Elle les salua. Une fine poussière de neige qui s'était infiltrée par un trou dans le toit poudrait les tisons noircis du foyer, ainsi que les deux vieillards, soulignant de blanc les plis de leurs vêtements.
À cette fine neige qui les recouvrait peu à peu, ils ne semblaient pas prendre garde et, impassibles, la fixaient de leurs yeux ternis.
Ce ne fut qu'après un long moment, lorsqu'elle remarqua la pipe éteinte posée devant l'homme, et constata l'envahissement de la hutte par le souffle imperceptible de la poudreuse, qu'elle comprit qu'ils étaient morts.
Alors que Pengashi et sa famille repartaient par les espaces enneigés et par les ouragans vers une aussi lointaine qu'incertaine direction, le moment était venu où l'ancêtre avait dit : « Mon fils, je m'arrête. Ici, ma piste est finie. »
Selon le rituel et la tradition, Pengashi leur avait laissé le wigwam au-dessus de leurs têtes, un dernier feu allumé devant eux, avec une dernière marmite posée sur les tisons contenant deux suprêmes rations de sagamité, une dernière prise de tabac pour le calumet du père, puis, non sans avoir soigneusement reposé la plaque d'écorce qui servait de porte, et suivi de sa femme, de ses enfants, de sa fille aînée et de son bébé, et de la captive anglaise, aux pas lents de leurs raquettes, portant et traînant leur harnachement de pauvres et derniers biens, ils avaient repris leur marche vers le nord, à la recherche des missions et postes français.
Angélique demeura sans mouvements, agenouillée devant les deux et dignes momies, jusqu'à ce qu'à son tour elle vît que la neige commençait à se déposer sur ses vêtements et qu'elle était pétrifiée de froid.
D'un geste instinctif, elle tendit la main vers la marmite. Mais, comme elle s'y attendait, celle-ci était vide et déjà à demi comblée de neige.
Ils avaient doucement fumé le calumet en se le passant l'un à l'autre, puis, après la dernière bouffée, le vieil Indien avait posé l'objet sacré devant lui. Ils avaient attendu que le dernier tison s'éteigne, et alors ils s'étaient distribué les dernières bouchées de nourriture terrestre. Puis, les mains posées sur leurs genoux, dans l'obscurité qui peu à peu se refroidissait, ils avaient laissé venir la mort.
Quand la chute de la branche avait crevé le toit du wigwam, déjà, ils étaient loin, continuant leur chemin par les plaines du Grand Esprit, là où il n'y a que chaleur et lumière.
À la lueur blafarde qui, par l'ouverture, venait du dehors, elle ne pouvait se lasser de les contempler, retenue malgré elle, sans pensées, sans savoir pourquoi, par ce spectacle macabre, et cependant noble et serein. Ils demeuraient si vivants qu'elle se retenait de leur poser sur les épaules les couvertures qu'elle avait apportées.
Peu à peu, un détail insolite attira son attention engourdie. Sur les mains ouvertes de chacun des deux personnages hiératiques, reposait une sorte de motte de quelque chose d'indistinct. On aurait dit un gros caillou de boue agglomérée, lui aussi déjà saupoudré de neige.
Mais lorsqu'elle s'approcha, elle s'aperçut que c'était de la nourriture. Deux gros blocs congelés de bouillie de maïs mélangée de morceaux de viande et de fruits séchés. Le dernier repas des ancêtres qu'ils n'avaient pas touché.
Elle frémit d'une joie insensée. Tremblante, elle détacha les deux morceaux des paumes squelettiques, et elle hésita, les interrogeant du regard :
« Était-ce pour moi ? Saviez-vous que j'allais revenir ? »
Sur leurs poitrines, parmi les gris-gris de dents d'ours, de poils de porc-épic, de coquillages enfilés, parmi les chapelets, les médailles, elle voyait briller ces petites croix d'or, façonnées et portées par les Indiens baptisés du Sud-Est.
Devrait-elle voir en ce geste une suprême offrande au Dieu de la charité sans limites que les Robes Noires leur avaient enseigné à prier ?
Qu'était-ce une ration de plus sur cette Terre, avaient-ils songé, alors qu'ils allaient partir là où ils seraient à jamais rassasiés ? La femme blanche et les enfants blancs de Wapassou avaient faim.
Débordante de gratitude, elle enfouit son butin dans son sac. Il y avait encore une aumônière de cuir posée sur la portion que tenait la femme, qu'elle prit également, car cela paraissait faire partie de l'offrande.
En se retirant, elle heurta un objet enveloppé de peau qu'elle n'avait pas vu. À sa forme, elle reconnut un piège d'acier pour les petits animaux à fourrure et se souvint qu'elle s'était plainte devant Pengashi de ne pas retrouver ceux posés par l'Anglais muet à l'automne.
En échange du fusil, l'Indien lui laissait un de ses outils de chasse pour la traite, qui pourrait lui offrir une dernière chance.
Se reculant sur les genoux, elle sortit du wigwam, regardant les deux vieillards une dernière fois.
– Merci ! merci ! Que Dieu vous bénisse.
Elle ajusta et consolida la porte, et s'évertua à reboucher l'ouverture du toit, afin de leur éviter aussi longtemps que possible l'outrage des bêtes carnassières.
Chapitre 49
De la petite aumônière de cuir trouvée près de la grand-mère, glissa dans la main d'Angélique, lorsqu'elle eut dénoué le cordon, une paire de pendants d'oreilles composés chacun d'un petit grenat serti d'argent ciselé : les boucles d'oreilles que Jenny Manigault, de La Rochelle, portait le jour où elle avait été enlevée par les Indiens.
Angélique les contempla avec émotion en souhaitant cette fois que sa bague puisse parvenir, un jour, à la pauvre enfant. Sur le point de remettre le présent à Charles-Henri et de lui parler de sa mère, elle se retint.
La faim les rendait tous fragiles. Leur sensibilité s'aiguisait, oscillait. Un rien les touchait, les atteignait, et l'on ne pouvait jamais savoir en quel sens jouerait le moindre choc.
Ce qu'elle éprouvait elle-même adulte, les enfants n'y échappaient pas non plus, bien qu'il fût plus facile de les distraire et elle craignit d'ébranler le bel équilibre du petit garçon.
Elle savait que, de son odyssée avec l'Indienne qui l'avait traîné deux saisons de wigwams en wigwams, il ne gardait pas un souvenir heureux. Il évitait toujours d'en parler et ne répondait pas quand on y faisait allusion. Si d'autre part, il avait reconnu en elle sa mère, la rupture n'avait-elle pas laissé en lui une blessure ? L'évoquer n'allait-il pas éveiller sa nostalgie et le plonger dans la mélancolie ? Il avait appris à sourire à Wapassou, et cela avait demandé de longs mois.
Elle replaça les modestes bijoux dans le petit sachet.
Plus tard elle les lui remettrait, quand il serait plus grand, ou quand ils seraient sortis de ce cauchemar, et se trouveraient tous réunis, assis autour d'une bonne table, chez Abigaël qu'il aimait, car elle avait été la seule à consoler sa petite enfance abandonnée.
Dès qu'elle le put, elle alla installer le piège que lui avait laissé Pengashi, à quelque distance du poste. Elle le plaça à l'abri d'un arbre, dans un endroit qui lui parut propice au passage du gibier, sacrifia une boulette de viande à l'appât, tout en se demandant si c'était bien ainsi qu'il fallait procéder, et en se gourmandant de ne pas avoir témoigné plus d'intérêt au maniement de ces engins de malheur. Armes de braconnier ! Son père, le hobereau, pestait contre les manants furtifs qui allaient lui piller sa garenne pour mettre un lièvre dans leurs pots. Pris sur le fait par le garde-chasse, l'homme risquait d'être pendu, selon la loi seigneuriale. Mais les Sancé de Monteloup avaient toujours été trop pauvres pour se payer les services d'un garde-chasse, et le baron n'avait jamais pendu personne. Parfois, les seigneurs du voisinage, aussi affamés que leurs paysans les années de mauvaise récolte, organisaient des battues sur leurs terres, avec des voisins, pour tirer un cerf ou deux qu'ils se partageaient.
Elle pensait vaguement à tout cela en se débattant, les doigts gourds, avec la méchante mâchoire d'acier qui faillit se refermer sur son poignet.
Ici, en Amérique, la viande de venaison était chassée au fusil, tant par les Blancs que par les Indiens. Beaucoup continuaient à la chasser à l'arc, les armes de traite étant encore réservées aux chefs, mais l'usage s'en multipliait. Les pièges, c'était pour la capture des bêtes à fourrures, monnaie d'échange, qu'au printemps les indigènes porteraient vers les comptoirs, ou remettraient aux « voyageurs » et « coureurs de bois », venus jusqu'à eux dans leurs canots, en échange des marchandises de traite : haches, couteaux, lames d'épées, marmites, eau-de-vie, et bien d'autres objets encore dont ils étaient avides et ne pouvaient plus se passer.
Le trafic des fourrures étant refusé d'emblée à Wapassou afin de ne pas mécontenter les Français, Angélique s'en était désintéressée. Elle n'aimait pas s'imaginer ce claquement perpétuel des pièges se refermant sur les petites bêtes des bois, cette musique macabre qui ne cessait de planer sur les grands espaces sauvages. Elle se dit qu'elle avait été stupide. Dans sa jeunesse, elle n'était pas si sensible à propos des bêtes. C'était Honorine, avec sa manie de s'identifier à toute créature innocente malmenée, qui avait déteint sur elle.
Des humains étaient venus et pourtant ensuite, la situation lui parut pire qu'avant. Ils lui avaient donné un prolongement de quelques jours de nourriture, mais lui avaient ravi l'espoir.
La vue de cette petite famille errant à travers le désert blanc lui avait fait prendre la mesure de l'isolement dans lequel elle se trouvait enfermée.
Elle se raccrocha à la pensée que Pengashi parlerait d'elle. On saurait qu'elle était vivante.
Mais Pengashi parviendrait-il jamais, lui aussi, au rivage des vivants ? Sans fin était la piste, mortelles les tempêtes. Frappé par l'hiver, tout gibier avait disparu dans le ciel et sur la terre. Avec le fusil, l'Indien aurait quelque chance. Elle ne regrettait pas de lui avoir laissé l'arme.
En dernière ressource, les Indiens mangeraient leur chien.
Elle rêva de fèves au lard, et des haricots de Boston, que l'on dégustait à Salem arrosés de crème et de mélasse, et elle appela Ruth et Nômie à son secours. Elle se réveilla en poussant un cri de déception qui effraya les enfants.
Des montagnes de plats fumants lui apparaissaient comme sur la table du roi.
Ces dernières années étaient marquées d'un sceau de vitalité étincelante, auréolées à la fois de splendeurs terrestres et d'ingérences mystiques, qui donnaient à tout un sens différent de ce qu'elle avait vécu autrefois.
Elle pensait aux premiers jours de leur arrivée au Nouveau Monde.
Elle pensait à Wallis, la jument, inquiète et tourmentée comme elle, qui s'était affrontée à la tortue géante, symbole des Iroquois.
– Les chevaux !... Les chevaux !
Ce dernier automne, au moment de l'attaque des Indiens, alors qu'elle courait déjà vers la cabane de Lymon White pour s'y réfugier, elle avait aperçu dans une vision-éclair, les chevaux qui, au loin, galopaient à travers les prairies, comme s'ils étaient pris de panique, ayant deviné que c'était la fin de Wapassou et qu'il fallait s'enfuir. Elle ne savait pas si cette vision lui faisait mal ou la rassurait.
« Ils descendront vers le sud. Ils chercheront le chemin des landes et des Hauts Plateaux. Libres, ils retrouveront leur instinct, s'organiseront en troupeaux... »
Mais le Maine était un pays si difficile, de forêts et de précipices, et l'hiver était venu trop tôt...
« Ne pense pas. Imagine plutôt qu'ils sont heureux d'avoir retrouvé l'espace. »
On les avait habitués à vivre dehors et au bout de l'été certains redevenaient sauvages et indomptables.
Les petits braillaient à pleine voix tandis que Charles-Henri se penchait sur elle.
– Vous pleurez, maman ! Et vous criez : les chevaux !... les chevaux !...
Elle se redressa contre les oreillers et attira les trois petits sur son cœur.
– Ne pleurez plus. Je les ai vus galoper ! Il ne faut pas être triste. Ils sauront trouver leur chemin. Ils iront vers des endroits où il y a moins de neige et beaucoup d'herbe, et ils peupleront l'Amérique.
Il fallait lutter contre la folie du silence et elle se contraignait à parler aux enfants, à maintenir leur attention en éveil.
Elle leur disait que le chien niaiseux avait fait preuve de très grande intelligence. Il était parti avant l'incendie et il l'avait en quelque sorte annoncé. Et il était parti rejoindre Honorine, qui se trouvait aux Iroquois. Quand Honorine reviendrait, elle leur apprendrait à tirer à l'arc.
Leurs figures pâlottes s'éclairaient quand on prononçait le nom d'Honorine.
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