Angélique affirma que la responsabilité d'une femme lui semblait plus grande encore en ce domaine que celle des hommes, et d'ailleurs, chez les Iroquois, les femmes avaient leur mot à dire. Mais si le Père d'Orgeval, en ce qui la concernait, l'avait envisagée comme menant les troupes au combat, non, ce temps était passé pour elle.

– Vous n'en avez pas moins arrêté les troupes, fit-il, en tirant sur mes hommes au gué de Katarunk ?

– C'était une question d'habileté au tir. La décision de vous arrêter venait de mon époux. Je ne connaissais rien à l'Amérique que je croyais déserte, hélas, ou pour le moins peuplée de réfugiés, comme nous qui n'auraient d'autres ennemis à combattre que la marâtre nature sauvage. Hélas ! Je me trompais bien.

« Ce n'était pas assez de l'hivernage et des rivalités déjà bien établies entre la France et l'Angleterre. Il fallait encore que nous nous mesurions à un saint. Je ne suis qu'une femme, vous dis-je.

– Et une femme adorable.

À nouveau bouleversé devant elle, il lui baisa la main au vol.

– Pardonnez-moi ! Je ne suis qu'un cuistre. Ma conduite n'a pas d'excuses.

*****

Ainsi, ils passèrent une partie des deux journées suivantes à discuter soit à terre, marchant le long de la place, soit à bord de L'arc-en-ciel, faisant les cent pas sur le pont après un repas partagé avec le comte de Peyrac et les officiers, ou au sortir d'un office entendu dans la petite chapelle.

Parfois ils riaient, retrouvaient la connivence d'une amitié déjà longue et qui s'était créée spontanément, parfois Loménie retombait dans ses mélancolies et ses angoisses, comme s'il se fût subitement éveillé au bord d'un précipice.

Un fantôme était entre eux, mais grâce à ces entretiens, Angélique était parvenue à lui faire regarder la situation de façon plus lucide et sans faux-fuyant. Elle parvint à lui faire avouer qu'il reconnaissait que Sébastien d'Orgeval avait toujours professé envers les femmes un sentiment de méfiance et, sous des dehors policés, et parfois charmeurs à leur égard, une hostilité foncière.

– Il était si malheureux, soupira Loménie. Orphelin de mère, je sus d'après ses confidences que son enfance n'avait été entourée que d'horribles créatures féminines, grossières ou possédées par l'esprit du Mal, lubriques et même sorcières. Se méfiant de la Femme, il se méfiait de la Beauté et plus encore de l'Amour...

– Une trilogie à laquelle il semblait avoir voué une haine sans merci.

Le mot « haine » parut avoir choqué Loménie, mais il se retint de la contredire.

Ils marchaient ce soir-là à nouveau en direction du Saguenay, après un office du soir qui avait rassemblé pour le chapelet de la Vierge Marie, des moissonneurs harassés et des sauvages nouvellement débarqués du Haut-Saguenay, avec leurs fourrures pour la traite.

Demain, le comte de Loménie reprendrait le chemin de Québec, tandis que la flotte des gens de Gouldsboro, ayant rassemblé ses équipages, mettrait à la voile pour continuer de descendre le fleuve-mer Saint-Laurent jusqu'au golfe du même nom.

Ils échangeaient des paroles, moins pour se convaincre que pour échanger leurs impressions, s'avouer inquiétude et tristesse partagées.

– Vous êtes une créature de lumière, répétait le comte de Loménie, vous ne pouvez pas comprendre ce personnage.

– Mais vous aussi, Claude, vous êtes, vous avez été un enfant de lumière. Et je pense que c'est pourquoi il vous aimait, lui, ce sombre adolescent du Dauphiné, il avait besoin de vous, que vous soyez là pour l'éclairer. Il vous a attiré en Canada pour cela. Ne vous laissez pas entraîner dans les ténèbres de sa tombe.

– Comment savez-vous qu'il était du Dauphiné ? demanda Loménie surpris.

– On... on me l'a dit... je crois.

Mais elle pensait qu'elle en savait beaucoup plus long sur l'enfance de Sébastien d'Orgeval que Loménie lui-même. Et il la considérait avec un mélange d'inquiétude et d'admiration, comme si le reprenait sa crainte dont avait voulu le convaincre d'Orgeval qu'elle avait des pouvoirs de divination satanique ou d'habileté machiavélique.

– Quoi qu'il en soit, reprit-il, on dirait que votre apparition a fait mourir entre nous, lui et moi, cette entente, a brisé ce lien qui nous unissait depuis notre jeunesse et nous avait aidés jusqu'ici à vivre et à magnifier notre vie sur les chemins de la conquête des peuples et du service de Dieu.

« Me retrouvant à Ville-Marie après l'annonce de sa mort, je vis ma misère. J'avais tout perdu. Vous m'échappiez en tant que femme qui avait inspiré mon cœur, car vous étiez l'épouse d'un autre auquel il était vain de vous disputer. Et lui aussi m'échappait, mon frère que j'avais laissé, exilé au loin, sans que j'élève la voix pour le défendre. En me prononçant pour vous, je l'ai blessé. Je n'ai pas cherché à m'expliquer avec lui. Je ne pouvais lui parler de ce que je vous devais.

« Et encore aujourd'hui, je me sens coupable d'être prêt à tout pour n'obtenir de vous qu'un sourire, un geste d'amitié comme celui que vous avez eu l'autre soir pour moi. Pas plus, je vous l'affirme, et cela est absurde.

– Absurde !... Pourquoi ? Ce qui est absurde, c'est de vous sentir coupable de si peu de chose... Les gestes d'amitié réchauffent le cœur. Il est doux de nous sentir environnés de sympathie et n'est-ce pas aussi naturel que de nous sentir blessés par l'antipathie. N'aurions-nous droit qu'aux désagréments, dans nos rapports avec nos semblables ? Dans votre crainte des sentiments affectueux, votre rigorisme deviendra bientôt pire que celui des puritains, calvinistes, ou gens de Réforme que vous blâmez tant.

– La chair..., commença Loménie.

Mais Angélique éclata de rire en criant :

– Assez, assez de sermons !... La chair... C'est merveilleux. Heureusement que nous sommes chair.

Et l'entraînant par la main, elle le conduisit jusqu'à l'extrémité du promontoire.

– Et maintenant, regardez !...

– Quoi donc ?

La falaise tombait à pic sur le plan d'eau, s'évasant à l'embouchure du Saguenay. Plus en amont, les flottilles de canoës avaient été tirées au sec sur l'étroite grève. Mais de ce côté, large ouvert, le ciel était encore clair, d'un jaune de citronnelle, et la surface du fleuve brillait comme une laque chinoise.

– N'y aurait-il que la beauté de cet horizon à contempler que vous, religieux, devriez en être ému. Mais il y a plus. Je sens qu'elles sont là.

– Qui, elles ?...

– Attendez...

Au même instant, ils virent une silhouette assombrir l'estuaire, glissant sous l'eau et disparaissant, puis d'autres dans une danse harmonieuse qui tenait du songe, jusqu'au jaillissement d'un dôme argenté ruisselant qui bomba comme une île jaillissant des profondeurs de la mer, pour replonger, en dressant vers le ciel une queue impérieuse aux nageoires gémellaires en forme d'ailes.

– Les baleines !

Le spectacle était rare. Les baleines avaient fui depuis plus d'un demi-siècle. Mais il arrivait que des mères revinssent vers les profondeurs glacées du Saguenay pour y mettre au monde leurs petits, ou pour y batifoler en paix, gaiement avec quelques compagnes.

Angélique se promit qu'un jour, elle reviendrait avec les jumeaux, lorsqu'ils seraient plus grands.

Chapitre 5

Le premier soir de leur venue, Joffrey de Peyrac avait gardé ses visiteurs à souper dans le salon de L'arc-en-ciel, et le Récollet lui-même avait accepté sans ambages ainsi que le truculent pilote du Saint-Laurent, M. Topin et l'un de ses fils, les voyageurs étant lassés d'une journée pleine de navigation sur le fleuve, qui n'était jamais affaire simple pour une grosse barque à une voile, même en descendant le courant.

– Ce p... de fleuve, disait Topin avec un mélange d'estime et de rancune, il nous dévorera un jour, ce monstre...

Échappés une fois de plus aux abîmes, ces hommes du fleuve s'épanouissaient sous les plafonds de la grande salle des cartes, autour d'une table bien garnie que servaient avec componction le maître d'hôtel Tissot et ses aides. Juste ce qu'il fallait de balancement pour sentir qu'on était sur un navire à l'ancre, et non point à terre, dont la stabilité a quelque chose de dur et d'inquiétant. Pour percevoir qu'il les environnait toujours, le fleuve, le monstre froid, le serpent, en dessous et autour d'eux, mais seulement pour les bercer comme des enfançons en bercelonnette, à peine de quoi faire trembler le vin français dans les grands hanaps de cristal et faire miroiter des reflets de rubis ou d'or lorsqu'on les levait pour boire à de mutuelles santés et d'heureux voyages.

Angélique, contrevenant aux règles de l'étiquette qui indiquaient sa place d'hôtesse soit au centre de la table, vis-à-vis du comte de Peyrac, soit à l'une des extrémités, lui se trouvant à l'autre bout, avait pris place d'office à ses côtés comme elle l'aurait fait, ce soir, s'ils n'avaient pas reçu de visiteurs.

L'ayant à peine retrouvé, elle voulait être très proche de lui, se blottir au plus près de sa chaleur, dans le parfum subtil de sa présence retrouvée. Elle aimait capter l'odeur de ses vêtements dans ses gestes, celle tiède et raffinée de ses cheveux lorsqu'il bougeait la tête, de son haleine lorsqu'il se tournait vers elle. Et elle éprouvait alors des envies de baisers secrets et prolongés, hors de tous regards.

Cela devait se voir qu'elle trouvait plaisir à se placer dans le rayonnement de sa mâle présence. Mais tant pis !

Plus elle apprenait à vivre près de lui, et moins elle avait envie de le partager avec les autres. Or, leurs existences à tous deux ne cessaient de les mettre sur un piédestal, à la tête d'une vie publique des plus mouvementées, et Angélique devait faire preuve d'entêtement et d'imagination pour ne pas être requise à chaque instant par des devoirs cérémoniels. Et cela Joffrey l'aidait, car lui aussi était jaloux de se préserver le plus possible d'heures d'intimité. Le voyage sur le fleuve, en couple, leur avait donné de grandes espérances. Mais il n'avait pu quitter assez rapidement Tadoussac et voici que le monde les rejoignait.

M. de Frontenac envoyait des messagers pour transmettre à M. de Peyrac des nouvelles de son expédition et ses remerciements pour son aide. Loménie-Chambord venait pour confier ses tourments et ses doutes.

Angélique décida de boire pour oublier une déception qui lui faisait le cœur chagrin, non celle, après tout, minime et passagère de ne pas être plus longtemps seule avec son mari, mais venant s'ajouter à sa mélancolie d'avoir laissé sa fille derrière elle, le souci d'avoir retrouvé le chevalier de Loménie-Chambord si changé et abattu...

Elle avait besoin de quelques libations pour dissiper sa pénible impression.

Son cœur restait ému des sanglots de cet homme, ce guerrier au cœur pur et vaillant qui s'était abattu contre son épaule, et les paroles qu'il avait prononcées au milieu de ses larmes étaient comme l'écho d'une plainte qu'un autre, invisible et perdu, aurait laissé échapper.

Elle aurait bien voulu oublier cet autre dont il n'était que trop question, ce Sébastien d'Orgeval toujours resurgissant au moment où ils commençaient à se remettre un peu d'aplomb, et, mort ou vif, leur suscitant sans relâche les pires ennuis. Elle était d'autant plus mal à l'aise que les confidences de Loménie éveillaient sa pitié malgré elle, tout en sachant qu'il y avait derrière cela un piège dont elle devait se méfier. « Lui », le jésuite, et Ambroisine, ils avaient toujours statué sur sa générosité, sa bonté pour la perdre... Et elle avait bien failli s'y laisser prendre !...

Elle but donc, comme elle aurait avalé un remède, une première longue lampée d'un vin délicieux et, peu après, sentit sa gaieté revenir. Elle pourrait faire meilleure figure, s'intéresser aux récits de d'Avrensson, donner la réplique à l'exubérant Topin qui avait toujours des histoires de naufrage à raconter.

Cette soirée sur un navire avec des hôtes de passage et des officiers de leur flotte lui rappelait un autre banquet qu'ils avaient eu en cet endroit même, quelques années auparavant alors qu'ils remontaient le fleuve cette fois, se dirigeant vers la capitale de la Nouvelle-France : Québec2.

Ils avaient festoyé avec faste et folie, « à la française » et chacun s'était senti assez joyeux pour confesser de sa vie des secrets inavouables, ce qui avait resserré leur entente au sein du brouillard de novembre, épais et glacial, tandis qu'ils continueraient de pénétrer en tapinois dans les possessions du roi de France au Nouveau Monde.

Comme jadis, elle éleva son hanap de beau cristal de Bohême, cadeau inattendu du marquis de Ville-d'Avray, et à travers le rubis du vin de Bourgogne, elle voyait le visage de ses hôtes de ce soir, gens de bonne compagnie et qui ne portaient plus en eux à leur égard une potentielle menace. Ce soir, ils n'étaient tous qu'une assemblée de Français, bons amis, jouissant de se rencontrer aux confins des frontières de leurs immenses territoires respectifs, qui avaient pas mal de nouvelles à se communiquer, et déjà de souvenirs communs à évoquer. Ne serait-ce que la fameuse nuit de la descente des Iroquois sous Québec, au cours de laquelle Angélique avait aidé le major d'Avrensson à sauver la ville tandis que M. Topin courait le long du fleuve, pour éteindre les pots-à-feu balisant les contours du rivage.