« Ah ! Comme je les hais toutes deux... »
La frustration et le désir des visions entrevues la tourmentaient jusqu'à l'égarement.
« Quelle volupté », se répéta-t-elle, avec un long soupir né du profond de ses entrailles.
Ses entrailles se réveillaient. Dieu merci ! aurait-elle dit, si un pacte intérieur passé avec les puissances infernales ne lui eût interdit d'employer ce vocable, autrement qu'à voix haute et pour tromper. Qu'il est donc difficile d'habiter une chair si faible ! Voici qu'en dehors de toute stratégie, elle souhaitait une étreinte amoureuse pour calmer des ardeurs presque douloureuses que les évocations lubriques de ses projets frustrés, de sa vengeance inachevée, lui inspiraient.
Elle voulait bien jouir, mais non souffrir, et son corps lui apparut faible, subjugué, dépassé par les forces qu'elle avait déchaînées.
« Suis-je devenue réellement, moi aussi, une créature humaine ?... » se demanda-t-elle avec effroi.
La voix d'un domestique l'informant qu'un jeune homme la demandait lui parvint.
– Faites entrer !
Elle sentit une présence sur le seuil de la pièce, à quelques pas, et se retourna.
Elle eut un frisson violent. Mélange de peur et de satisfaction.
Celui qui venait d'entrer était une réponse à ses doutes et ses indécisions. Elle préférait le corps à corps avec l'adversaire.
Dans le corps à corps, elle était la plus forte. Et quand il s'agissait d'un beau jeune homme comme celui-ci, la victoire était assurée d'avance. Elle pouvait faire pleurer les femmes, les briser, détruire leur existence, mais non pas les dompter, à part quelques-unes. Tandis que ces mâles imbéciles, esclaves de leur sens et de leur vanité, c'était presque trop facile de les amener à composition, tremblant à ses genoux.
Cependant, il y avait aussi la peur.
Depuis qu'elle s'était sentie reconnue par lui à Versailles dans l'antichambre du roi, une sourde certitude l'habitait qu'il ne s'en tiendrait pas là. C'est pourquoi elle avait voulu le faire tuer aussitôt. L'attentat avait donc échoué ?
La crainte n'avait cessé de la tarauder. Ridicule ! Puisque, ayant gagné le Havre avec son époux, elle s'embarquait pour la Nouvelle-France.
Malgré cela, elle ne cessait de se l'imaginer, ce Cantor de Peyrac, qui avait les yeux de sa mère, cherchant à en savoir plus long sur elle. S'embarquant peut-être à sa poursuite, elle en était si intimement persuadée, qu'avant de quitter Québec pour Montréal, elle avait prévu sa venue, l'avait décrit à ses gens qu'elle laissait en place, leur avait donné des ordres précis à son sujet, et pour le « glouton » aussi. La bête avait été tuée, mais lui, comment leur avait-il encore glissé entre les mains ?
Il ôta son feutre avec grâce et salua profondément.
– Madame, me reconnaissez-vous ?
– Certes, fit-elle en redressant la tête avec défi, et je n'y ai point de mérite, car depuis Versailles, vous me poursuivez, Monsieur. Puis-je savoir pourquoi ?
– Je vous ai reconnue, Madame, alors que tous vous croient morte depuis plusieurs années. N'est-il pas normal d'avoir voulu m'assurer que mes yeux ne m'avaient pas trompé ?
– Une curiosité si démesurée qu'elle vous presse à vous rendre aux antipodes pour la satisfaire ! Vous vous moquez, Monsieur !... ou vous mentez...
– Madame, à ma fougue et à ma passion qu'importent les mers à traverser... Voici peu de choses pour m'assurer de ce miracle. Vous êtes vivante. Et en effet, il s'agissait pour moi, en me lançant sur vos traces, de satisfaire bien d'autres désirs que celui d'une simple curiosité. Oh ! Madame, poursuivit-il, sans lui laisser le temps de percevoir en lui et en elle la fausseté de ces déclarations, que de pleurs j'ai versés, que de remords m'ont tourmenté, que de regrets m'ont déchiré. On vous a fort maltraitée sur la grève de Tidmagouche, et fort injustement. La folie des hommes n'a pas de limites quand la jalousie s'empare d'eux. Voilà, Madame, ce que j'avais à vous dire, et pourquoi j'ai traversé les mers puisqu'un hasard béni me permettait, en implorant votre pardon, d'apaiser ma conscience.
Le croyait-elle ? Il y avait dans les yeux allongés d'Ambroisine des lueurs froides et fixes, meurtrières. Elle répéta :
– On vous a vu courir dans Québec...
– J'étais à votre recherche.
– Je ne vous crois pas, beau page.
Qu'il était beau, ce Cantor de Peyrac. Son nom et sa beauté lui faisaient à la fois grincer des dents et monter l'eau à la bouche.
À Versailles, lorsqu'elle y était passée, des commérages lui étaient parvenus à l'oreille à propos d'une des dames d'honneur de la reine qui en était folle. Au point que, plutôt que de la blâmer et de s'en défaire, la reine, qui tenait à elle, lui avait accordé un congé d'amour illimité, la laissant « poulotter » son jouvenceau tout son saoul.
Petit dieu, petit seigneur déjà plein de puissance et de morgue, voici qu'il était là en ces roturières provinces, ayant tout quitté pour elle, affirmait-il.
– Vous me blessez, Madame, en doutant de mon souvenir et de ma ferveur. De quelle façon mieux vous les prouver qu'en commettant cette folie de vous poursuivre. Que rechercherais-je dans cette course insensée ? Voyez ! Ayant cru vous reconnaître, j'ai abandonné sur-le-champ mes charges à la Cour. Je risque la disgrâce... Mais je n'ai pensé à rien !... Qui accomplirait un tel geste sans être poussé par le brûlant et sincère sentiment que j'ose vous confesser. Le méconnaître, c'est me désespérer et méconnaître aussi la puissance des feux que vous m'inspirez. Ah ! Madame de Maudribourg. Je prononce ce nom sans y croire.
– Chut ! fit-elle vivement. En effet, ne le prononcez pas.
Elle regarda autour d'elle avec effroi. Son être se dédoublait.
Elle était encore, mais avec difficulté, Mme de Gorrestat, femme du nouveau gouverneur, ayant déjà conquis les édiles de la colonie, et établi sa réputation de dame d'œuvre pieuse et chaste, mais, depuis qu'il avait surgi, elle était surtout cette femme aventurière du Nouveau Monde – combien ce rôle lui avait plu ! – qui, quelques années plus tôt, avait traversé sur les rivages d'Acadie une odyssée secrète dont les péripéties n'avaient cessé de nourrir de fantasmagories ses souvenirs.
– Tidmagouche !... fit-elle avec amertume.
Les coins de sa bouche s'abaissèrent et elle devina que la grimace l'enlaidissait. Mais elle n'avait pu la retenir.
– Tidmagouche, je n'ai point souvenir que vous m'y ayez traitée avec justice.
– Je n'étais qu'un enfant.
– C'est cela qui me plaisait, fit-elle entre haut et bas, avec un sourire sournois et cruel.
« Damne-moi, Seigneur, pour mon péché, pensa-t-elle, mais, au moins... que ma chair serve à cela !... l'étourdir, l'égarer, la mystifier ! »
Elle était prise d'un tremblement. Allait-elle éclater en insultes, crachant feu et flammes, comme sur la plage de Tidmagouche, ou au contraire, ce frémissement était-il le signe avant-coureur de sa reddition ? Il avait noté ses faiblesses, ses craintes. Il fallait appuyer là-dessus, à la fois pour la ramener au passé et pour lui faire craindre le présent. Elle ne voulait pas être reconnue. Elle n'avait pas encore éliminé assez de témoins dangereux de son passé. Il y avait plusieurs points où elle manquait d'assurance, où elle avait besoin d'être rassurée. Sa beauté, entre autres, ses chances de séduction...
– C'est donc bien vous, chuchota-t-il, feignant d'être ébloui. Vous avez réagi à votre nom. Un doute me restait...
– Pourquoi ?... jeta-t-elle avec anxiété. Ai-je donc tant changé ?
– Oui, vous avez changé, mais cependant, je vous ai reconnue. Par quelle grâce se fait-il que vous soyez plus belle que dans mon souvenir, plus proche de mon rêve, madame de...
– Ne me nommez pas, intima-t-elle à nouveau.
– Ambroisine, alors ! Ambroisine ! Ce nom plein de charme a hanté mes nuits, n'a cessé de chanter en moi...
Il avançait à pas imperceptibles vers elle.
Les yeux verts affrontaient le regard d'ambre, puis s'en emparaient, et ces deux lumières s'anéantissaient dans une sorte de trêve, un effacement passager de la lutte.
Elle sentit proche d'elle cette chair drue de très jeune homme, et elle décida de le croire car de cela, de cette solide et sûre sensualité primitive, elle avait désormais une faim et une soif dévorantes. Son besoin de lui ravageait tout, secouait son corps, mais se heurtait au flot contraire de sa méfiance démoniaque. D'où, en elle, un débat incohérent. Ramenée à une vie lointaine, oubliée, effacée, où il avait été presque le même devant elle, sur une plage, à peine plus jeune, plus enfant, elle perdit le contrôle de ses propos.
– Vous vous êtes pourtant mêlé à ceux qui se sont jetés sur moi pour me massacrer !
– Dieu m'en garde, Madame, j'ai eu pitié, au contraire, de la violence qui vous était faite en cet instant. Croyez-moi.
Les prunelles d'Ambroisine eurent un éclair venimeux.
– Je ne vous crois pas, répéta-t-elle. Je me souviens de votre méchanceté lorqu'à Gouldsboro, j'essayais de vous caresser.
– Je n'étais qu'un enfant, Madame, effrayé par l'amour et l'œuvre de la chair qui m'étaient inconnus.
– Je vous ai pourtant offert de vous initier.
– J'ai tremblé.
– Vous craigniez la colère de votre mère qui me jalousait. Pour ma beauté, rivale de la sienne. Et qui me haïssait parce que j'avais réussi à séduire votre père et que j'attirais le regard des autres hommes.
Cantor se sentit devenir blanc.
L'horreur et le dégoût lui nouaient la gorge.
Heureusement pour lui, elle s'était retournée vers le miroir et s'y examinait, inconsciente de trahir par cette attitude une inquiétude quant à la pérennité de sa beauté et de ses pouvoirs. Puis elle souriait, rassurée.
– Par la suite, il me renia et il mentit pour la satisfaire, elle. Et vous aussi, pauvre petit benêt... Vous n'avez pas osé la contrecarrer... N'est-il pas un peu tard aujourd'hui pour venir implorer mon pardon ?...
Jamais plus, se jurait-il, écœuré, il n'écouterait une seule femme lui murmurer des mots de rendez-vous et des promesses voluptueuses. Et, tandis qu'elle parlait, il la voyait tourner et retourner nerveusement autour de son doigt un long fil d'or rouge, un fil de cuivre, souple, chatoyant, qui ne cessait d'attirer son regard, malgré lui, jusqu'à ce qu'il comprît que c'était là quelques cheveux d'Honorine, quelques-uns des longs cheveux de la petite rouquine que la harpie avait sans doute arrachés au crâne de l'enfant en la malmenant, dans sa fureur.
« Je te tuerai, se dit-il, avec une sombre intensité douloureuse, seule capable de l'aider à maîtriser sa colère. Je te tuerai, Démone !... Que Dieu m'assiste et soutienne mon glaive !... »
– « Elles » m'ont tenu tête, marmonnait-elle, Elles !... Elles seules !... Elles m'ont échappé !... C'est inadmissible ! Cela exige punition !... Ah ! Combien je les hais toutes deux ! Lui, je ne lui en voulais pas... de m'avoir repoussée. Non. C'était un homme. L'homme, a tous les droits. L'homme a le droit d'être le plus fort. Car il est le plus faible. J'en fais ce que je veux, un jour ou l'autre. Mais les femmes, non, les femmes n'ont pas le droit de triompher de moi ! Les femmes m'appartiennent. Des femmes, je ne veux que des victimes ou des complices ! Quant aux hommes, ils ne sont pas à craindre. Mais elles, elles se sont jouées de moi...
« Ah ! Combien je les hais toutes les deux...
Un peu en retrait, derrière elle, il devinait qu'elle parlait d'Angélique et d'Honorine. Une brûlante indignation lui brouillait la vue. Sa mère ! Et une enfant, sa demi-sœur !... Quoi qu'il en soit, une enfant remise à sa protection puisqu'il était devenu son demi-frère aîné.
Comment osait-elle, l'horrible créature, en parler sur ce ton devant lui ?... Comme s'il lui était acquis sans nul doute !...
« Prends garde ! s'intima-t-il s'adressant à lui-même et vidant son cerveau de toutes pensées. Qu'elle ne soupçonne rien de ce qui t'agite... »
Et il surprit le regard qu'elle lui jetait dans le miroir. Cherchant à deviner ses sentiments, prête à se jeter sur lui, furie, au moindre signe, éclair de colère ou de répugnance qui pourrait lui faire soupçonner qu'il n'était pas entièrement à sa dévotion. À ses pieds... Enchaîné par le désir charnel qui l'aveuglerait, le rendant indifférent à tout ce qui n'était pas elle, sourd aux paroles effrayantes qu'elle prononçait comme par mégarde devant lui, afin de provoquer son ire. Au moindre soupçon de ce qu'il ressentait vraiment pour elle, c'était sa mort qu'elle déciderait.
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