Quant aux jumeaux, ils n'en avaient qu'une : obéir à Charles-Henri.
Et elle lui répéta une fois de plus tout ce qu'il devait faire et ne pas faire, adressa une dernière supplique à leurs anges gardiens, et se lança sur la plaine.
*****
Elle avançait sans pouvoir calculer la distance qu'elle aurait à parcourir. Elle ne savait pas si le point qu'elle visait et ne quittait pas des yeux était proche ou bien se situait à des heures, sinon des jours, de marche.
Cette fumée là-bas, c'était un souffle si mince, une tache infime qui se diluait, par moment s'effaçait et elle ne la voyait plus, puis la percevait à nouveau sans être certaine de ne pas s'illusionner. On aurait dit un souffle d'agonisant dont l'interruption aurait signifié pour elle, en effet, presque la mort.
En tout cas, la perte d'un espoir fou.
Heureusement, de pas en pas, la fumée devint plus certaine à ses yeux pleurant de froid, fatigués de percer la blessante lumière pour ne pas perdre de vue cette trace bleutée, laquelle enfin commença à se déployer plus nette et plus proche sur un rideau d'arbres noirs.
En lisière de forêt, des hommes avaient allumé un feu. Elle ne les voyait pas, mais désormais, leur présence ne faisait plus de doute.
D'autres pensées alors l'assaillirent. Des hommes ! Amis ? Ennemis ?
Des hommes qui, en la voyant s'approcher, forme indistincte et maladroite, bougeant sur l'immensité blanche, croyant peut-être avoir affaire à un animal, pourraient la tirer, à bout portant, comme un vulgaire gibier.
Sur ces entrefaites, et de façon inattendue, un pan de brume jaunâtre assez épaisse traîna vers elle sur sa gauche et l'enveloppa.
« J'aime mieux ça ! » pensa-t-elle.
L'odeur de la fumée la guiderait car maintenant on la percevait à pleines narines. C'était enivrant. Et malgré le danger possible, Angélique frémissait d'impatience.
Tout à coup, sous ses raquettes, le sol céda.
Avançant dans un paysage dont le brouillard estompait le relief, elle vit trop tard le bord d'une faille profonde. Elle n'eut que le temps de se rattraper à un petit arbre en surplomb.
Chapitre 48
Angélique se pencha au-dessus de la ravine. c'était bien de cette faille que la fumée s'élevait en volutes paresseuses, s'étalant en nappe pour se mêler à la lourde brume.
À ce moment, la branche à laquelle elle se cramponnait et qui était enrobée de glace cassa comme verre et elle déboula dans le trou en se heurtant aux rochers mais sans se faire de mal à cause de l'épaisseur de la neige qu'elle entraînait avec elle.
Elle se retrouva au fond, presque ensevelie par l'avalanche, et eut beaucoup de peine à s'en extraire, à retrouver son arme qui lui avait échappé et un de ses gants arraché. La neige s'était insinuée dans ses manches, dans son cou, dans son capuchon.
Avec des mouvements de nageur, elle parvint à regagner un terrain plus ferme, se trouva près d'un petit ruisseau à moitié gelé.
Devant elle se dressaient les colonnades de glace d'une chute d'eau, un « sault » comme ils disaient par là. C'était au pied de la cascade, pour lors figée et muette, que stagnait la fumée, émanant des dômes engloutis de deux wigwams indiens, de ces abris que les nomades montent hâtivement avec des baguettes souples, sur lesquelles ils jettent des pans d'écorce d'ormes ou de bouleaux. À travers les interstices des écorces, et sans même faire fondre complètement la neige, la fumée filtrait, trahissait la vie.
Alentour et malgré la tombée de neige fraîche de la nuit précédente, on relevait les piétinements d'un campement. Elle aperçut une traîne et un harnais qui émergeaient, et crut entendre gronder un chien à l'intérieur d'un des deux champignons coiffés de blanc.
Le doigt sur la détente, elle demeura aux aguets. Elle avait été si privée de toute présence humaine depuis ces longues semaines qui avaient fait sans doute des mois, qu'elle hésitait et redoutait le contact. Amis ? Ennemis ? Indiens ? Ou coureurs de bois canadiens ?...
La plaque d'écorce, qui servait de porte, s'écarta. Un visage de femme indienne sous son bandeau de perles se montra à demi, puis s'effaça pour laisser place à celui de son seigneur et maître, un Indien, lequel, pour s'extirper de sa tanière, pointa en avant un haut chignon huilé, orné de « couteaux » noirs d'ailes de corbeau. Redressant la tête, il observa l'intruse, en arrêt à quelques pas derrière les buissons.
À son profil busqué, son menton court, ses petits yeux pétillants, elle supposa qu'il s'agissait d'un Abénakis du sud. Il ressemblait à Piksarett. La vue du mousquet ne semblait pas l'impressionner.
À tout hasard, elle le héla de loin et le salua en sa langue. Il répondit en français.
– Salut à toi. Je suis Pengashi, de la Fédération des Wapanogs. D'où sors-tu, enfant ?
À sa silhouette, il devait la prendre pour un jeune Blanc. Elle ébaucha un geste vers le sommet du ravin.
– De Wapassou, là-bas.
Il plissait des yeux pour mieux la distinguer.
– Je croyais qu'ils étaient tous morts là-haut. J'ai vu de loin les ruines du fort et des maisons...
Alors elle se nomma et il parut heureusement surpris. Elle lui dit qu'elle restait seule à Wapassou avec trois enfants.
– Approche ! Entre ! lui intima-t-il en se retirant pour lui laisser libre le passage de l'étroite entrée.
Elle planta ses raquettes devant le seuil, à côté de la hutte et se glissa à l'intérieur du wigwam. Une fois la porte refermée, c'est-à-dire la plaque d'écorce retombée sur l'ouverture, il faisait bon dans cet abri étroit où l'on ne pouvait se tenir qu'assis. On marinait dans une épaisse fumée, mais Angélique fut surtout sensible à l'odeur du brouet qui avait dû cuire dans une marmite posée sur des braises et dont deux ou trois enfants achevaient de rassembler les derniers restes dans des écuelles de bois.
C'étaient certainement de très pauvres gens. Elle avait scrupule de leur demander d'emblée de la nourriture. Pengashi racontait que l'hiver les avait surpris alors qu'il n'avait même pas achevé de mener à bien la traite d'été sur les côtes du New-Hampshire. Pas plus, n'avait-il eu le temps de chasser et de fumer assez de viande et de poisson pour leurs réserves d'hiver.
Démuni, ayant dû abandonner ses fourrures dans une cache au pied d'un arbre, il était remonté vers les montagnes de l'intérieur pour y joindre les gens de sa tribu, mais ceux-ci se trouvaient presque dans le même cas que lui, et tout le monde se dispersait afin de courir sa chance de subsistance chacun de son côté. Son frère aîné l'avait encouragé à se rendre vers le nord pour passer l'hiver sous la protection des Blancs de Wapassou. Mais après un long et pénible voyage, il croisa quelques groupes clairsemés d'Abénakis et d'Algonquins qui erraient, désorientés, et qui l'avertirent que le fort de l'Homme du Tonnerre était ruiné, et qu'il n'y avait plus là-bas âme qui vive.
Il continua pourtant, ne voulant pas y croire, aperçut de loin les ruines noircies, se résigna, mais avant de s'engager dans une nouvelle direction, comme il était à bout de vivres, il chercha un endroit propice pour cabaner, le temps de poser des pièges dans l'espoir d'attraper un gibier que l'hiver précoce rendait fort rare.
Ils avaient dressé leurs huttes depuis trois jours. Du fond de sa ravine, uniquement préoccupé de ses pièges et de sa chasse avant de se remettre en chemin, il n'avait pas pensé à examiner de plus près l'emplacement de Wapassou, et à y chercher des traces de vie, ce qui expliquait qu'il n'eût pas remarqué de son côté la fumée du fortin.
Son intention était de continuer vers le Nord et de mettre sa famille à l'abri des missions sur le Richelieu, ou du fort Saint-Anne.
Tout en parlant, il fumait sa pipe à petits coups et il avait sans cesse une mimique satisfaite, hochant la tête avec l'air entendu de quelqu'un qui n'en pense pas moins, et qui se félicite d'avoir si bien mené ses affaires.
– Le Richelieu ? Le fort Sainte-Anne ? Mais c'est très loin, lui fit remarquer Angélique. Pourquoi n'essayez-vous pas plutôt de remonter par la Chaudière vers Québec ? Vous auriez moins de distance à parcourir.
Il secoua la tête. Il avait entendu dire que l'armée du nouveau gouverneur hivernait dans les forts du Richelieu et ceux des lacs Saint-Sacrement, Champlain, et qu'à l'automne, des barques n'avaient cessé d'y acheminer de Montréal un ravitaillement monumental.
Non seulement il serait à l'abri avec les siens de la famine, mais à pied d'œuvre quand viendrait le printemps pour participer à la grande campagne guerrière contre les Cinq-Nations iroquoises qui se préparait.
Tout à coup, il s'informa du nom des enfants qui étaient avec elle dans le fortin, et quand elle lui eut répondu, il manifesta à nouveau une grande satisfaction.
– Charles-Henri ! Charles-Henri ! répéta-t-il à plusieurs reprises.
Puis se penchant vers elle d'un air malicieux :
– Je suis le beau-frère de Jenny Manigault, lui confia-t-il. Pour tout dire, il était le frère de Passaconaway, le chef des Pemacooks, qui avait enlevé Jenny et qu'elle était partie rejoindre après son évasion, confiant son fils Charles-Henri à Angélique.
Pengashi estimait que son frère aîné avait eu tort d'enlever une Française.
– Nous le lui avons tous dit, au début, nous, sa parenté, ses amis. « Mon frère prends garde », lui répétions-nous. « Tu as enlevé une Française et nos alliés blancs de Canada vont nous chercher querelle. » Alors, il alla se cacher dans les Montagnes Vertes, mais plus tard il m'avertit qu'il avait appris que sa captive française était de la même religion que les Anglais, de ceux qui avaient crucifié Notre Seigneur Jésus-Christ, et que, pour cette raison, ses compatriotes français la considéreraient comme prisonnière s'il proposait de la leur rendre. Et, loin de la racheter, les Français la donneraient à d'autres Abénakis comme butin. Il avait donc compris que personne ne viendrait la lui reprendre, s'il savait bien se défier et des uns et des autres.
La dernière fois que Pengashi avait vu son frère le chef Passaconaway, il s'apprêtait à décabaner avec sa famille composée de Jenny et de l'enfant qu'il avait eu d'elle : une petite fille, de sa mère, d'un jeune cousin qui avait perdu tous les siens dans la guerre du roi Philippe.
L'hiver s'annonçait trop rigoureux dans les Montagnes Vertes. Il voulait se rapprocher de la côte, tout en veillant à ne pas attirer la suspicion des colons anglais qui avançaient, de plus en plus nombreux vers les montagnes pour défricher la forêt et qui voyaient partout, dès que pointait la plume d'un sauvage, des partis de guerre du Nord canadien, Français et Abénakis, venus pour les scalper.
Passaconaway n'était pas baptisé, comme lui Pengashi, qui était chrétien ainsi que sa famille, et jusqu'à ses parents. Passaconaway se méfiait des hommes blancs qui pouvaient venir lui reprendre Jenny, les Français parce qu'elle était de leur race, et les Anglais parce qu'elle était de leur religion. Il serait heureux que Pengashi apporte des nouvelles de son fils à Jenny.
– Si tu remontes vers le Nord, tu n'es pas prêt de revoir ton frère, ni de pouvoir transmettre à Jenny des nouvelles de son fils, lui dit-elle.
Mais cette notion de temps et de distance n'impressionnait pas l'Indien. De toute façon, la campagne de guerre contre les Iroquois les amènerait non loin des régions où Passaconaway et sa petite tribu se cachaient.
Une fois les Iroquois anéantis, Pengashi pourrait suivre un parti, décidé à descendre récolter des chevelures d'Anglais chez les habitants des frontières, ce qui le mettrait aux limites de l'arrière-pays du New-Hampshire et des Montagnes Vertes. Il saurait distraire quelques jours aux combats, pour joindre les siens et les visiter.
Dans le wigwam de Pengashi, il y avait deux femmes. La plus jeune nourrissait un bébé ficelé sur sa petite planchette. C'était sa fille aînée dont le mari avait été tué par la chute d'un arbre au cours de leur exode.
– Les neiges sont venues trop tôt. Les arbres n'avaient pas perdu leurs feuilles. Alourdis, ils ont cassé en grand nombre.
L'autre, l'épouse, surveillait Angélique d'un regard sans aménité. Malgré l'étroitesse de la hutte, elle avait entrepris de graisser ses cheveux avec de la graisse d'ours fluide. Les Sauvagesses prenaient toujours grand soin de leurs chevelures. Celle-ci, malgré leur situation précaire, ne dérogeait pas à ses habitudes. Elle demanda à Angélique si elle n'avait pas un peigne à lui donner, en écaille ou en os, car le sien, en bois, s'était brisé.
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