Elle ne craignait pas les traversées. Et peu lui importait de commencer par la province de Canada, comme l'y obligeait son nouveau titre de femme de gouverneur. La première fois, elle était une Bienfaitrice, et libre de se rendre où elle voulait. Mais cette fois, il lui fallait passer par Québec, et à l'avance elle s'était armée de patience et avait préparé son sourire le plus suave.
Mais... qu'est-ce qu'ils s'imaginaient, tous ?...
Son but était autre que de se faire encenser par ces « ploucs » de coloniaux.
Elle n'avait jamais eu l'intention de moisir à Québec, une ville des antipodes glacées, qui avait encore la prétention de se faire passer pour une capitale. Un « petit Versailles », disait ce ridicule Ville-d'Avray. Et Frontenac, ce bouffon, y croyait.
Mais leur nouvelle fonction l'obligeait à y descendre, à s'y faire recevoir, et acclamer s'il le fallait, et d'autre part, ce n'était pas inutile, car elle comptait bien y régler certains contentieux avec ceux qui lui seraient désignés comme ayant plébiscité ses pires ennemis : Joffrey et Angélique de Peyrac, et ayant réclamé la disgrâce du Père Sébastien d'Orgeval. L'annonce de la mort de celui-ci l'avait aiguillonnée.
« Plus tard, Gouldsboro, s'était-elle dit. Patientons le temps qu'il faut... »
Elle avait eu raison.
Dès les premiers jours de navigation sur le Saint-Laurent, le présent lui livrait des visages du passé. Et déjà étaient morts ceux qui devaient mourir. Ah ! Combien elle s'était réjouie en voyant se balancer, pendu aux vergues de son navire-amiral, le lieutenant de Barssempuy qui la haïssait parce qu'elle avait fait exécuter Marie-la-douce, son amie.
– Ce sont des Anglais ! avait-elle réussi à convaincre son époux, le nouveau gouverneur. De traîtres ennemis qui ont réussi à pénétrer dans l'estuaire du Saint-Laurent... Exécutez-le pour montrer que vous n'êtes pas comme le gouverneur Frontenac, indulgents à ces ennemis de la France et aux huguenots français renégats qui s'allient à eux.
Dommage que, par la faute du brouillard, on n'ait pu capturer tout l'équipage du petit yacht qui naviguait en arborant le pavillon de franchise du comte de Peyrac.
Et à Québec, se sentant reconnue ou soupçonnée en certains regards, elle avait promptement fait justice.
Malheureusement, cette sotte de Delphine et la grosse tenancière du Navire de France, dont elle avait perçu l'antipathie, lui avaient filé entre les doigts... Pourquoi ? Comment ?... Elle s'inquiétait, sentant vaciller l'infaillibilité de ses ruses.
Elle avait considéré comme enfin un retour de sa chance et de la protection occulte sur laquelle elle commençait de douter, d'apprendre que la fille du comte et de la comtesse de Peyrac – la petite fille pour laquelle Angélique ramassait des améthystes sur les rivages de Gouldsboro – était pensionnaire chez les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame, à Montréal.
Le hasard lui livrait l'enfant de ses ennemis. À l'avance, elle s'en pourléchait. Le Diable, cette fois, était pour elle. L'île de Montréal en amont du fleuve, était loin, mais les plaisirs qu'elle se promettait de cette capture et des souffrances qu'elle infligerait à la petite victime, valaient bien les ennuis de ces voyages fluviaux parmi les hommages qu'elle sentait faux et dangereux de ces colons-paysans grossiers qui voulaient qu'on les appelât « habitants » et qui se considéraient comme des seigneurs parce qu'on leur avait donné les droits de chasse et de pêche.
Mais plus elle les détestait et plus elle se réjouissait car elle aurait bien des occasions plus tard de leur faire payer leur arrogance. Et elle commençait à accepter, à la rigueur, une saison d'hiver dans les glaces a la petite cour de Québec, puisqu'on lui annonçait qu'on ne pouvait faire autrement.
« Plus tard, Gouldsboro !... Tu peux attendre. Gouldsboro, je te retrouverai ! La vengeance est un plat qui se mange froid. »
Et en se répétant le dicton, elle éclatait d'un rire strident.
« Très froid !... »
Elle pouvait attendre ce plat de résistance après s'être offert à Montréal celui d'enlever la petite Honorine, de la torturer à mort, et d'en envoyer une à une les preuves à son ennemie tant haïe, tant désirée, tant maudite, Angélique, à l'étonnante beauté, à l'incompréhensible pouvoir de séduction, Angélique, la mère de cette enfant.
– Vivement, partons pour Montréal, avait-elle dit à son époux, il faut que nous connaissions tous nos administrés avant l'hiver, et que nous effacions en chacun d'eux le souvenir du gouverneur précédent, M. de Frontenac.
Oui, tout avait bien marché jusque-là. Jusqu'à l'instant où elle s'était trouvée devant cette petite enragée qui s'était mise à hurler en la traitant d'empoisonneuse :
– C'est dame Lombarde ! C'est dame Lombarde, l'empoisonneuse...
Que de patience encore et d'abnégation apparente à déployer pour effacer la mauvaise impression de la scène. Ces gens de Canada avaient une propension ridicule à adorer leurs enfants et à leur donner raison en tout.
Elle avait réussi à écarter Mère Bourgeoys en la faisant convoquer par l'évêque à Québec, à écarter aussi son oncle et sa tante, car c'est avec déplaisir qu'elle apprenait que se trouvait dans les parages un frère d'Angélique, et tout cela était extrêmement contrariant, car il faut se méfier de la coalition occulte des membres d'une même famille, car il se crée entre eux, même entre ceux qui se connaissent peu et ne s'entendent pas, une complicité de nature, d'une sorte mal connue, mais aux ondes puissantes.
Elle avait donc réussi à écarter de l'enfant ses protecteurs importants, et venant la chercher au couvent et apprenant que la petite s'était enfuie, elle avait même réussi à la rattraper. Et puis, à nouveau, un inexplicable revers. Sa proie disparaissait. S'évanouissait serait plus juste. Toutes les recherches, une fortune distribuée, avaient été vaines.
Ambroisine voyait clair maintenant. Ce n'était pas par la faute d'un affaiblissement personnel de ses facultés qu'avait altérées une trop longue inertie pendant ces années de relégation en la France provinciale, ce n'était pas par la perte de la protection satanique dont elle n'avait jamais manqué, ce n'était même pas parce que les Français et les Indiens de Canada se révélaient moins malléables, moins faciles à duper que les humains de l'ancien monde, qu'Ambroisine-la-Démone se voyait tenue en échec. Mais parce qu'une fois de plus, elle s'était attaquée à « eux ». Et il lui fallait donc conclure que la petite était aussi dangereuse que sa mère.
Pire encore !...
Qu'y avait-il donc dans cette famille qui lui était si contraire ?...
Elle dispersa devant elle, sur sa coiffeuse, le contenu des deux coffrets trouvés dans le havresac de l'enfant.
Et devant ces objets hétéroclites d'inégale valeur, une turquoise, par exemple, et des plumes, des coquillages, une dent de cachalot gravée, elle devinait que certains avaient dû appartenir à Angélique avant qu'elle les eût donnés à sa fille.
Traînait par là, floconneuse, une mèche de longs cheveux roux qu'elle avait elle-même arrachée à la tête de la fillette, en la malmenant dans sa rage. Elle prit cette mèche entre le pouce et l'index, et la fit glisser dans son autre main.
Où était-elle maintenant, la petite misérable ? Comment l'atteindre ? Lui porter malheur ?
« On peut faire beaucoup de choses avec des cheveux... »
À Paris, elle aurait eu pléthore d'utiles adresses, de noms de devins et de devineresses à visiter en leurs bouges. Mais ici ?...
« J'aurais dû m'assurer les services d'un magicien. »
L'aurait-elle pu, sans attirer sur elle l'attention de la police et entraîner à sa suite soupçons et enquête ?
Passant par Paris, elle avait voulu consulter la plus fameuse des sorcières, la femme Mauvoisin, dite La Voisin.
Approchant de la demeure, elle en avait vu sortir un groupe de « missionnaires », de ces prêtres appartenant à l'ordre fondé par M. Vincent de Paul pour prêcher les petites gens, et la chose lui ayant paru aussi inquiétante qu'insolite, elle s'était éloignée précipitamment. Deux jours plus tard, tout Paris apprenait l'arrestation de la devineresse en question. Ambroisine en tremblait encore. Et, derrière cette arrestation, toujours l'affreux policier François Desgrez.
À cause de ce personnage, son départ vers le Havre avait pris l'allure d'une fuite. Comme la première fois, lorsqu'elle lui avait échappé de justesse, alors qu'il venait d'arrêter son amie intime, la marquise de Brinvilliers.
Cette fois, le policier frappait au cœur de la forteresse des empoisonneurs.
Les nouvelles marchant vite, M. et Mme de Gorrestat ne s'étaient pas encore embarqués qu'on apprenait que La Voisin était accusée d'avoir voulu empoisonner le roi. Athénaïs de Montespan s'enfuyait de la Cour.
« Sous la question, elle donnera mon nom. J'ai été jadis, avec ma chère Brinvilliers, l'une de ses plus assidues clientes... Mais qu'importe qu'elle me nomme. Je suis morte, morte !... »
Elle eut un rire qui s'acheva en un ricanement macabre et sans écho.
– La duchesse de Maudribourg est morte ! fit-elle à voix haute.
Mais elle ne put s'empêcher de regarder autour d'elle peureusement.
N'était-ce pas injuste ?
Toujours s'enfuir. Toujours se cacher, toujours dissimuler.
Cependant Ambroisine s'était sentie soulagée de pouvoir prendre la mer, de se réfugier au Nouveau Monde où son incognito serait mieux préservé, comme la première fois, dans un retour imprévisible des circonstances, elle fuyait ce Desgrez et son maître, le lieutenant de police du royaume, M. de La Reynie, tous deux les chiens courants du roi.
Il valait mieux ne laisser aucune piste à renifler sur leurs traces.
De magicien, elle comptait sur M. de Varange, expert en art de sorcellerie, et qui l'attendait à Québec.
Or, voici qu'on lui annonçait qu'il était mort... et depuis longtemps. Disparu, en fait. Sa disparition avait coïncidé avec la visite que M. et Mme de Peyrac avaient faite à Québec.
Pourquoi Varange a-t-il disparu au moment où « ils » arrivaient ? Comme s'il avait voulu leur céder la place...
Un soupçon effrayant commença de s'emparer d'elle.
« Ils sont encore derrière cette mort... cette disparition », se dit-elle.
– C'est elle qui l'a tué ! s'écria-t-elle.
Si assurée dans son pressentiment, qu'elle ne pouvait plus discerner si elle se laissait aller aux divagations d'une obsession, ou si elle était magiquement avertie de la réalité.
Angélique avait tué M. de Varange. Ce ne pouvait être qu'elle. Où ? Quand ? Pourquoi ? Comment avait-elle deviné que le vieux débauché était son complice ? Impossible de le savoir. Mais c'était Angélique qui avait tué le comte de Varange.
« Je vais crier partout que c'est elle qui l'a tué, et... on me traitera de folle. On me regardera avec suspicion... Même ce Garreau d'Entremont qui n'attend qu'une dénonciation dans ce sens... Lui aussi sait que c'est elle qui a tué Varange. »
Mais il demandera des preuves...
Cette nouvelle police que le roi avait mise en place exigeait des preuves. Autrefois, il suffisait de crier à la délation, à l'accusation, à la sorcellerie.
Aujourd'hui, ils voulaient des preuves.
Et la fleur de noblesse de France allait être envoyée à la Bastille ou en exil, voire à l'échafaud par la faute des cadavres des enfants nouveau-nés qui avaient été immolés dans les messes noires payées de beaux écus, pour être dites sur un ventre de putain. Quelle vision ridicule et disproportionnée ! Quelle importance avaient ces bébés sans noms, véritables larves humaines, en regard des grands personnages qui payaient si bon prix leur immolation.
– Des larves humaines, d'ignobles vers blancs se tordant et bâillant, se répéta-t-elle en tordant sa bouche dans une grimace de dégoût, sans nom et même pas baptisés... Ah ! Si. Il paraît que La Voisin ou une autre commère les baptisait avant de leur enfoncer l'aiguille dans le cœur... L'idiote. Elle va payer cher d'avoir arraché sa proie à Satan...
Des preuves ! Elle ne pouvait accuser Angélique sans apporter de preuves !
Elle arrêta brutalement la marche folle de sa pensée. Il ne fallait plus faire de projets. La peur la prenait. La Peur ! C'était la première fois. Pour ne l'avoir jamais éprouvée, elle devinait que c'était la peur qui la saisissait à la gorge.
Elle avait eu tort d'oublier.
D'oublier ce qui était arrivé en Acadie. La Défaite ! La Déroute totale ! Mais n'avait-elle pas survécu pour un seul but : achever sa mission. Sinon, elle n 'avait aucune raison de survivre. Si elle ne réussissait pas cette fois, on ne lui accorderait plus de survie. La peur et la haine gonflèrent son cœur, éveillant en elle des spasmes voluptueux. Ses mains s'ouvraient et se refermaient dans le désir d'étreindre un cou d'enfant, un petit cou blanc et ferme très droit, très beau, celui d'Honorine, qui en elle portait la douleur possible d'Angélique.
"La victoire d’Angélique" отзывы
Отзывы читателей о книге "La victoire d’Angélique". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La victoire d’Angélique" друзьям в соцсетях.