visage auquel elle n'était pas encore tout à fait habituée.

Elle avait beau user de fards avec habileté, ramener les boucles de sa coiffure sur ses tempes et ses joues, il y avait certaines boursouflures, certaines cicatrices qu'elle n'était pas parvenue entièrement à effacer.

Elle se tenait là, au cœur de cette maison de grosses pierres trapues que ses hôtes de Montréal avaient mise à sa disposition, et si elle devait reconnaître que l'habitation était assez bien meublée, elle s'y sentait mal à l'aise depuis qu'elle avait appris qu'Angélique y avait été reçue avant elle.

La disparition de l'enfant Honorine lui était apparue comme un présage de mauvais augure.

Elle commença d'éprouver l'insolite des lieux où elle se trouvait.

Elle aurait dû se souvenir que les terres lointaines sécrétaient des forces étrangères. Elle avait éprouvé cela à Gouldsboro. Mais ici, c'était pire, car il y avait l'ennui en plus, qui venait saper sa fièvre d'action.

Ici, tout était tellement ennuyeux. Tandis qu'à Gouldsboro...

Tout d'abord, il y avait Angélique. Une femme si belle à regarder vivre, à conquérir, à faire souffrir. Et elle avait joué de chaque minute d'approche, de chaque coup porté. Quoi de plus savoureux que de voir foncer, sous l'aiguillon de l'inquiétude, la couleur verte de son regard, quand elle lui laissait entendre que Joffrey de Peyrac dont elle était si follement amoureuse, essayait de devenir l'amant de Mme de Maudribourg !

Mais à ce souvenir, c'était Ambroisine qui s'assombrissait.

Lui ! Lui ! Pourquoi cet homme galant au sang méridional n'avait-il pas cédé à ses avances ?...

Elle avait mis des années à comprendre.

« Il me méprisait. Il dévoilait tous mes mensonges. Dès le premier instant, il s'est méfié de moi. Je croyais qu'il tombait dans mes pièges alors que chacune de ses questions insidieuses avait pour but de me démasquer... »

Aujourd'hui encore, elle en grinçait des dents. Aujourd'hui, revenue à pied d'œuvre pour sa vengeance, elle sentait l'amertume l'envahir en se remémorant le long purgatoire vécu par la Démone abattue.

Ah ! Que d'années passées à feindre.

Et sans même pouvoir s'offrir le subtil et secret plaisir de torturer quelque sotte épouse de province en lui volant son mari, ou celui, plus voluptueux encore, de voir céder devant ses charmes les défenses masculines d'hommes réputés incorruptibles : ecclésiastiques ou hauts fonctionnaires dévots.

Elle devait être sage, inattaquable.

Durant toutes ces années, aucune faille ne s'était glissée dans son plan. Elle pouvait se féliciter de n'avoir donné aucune prise aux soupçons.

Une amère et inconcevable expérience, vécue sur la terre d'Amérique, l'avait rendue prudente.

Tout d'abord, elle fut une silhouette discrète glissant le long des rues et que l'on croyait voilée parce qu'elle vivait dans l'ombre d'un amant riche, un vieil homme revenu des colonies et qui en avait fait sa maîtresse, un nommé Nicolas Parys.

Il avait fallu attendre de laisser aux stigmates de son visage le temps de s'effacer.

À tout prendre bon compère, et bon complice ce vieux Parys.

L'un et l'autre s'en étaient tenus aux termes de leur contrat élaboré, un soir sinistre, sur la côte Est de Tidmagouche.

Il la voulait. Il l'avait toujours voulue et la voulait encore cette femme blessée, défigurée, mais dont le corps demeurait intact. Il voulait se vautrer sur elle comme un porc dans sa bauge.

Elle, elle voulait être sauvée et échapper à ses ennemis qui, si elle survivait, la livreraient comme assassine, sorcière et empoisonneuse, à la justice du roi.

Il lui fallait disparaître. Disparaître à jamais.

Le vieux Parys contenterait son besoin de chair, à elle. Elle avait toujours préféré les vieillards chez lesquels le feu brûlant d'une virilité déclinante exige pour s'allumer maints artifices en lesquels, depuis son plus jeune âge, Ambroisine avait toujours été experte.

Le pacte fut conclu.

Aucun scrupule, ni chez l'un, ni chez l'autre, à assassiner Henriette Maillotin qui l'avait aidée à s'évader, à la défigurer et à la livrer aux bêtes sauvages de la nuit, qui achèveraient de la rendre méconnaissable, cette jeune femme qui allait la remplacer dans la tombe.

Le navire s'était éloigné.

La France grouillante permettait au couple d'effacer les dernières traces.

Au fond des provinces, on trouve sans peine, pour de bons écus sonnants et trébuchants, des notaires ou des hommes d'affaires, voire des curés, complaisants pour établir des papiers de mariage sur le seul énoncé d'un nom de baptême accompagné de date et de lieu de naissance tout aussi imaginaires.

Et pour s'amuser, Ambroisine s'était plu à se désigner comme native de la province du Poitou. Mais cette fantaisie lui coûta par la suite. Car cette identité factice ne cessa de lui rappeler que, si elle avait pu duper Angélique sur ce point de son origine poitevine, par la fin Angélique avait quand même été la plus forte.

Aussi, loin de l'amuser, cette évocation du Poitou la mettait chaque fois en rage. Ce qui était excellent, se disait-elle, pour la poursuite de sa vengeance.

Car, à force d'être si sage, effacée et discrète, n'aurait-elle pas fini par oublier qu'elle n'avait qu'un seul but à poursuivre : se venger d'« eux » et surtout d'« elle » ? Par oublier, ce qui était plus grave, qu'elle avait une mission à accomplir et infligée par un maître qui ne supportait pas l'échec ?

N'avait-elle pas été tentée, par instants, d'oublier ? Et des frissons de terreur alors la secouaient, réveillant sa haine envers « ceux » de là-bas qui l'avaient mise en échec.

Ah ! Que d'années à feindre et à guetter dans le miroir la guérison, puis la résurrection de son visage. Certaines traces ne s'effaceraient jamais. Ce n'était pas cela qui la touchait le plus. Elle n'était plus tout à fait la même et parfois elle s'en félicitait. Elle n'était plus tout à fait aussi belle, aussi jeune, et cela c'était la faute d'Angélique, se disait-elle, car il lui avait semblé qu'Angélique avait nourri de sa défaite sa propre beauté, sa propre jeunesse.

« Plus je descendais et plus elle devenait éclatante. Oui... même à Tidmagouche, lorsqu'elle était malade, et que je la tenais à ma merci... »

Dorlotant ses griefs, les années avaient passé pour Ambroisine, la recluse, l'effacée.

Les voilettes se firent moins épaisses. Les miroirs lui annonçaient qu'elle pouvait reparaître au grand jour et le temps vint pour le vieux Parys de décéder par l'effet de quelque potion. Et peu après, pour elle, sa veuve, de s'enfuir dans une autre ville et de se montrer à visage découvert et sous un autre nom.

Ensuite, tout avait suivi selon ses plans longuement ourdis et selon ses désirs.

Ce n'est qu'après avoir épousé, à Nevers, M. de Gorrestat, intendant de Province, qu'elle avait commencé de recruter ses « fidèles » : seigneurs désargentés ou valets sans scrupules, âmes noires de son espèce qu'elle attachait à sa fortune et qui, bien payés, bien récompensés de mille façons, se chargeaient, sur ses ordres, d'intriguer, d'acheter des alliances ou des complicités, et, s'il le fallait, de réduire au silence les gêneurs.

Le premier de ses serviteurs, sans le savoir, n'était-ce pas cet homme de peu d'intelligence et de beaucoup de vanité, mais nanti d'appuis sûrs et de relations brillantes dont elle avait fait son nouveau mari, M. de Gorrestat ?

Très vite, et à l'écoute de toutes les occasions, elle l'avait encouragé à s'occuper d'affaires coloniales, puis à briguer une charge en Nouvelle-France. De multiples interventions amenaient pour lui sa nomination comme gouverneur intérimaire, pendant le voyage du gouverneur en place, M. de Frontenac, obligé de se rendre à Paris pour s'expliquer avec son souverain. Les choses en étaient au point que l'on pouvait envisager la disgrâce certaine de Frontenac, et que son remplaçant pourrait se considérer comme vice-roi pour plusieurs années.

Pour Ambroisine, son épouse, qui se faisait appeler Armande, née Richemont, et que l'on admirait de le suivre si courageusement en ces lointains et rudes pays, il y avait eu une à deux semaines à Paris, où elle avait pu pointer son nez en quelques officines où, depuis un certain temps, elle avait demandé par correspondance, et envoi d'hommes de loi, de faire éclaircir l'affaire de La Licorne. Cela ne manquait pas de piquant que de réclamer, sous un prétexte de parenté, des nouvelles de Mme de Maudribourg et de son expédition.

Puis, elle se rendit à Versailles, pour une révérence au roi qui ne la remarquait point.

Une révérence de trop, cependant. Dans le battant d'une porte, le regard vert d'un adolescent s'était planté dans le sien avec une soudaine lueur.

Promptement, le carrosse des Gorrestat prenait la route du Havre, et Ambroisine se réjouissait de s'éloigner de la capitale, et de prendre la mer.