Pengashi la fit taire avec humeur, et Angélique comprit qu'il lui reprochait de gaspiller de la graisse d'ours alors que leurs provisions étaient épuisées.

Sa fille aînée, la jeune veuve, à son tour réclama si la femme blanche pouvait lui procurer de la charpie pour son nouveau-né. Elle accusait encore l'hiver. Elle n'avait pu faire assez ample provision de ce duvet d'un roseau ou de bois de pruche pilé dont on garnissait l'entre-jambes des bébés afin de ne pas gâter leurs fourrures. Là aussi, l'Indien fit taire sa fille, rappelant que de la poudre de bois de pruche, les femmes s'en étaient servi toutes deux pour dégraisser leurs cheveux avant de les laver, quitte à les regraisser plus tard. Leurs cheveux ! Toujours leurs cheveux ! Et l'on n'avait pas de quoi manger.

Mais l'instant d'après, il demanda à Angélique, pour lui, de l'alcool et aussi une couverture, car il n'avait pu aller deux fois à la traite et rapporter des navires ou du poste du Hollandais les marchandises dont ils avaient besoin.

Angélique regretta de ne pas avoir emporté de l'alcool. Elle s'était mise en route tellement persuadée de marcher vers un mirage, qu'elle n'avait pas pensé à se nantir, au moins d'un peu de ce produit d'échange. Elle recommença d'expliquer sa situation. Elle était seule dans ce fortin avec les trois enfants, dont Charles-Henri. Ils avaient du bois pour se chauffer, mais leurs réserves de nourriture s'épuisaient. Elle attendait des secours qu'un compagnon survivant était parti chercher, jusqu'alors personne ne venait. Et la neige avait complètement recouvert l'emplacement des pièges.

Tout en parlant, elle ne pouvait s'empêcher de lorgner en direction du bol de graisse d'ours, et d'un restant de soupe de maïs qu'après beaucoup de comédies les enfants avaient fini par laisser au chien, lequel avait attendu avec patience leur décision, puis s'était jeté avidement sur cette suprême boulette de pâté.

Avec la finesse de ses congénères, Pengashi, tout en fumant, dut comprendre le langage muet de ses regards. Il acheva sa pipe et, lui adressant à nouveau un de ses clins d'œil de connivence, la pria de le suivre.

Une fois dehors, il se dirigea vers le second wigwam et lui fit signe d'y pénétrer en sa compagnie. Deux vieillards s'y trouvaient : un homme et une femme aux tresses blanches, assis très dignement dans le fond. Coiffé d'un bonnet de fourrure, l'homme fumait sa petite pipe de pierre rouge, et de temps à autre, la tendait à sa vieille épouse, afin qu'elle pût tirer quelques bouffées. Une gamine d'environ douze ans, accroupie à côté du foyer, raclait avec soin une peau dont elle arrachait les derniers lambeaux de chair et de nerfs, si minimes fussent-ils, pour les jeter un à un dans une petite marmite posée sur les tisons du foyer, au centre de la cabane.

Angélique et son hôte trouvèrent leurs places. Pengashi expliquait à ses parents qui elle était et les raisons de sa venue. Ils écoutaient sans cesser de fumer à petits coups et sans qu'un muscle de leurs physionomies bouge, de sorte qu'on pouvait se demander s'ils avaient entendu le moindre mot des propos de leur fils. Celui-ci ne se formalisait pas de leur indifférence, et prenait son temps pour respecter les règles de bienséance que l'on doit aux ancêtres.

En examinant la petite Indienne courbée sur sa tâche, Angélique surprit le regard de curiosité qu'elle lui jetait, et lui vit une prunelle claire dans une petite frimousse maigre assombrie de hâle et de crasse, mais qui laissait deviner des taches de rousseur. Malgré la graisse qui les oignait, ses cheveux tressés, retenus sur le front par un bandeau brodé de perles de couleur et de poils de porc-épic, avaient un reflet doré. Encore une petite captive anglaise.

– Mon frère était si fou de sa captive blanche. Il m'est venu l'envie d'en avoir une dans mon wigwam. Il y a quelques années, avec un parti allié, nous avons suivi la campagne de la Robe Noire, qui est descendue jusqu'aux environs de Porthmouth. J'ai enlevé cette petite fille. Elle était si petite et si blonde. C'est moi qui lui ai mis ses premiers mocassins aux pieds. Je trouvai le moyen de les tailler et de les coudre malgré la course dans la forêt, car les Yennglis nous poursuivaient et nous avons dû tuer presque tous nos autres captifs qui ne pouvaient pas garder la vitesse. Je lui ai mis ces mocassins aux pieds. Et après, c'était fini. Elle n'était plus une enfant de Yenngli. D'ici peu de temps, elle sera assez grande pour que j'en fasse mon épouse. C'est pourquoi Ganita ne l'aime pas. Alors, je l'ai donnée comme servante à mes parents.

Angélique l'écoutait, moins attentive à ses paroles qu'à ses gestes.

Il s'était glissé jusqu'au fond du wigwam et avait soulevé une plaque d'écorce qui formait la paroi et attirait du dehors un volumineux paquet enneigé, enveloppé de peaux. Ayant soigneusement refermé l'ouverture, il enjoignit d'une voix rude à la petite servante d'alimenter le feu. Il attendit que la chaleur soit revenue à l'intérieur de la hutte pour développer les peaux qui étaient durcies par le gel. Non sans fierté, il montra un gros bloc glacé d'une matière rougeâtre.

– J'ai fait bonne chasse avant-hier. Un jeune daim. Mais je n'ai pas tout dit à ma femme Ganita. Elle aurait voulu qu'on fasse bombance. Elle n'a pas de cervelle. Mes parents ne parleront pas. Ils m'approuvent d'être parcimonieux. L'hiver est un ennemi traître et cruel, et on ne s'arme jamais avec assez de prévoyance contre lui.

Il prit dans un coin une vieille lame d'épée bien aiguisée, et de trois ou quatre coups décisifs, tailla un gros rectangle de viande qu'il enveloppa dans un pan de peau, soigneusement découpé lui aussi. Tandis qu'il enjoignait à la petite servante d'en coudre les bords, ce qu'elle fit rapidement et avec habileté, il attirait, d'un autre trou, toujours du dehors, un sac d'où il sortit deux racines de raves, et un pochon fermé d'une lanière coulissée. L'ayant ouvert, il compta dans le creux de sa main avec autant de soin qu'un avare ses pièces d'or, des parcelles noires ou brunâtres d'un produit léger dont il paraissait apprécier la valeur à l'once même.

Il hésitait, ajoutait trois ou quatre pastilles de supplément, hésitait encore, secouait un peu du sac, puis semblait se raviser et regretter son geste, et se reprenait pour en verser encore. Quand sa main fut pleine, il pria Angélique de lui tendre les siennes et d'y recueillir la précieuse provende.

– Fais gonfler ces petits fruits des bois dans le bouillon. Ils défendent du mal de terre.

Il parlait du scorbut.

Elle se confondit en remerciements.

– Je suis le beau-frère de Jenny Manigault, répondait-il comme si cette parenté le contraignait à certaines obligations envers elle.

– N'aurais-tu pas un objet sur toi que je pourrais lui remettre quand je la reverrai. Mon frère aîné me traite volontiers de menteur. Il pourra constater que je lui suis loyal.

Angélique chercha ce qu'elle pourrait laisser au sauvage qui témoignerait près de Jenny qu'il l'avait rencontrée. Pour Jenny, un mot écrit. Elle n'avait ni papier, ni plume, ni encre sur elle, et ne portait aucun bijou. À part une bague trop large sur son doigt amaigri. Elle finit par l'ôter un peu machinalement, et la remettre à Pengashi en lui expliquant que Jenny reconnaîtrait ce bijoux qu'elle avait vu à sa main.

– Peux-tu me donner aussi ton fusil ? demanda l'Abénakis, après avoir serré la bague dans la petite aumônière retenue autour du cou, que tout Indien porte contre sa poitrine. J'ai droit d'avoir un fusil car je suis baptisé.

Cette générosité qu'elle lui consentit et qui le combla ne lui coûtait pas cher. Avec tout l'arsenal entreposé dans les flancs du fortin de Wapassou, elle pouvait se le permettre.

Pengashi jubila.

– J'ai aussi un petit présent que Jenny m'a donné pour son fils, mais je ne peux plus mettre la main dessus. Je parie que c'est cette enragée de Ganita qui me l'a dérobé. Mais je vais lui faire rendre gorge. Reviens me voir dans trois jours. Qui sait ! Avec le fusil, j'aurai peut-être, si le Grand Esprit continue pour moi ses bontés, un peu de viande à partager avec toi.

Quoique baptisé, quand il s'agissait de chasse, il préférait s'adresser au Grand Esprit.

Elle promit d'apporter de l'eau-de-vie, une couverture pour sa vieille mère, et de la charpie pour le bébé.

*****

Dans sa joie de rapporter pour quelques journée de vivres supplémentaires, le retour lui parut facile et rapide. Elle atteignit la maison avant la nuit.

Avec soulagement, elle serra sur son cœur les enfants. Comme ils étaient courageux, si petits, d'avoir su l'attendre sans s'effrayer de son absence, sans s'affoler ni faire de sottises !

– Nous avons mangé et puis nous avons dormi, lui dit Charles-Henri.

Elle se réserva de lui parler plus tard de sa mère.

Ce Pengashi l'avait abusée avec ses projets de retour vers les Montagnes Vertes. Parviendrait-il seulement, le malheureux, à atteindre les missions du Nord ? Elle dut laisser passer quelques jours avant de reprendre le chemin de leur campement.

Dans l'intervalle, un vent aigre s'était mis à siffler. Vent sec, mais glacial, qui érodait comme poussière d'acier la surface de la neige. Elle attendit, sachant qu'elle ne pourrait pas faire deux pas dehors sans être renversée, et aurait-elle voulu ramper qu'elle aurait été roulée et balayée de part et d'autre, au ras du sol, et elle comprit pour quelles raisons, en cette saison, Pengashi montait ses cabanes au plus creux des ravins.

Enfin, certain jour, le vent commença de tomber, laissant sous un ciel bas et menaçant un monde décapé recouvert d'une carapace verglacée. Les conifères étaient d'un noir d'encre sans une pincée de neige sur leurs aiguilles, les feuillus dépouillés couleur d'os, les branches en candélabre sans la moindre brindille. La journée étant trop avancée, elle dut attendre au lendemain pour se rendre au campement des Indiens. Elle emporterait une chopine d'eau-de-vie, un peigne, un peu de charpie, et encore qu'elle n'en fût pas très pourvue, deux couvertures de traites en lainage anglais de Limbourg pour les grands-parents.

Mais dans la nuit, la neige se remit à tomber à gros flocons. Par crainte de s'égarer, elle attendit encore une journée, puis une deuxième. Le vent avait tout à fait cessé maintenant, mais les versées de neige molle et silencieuse ne semblaient pas se tarir. La matinée suivante, il y eut une accalmie. Les flocons se raréfièrent, tourbillonnant avec lassitude, puis cessèrent peu à peu.

Un pan d'horizon se découvrit vers l'ouest dans un espace restreint, mais suffisamment pour qu'elle ait la possibilité de savoir dans quelle direction elle se dirigeait.

Ses recommandations faites à Charles-Henri comme la fois précédente, et après avoir déblayé tant bien que mal les abords de l'entrée, elle se hissa au-dehors et s'engagea vers la plaine. Contre toute attente, elle retrouva, bien que faiblement tracée, l'amorce de son ancienne piste. Brumes et nuages traînants repassaient dans les lointains et il était vain, sur cet horizon bouché, d'essayer de repérer les traces de fumée du petit campement perdu.

Le ciel s'abaissait de plus en plus, la neige se remit à tomber.

Elle tombait drue, mais le vent, qui transforme un paysage déjà obscur en une muraille infranchissable, ne s'était pas encore levé, et sans doute ne se lèverait-il pas. Elle continua sa marche.

Cette fois, elle s'était munie d'un fagot de baguettes afin de baliser sa piste. Presque aussitôt, elle regretta de ne pas les avoir taillées plus hautes, car la neige aux énormes flocons duveteux qui tombaient en déluge, menaçait de les recouvrir d'ici son retour.

Malgré les raquettes, elle enfonçait jusqu'aux genoux à chaque pas. Elle progressait lentement, plus pataude qu'un ours, se guidant sur le très faible sillon de son précédent parcours.

Comme la première fois, elle manqua le rebord abrupt de la falaise, et, n'ayant pas pressenti à temps le surplomb, fut entraînée vers le fond, dans la même coulée de neige, ce qui était sans gravité car celle-ci amortissait les chocs. Si elle mit plus de temps à se dégager, par contre, elle n'avait perdu ni raquette, ni gants.

La ravine avait revêtu un aspect fantomatique. Les arbres transformés en longs cierges géants, pleurant leurs larmes de cire blême, la cascade elle-même ayant disparu, se confondant avec les rocs submergés.

Des wigwams, point de traces.

« Ils ont décabané... »

Puis, en s'approchant, elle distingua la forme ronde d'un des deux abris, et dans son soulagement de les savoir encore présents, elle ne s'inquiéta pas de ne pas remarquer de fumée. Elle héla, ne reçut nulle réponse. Elle souleva la cheville de bois, écarta l'écorce de l'entrée, et aperçut les deux vieux dans le fond, assis côte à côte, jambes croisées, l'homme coiffé de sa toque de fourrure et la vieille femme avec son bandeau brodé, planté d'une plume, tels qu'elle les avait laissés la première fois.