– Honorine, mon petit « bout de chou ! » « Mon trésor ». Honorine survivrait. Elle était plus forte que tous.

Chapitre 50

Angélique commençait de douter que « le pire avait été évité ».

« Tu m'as trahi ! Tu m'as trahi, reprochait-elle à l'horizon muet lorsqu'elle montait sur la plate-forme. Tu avais promis... Nous avions passé un contrat avec toi... Nous t'amenions des chevaux ! Nous t'amenions le toit, et l'encens de la fumée des hommes. Nous t'amenions l'alliance des hommes de bonne volonté. Les travaux des hommes, le feu de leur cœur et les flammes de leur génie. »

Le pire, ce serait la mort des enfants, puis sa mort à elle. Joffrey recevant la nouvelle, lui qui avait dit : « Maintenant je ne pourrais plus vivre sans vous ».

Lui si seul, si désavoué, elle ne pouvait lui faire cela. En disparaissant, elle serait celle qui infligerait le suprême coup à cet homme indomptable. Elle donnerait le triomphe à ses ennemis qui avaient juré de venir à bout de cette joyeuse force, de ce libre esprit.

Il était en droit de le lui reprocher pour l'éternité. Il lui dirait :

– ... Tu m'as rongé le cœur, à moi qui ne me laisserais pas capturer dans les filets de l'Amour pour ensuite disparaître, et me laisser démuni en face de ceux qui avaient juré ma perte, les évêques, les dévots, les sots, les ignares, les pédants, les jaloux, les incapables, les médiocres, les tyrans débiles et les tyrans inspirés... comme ce Roi-Soleil qui te disputait à moi, Angélique mon amour, mais tyran cependant, ce qui est repoussant, tu m'as laissé, m'ayant pris toutes mes forces, comme Dalila les cheveux de Samson...

– Non ! Non ! Ne dis pas cela. Je te promets que je survivrai, criait-elle.

Non ! Le pire, ce serait la mort des enfants, et qu'elle survive, et qu'elle reparaisse devant lui, comme la première fois, sans les enfants !... Cycle infernal, ricanante histoire recommencée, composée par un barde féroce, dispersant leurs cœurs en lambeaux... Le chœur des médiocres, le chœur des destructeurs, clamant avec joie : « Cette fois... cette fois, ils sont vaincus !... »

« Ne pense pas ! Ne pense pas ! s'ordonnait Angélique lorsque son imagination prenait ce tour accablant. »

Car elle savait qu'elle usait inutilement ses forces.

Elle n'avait même plus le courage chaque matin d'insulter le sort, comme elle l'avait fait au début. À son réveil, ce n'était plus les expressions énergiques de la Cour des Miracles qui lui venaient aux lèvres, mais dans son demi-sommeil, elle s'entendait murmurer : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !... » invocations remontant à la surface de sa conscience comme les bulles de son désespoir.

Et chacun sait que cet appel au recours suprême, lorsqu'il se manifeste chez l'être humain, si persuadé qu'il est de son pouvoir de se tirer de tout par ses propres moyens, signifie qu'il entrevoit la fin de ses espérances terrestres, qu'il touche le fond de sa détresse.

Personne. Nul être humain !...

Faut-il croire à Dieu ! Dieu qui reste. « Dieu qui est partout, en tous lieux !... » comme dit la prière :

...Job sur son fumier qui se plaint à Dieu :

Tu m'as passé comme le lait ! Tu m'as tranché comme le fromage...

Job !... il ne faut pas oublier... Par la fin, Dieu lui a tout rendu.

On voit bien que tout cela a été écrit par des hommes et non pas par des femmes !...

Elle fit bouillir des ceinturons, des morceaux de rognures de cuir pour en tirer une gelée qui accompagnait les quelques bouchées de nourriture parcimonieusement réparties. Deux jours, trois jours au plus. Et ensuite. Pour gagner un jour pour les enfants, elle se privait, se soutenait avec de l'eau-de-vie.

Elle était hantée par la peur d'avoir des hallucinations. Et puis tant pis, elle aurait des hallucinations. Il fallait s'y résigner. Cela faisait partie des phénomènes de la faim.

Elle prenait un peu d'eau-de-vie dans le creux de la main et frictionnait les enfants pour les revigorer. À force de chercher dans tous les coins, elle trouva un fond de poudre de café turc dans une boîte de métal. Lymon White avait ses petites faiblesses. Ce fut une bonne journée. Ayant préparé le café avec tout le soin possible, elle le but comme un nectar précieux et en donna aux enfants. Charles-Henri fit la grimace.

– C'est mauvais.

Mais il but avec avidité et tous trois ensuite parurent moins dolents.

Partir. Marcher jusqu'aux bois là-bas. Le pourrait-elle ?... Qu'y trouverait-elle ?... La neige était tombée sans relâche. Elle n'aurait pu aujourd'hui se traîner jusqu'au ravin de Pengashi.

Elle se rendait jusqu'au piège, et toujours le trouvait vide. Elle finit pas retirer l'appât qui pouvait être consommé.

Une fois qu'elle s'y traînait de nouveau par des rafales de neige, elle le chercha en vain, s'égara, et ne put retrouver le fortin qu'en se guidant à l'odeur très fugace de la fumée.

Une autre fois, en chemin, elle s'évanouit, se réveilla raide de froid, se traîna vers l'abri, elle ne savait encore avec quelles forces.

Lorsqu'à l'occasion de brèves éclaircies, elle s'efforçait encore le matin d'ouvrir la porte et de monter voir se lever le soleil, son éloignement de la maison où reposaient les enfants prenait des allures de fuite. Elle n'avait plus le courage de les regarder dépérir. Pour lors, ils dormaient. Elle avait réchauffé leurs corps frileux avec des tisanes auxquelles, puisqu'elle en disposait, elle mêlait beaucoup de plantes calmantes. Dans le sommeil, ils oubliaient les affres de la faim. Mais elle se souvenait des récits de la vieille Rebecca, de La Rochelle. La vieille Rebecca qui, jeune mère de trois enfants, avait connu le siège de La Rochelle, sous M. le cardinal de Richelieu.

« Que peut-on trouver dans une ville quand tout ce qui peut être mangé a été mangé ? On ne laisse même pas à un brin d'herbe le temps de repousser entre deux pavés... C'est mon petit aîné qui est parti le premier, racontait-elle. Un matin, je croyais qu'il dormait. Mais il était mort. »

Alors Angélique se précipitait au chevet des enfants, guettant leur respiration sur leurs lèvres pâlies.

Puis elle ressortait sur la butte. Elle se tenait devant l'horizon, élevant ses deux mains, paume contre paume, comme pour l'invocation, prêtresse d'un sacrifice dont elle était la seule célébrante.

La frise mauve et grise des montagnes se déroulait sur un ciel réellement couleur de pêche.

– Pourquoi es-tu si cruelle, criait-elle à la Nature si belle et si indifférente.

Aussi bien, ces moments, où elle reprenait des forces avec l'impression, parce qu'elle bougeait et sortait, de faire quelque chose, lui furent refusés.

Le couchant ce soir-là fut d'un jaune agressif, acide, contrastant avec le moutonnement des montagnes d'un bleu d'eau marine. C'était beau mais inquiétant. Dans la nuit, le blizzard se mit à siffler. Il ne vint pas en tapinois mais avec une violence brutale qui réveilla les enfants pourtant habitués à ces hululements des nuits d'hiver, et aux secousses des vantaux ébranlés.

Mais, surpris, ils crurent que le toit s'effondrait. Angélique bénit le Ciel que le petit poste soit si profondément ancré dans la terre et le roc.

Elle serrait les trois enfants contre elle, les couvrant de baisers et leur murmurant des paroles rassurantes.

– Ils passent ! Ils passent. Ils ne font que passer.

Mais les noirs escadrons de la tempête n'en finissaient pas de passer.

Les nuits et les jours se succédaient au point qu'on ne pouvait plus savoir si c'était le jour ou la nuit.

Chapitre 51

Elle devait au moins rassembler son énergie pour se mouvoir à travers l'espace étroit qui lui restait dévolu. Si elle se cantonnait à l'unique pièce, ensuite elle ne pourrait plus se lever et elle glisserait lentement dans le sommeil de la mort, ses petits contre elle jusqu'à ce que, ayant cessé de leur dispenser sa propre chaleur et ses forces vitales, ils s'endorment aussi à jamais contre son corps de glace.

– Lève-toi ! Bouge-toi !

Elle se redressait, se raidissait, agissait comme un automate. Elle jetait sur ses épaules sa mante, dans le geste habituel, quotidien. Elle ouvrait la porte de la chambre, et s'engageait dans le couloir avec la même résolution qui la voyait s'engager chaque saison, et chaque jour, au seuil de l'habitation principale de Wapassou, traverser les cours, inspecter les étables et les magasins, franchir les limites des remparts, visiter les campements indiens les plus proches, les fermes voisines qui, peu à peu, avaient essaimé hors les murs, famille par famille. Dehors, maintenant, c'était le désert. Ce jour-là, dans la grande salle, elle s'aperçut que la porte bloquée par la neige condamnait la sortie. Une autre fois, se promit-elle, quand elle se sentirait plus forte, elle s'attaquerait à l'ouvrir, puis à se traîner, pas à pas, jusqu'au piège. Pourrait-elle s'orienter ? Dégager l'appareil des masses de neige tombées ? Elle se mit à marcher autour de la pièce, martelant le plancher, pour entendre le bruit de ses pas.

Elle traîna un escabeau au pied du soupirail, seule issue ouverte par laquelle pouvait encore couler parcimonieusement, comme une eau trouble mais présente, la lueur du jour au fond de leur tombeau. Par là, peut-être, il lui serait plus facile de se glisser au-dehors.

Elle arracha avec son couteau la protection de peau huilée. Un mur de glace obstruait presque entièrement l'ouverture. Par l'interstice dégagé, un froid cruel lui mordit le visage. Elle rabattit le col de son manteau pour se protéger jusqu'aux yeux. Son regard suivait la fuite de la surface de la neige sur laquelle une source de lumière invisible projetait des éclaboussures de cuivre : aube ou coucher du soleil ? Elle demeura en observation assez longtemps pour décider du crépuscule. Ainsi, elle allait pouvoir déterminer de la marche des jours et des nuits. À condition que la tempête ne revînt pas ensevelir le monde dans sa nuit éternelle.

Elle replaça la peau qui servait de vitrage, travailla à poser devant le soupirail une protection de mousse et de fourrures qu'elle fixa avec des clous. Puisque au moins, il lui restait de l'outillage, obligation de s'en servir. Protection contre le froid ! Chaque jour, elle viendrait déclouer un pan du rideau afin de suivre l'évolution des heures, de la température au-dehors. Elle était couverte d'une sueur de faiblesse, mais décida que ces travaux lui avaient donné un regain de forces, comme il est nécessaire de bouger et s'activer lorsque l'engourdissement du gel s'empare de vos membres et de votre esprit.

Elle nourrit les enfants, dosant chaque bouchée, appréhendant leur avidité qu'elle ne pouvait satisfaire, les soigna, les berça, les enveloppa encore dans les peaux de chat sauvage, reprit un espoir démesuré à les voir sourire et même rire et prononcer quelques mots. Cependant leur sommeil, seul, quoiqu'elle en discernât l'inquiétante apathie, la rassurait, la rassérénait. Éveillés, elle lisait trop bien sur leurs petits visages et leurs petits corps ce qui leur manquait, craignant chaque jour de discerner les signes avant-coureurs du mal terrible : le mal de terre, le scorbut, ou les signes avant-coureurs de la mort.

Il restait encore assez de provisions : graisse, viande salée, maïs, pour trois ou quatre jours, peut-être plus. Chaque jour, elle travaillait à dégager le soupirail.

Puis, il n'y eut plus rien à manger. Les dernières bouchées avalées, les enfants se lovaient dans leur engourdissement. La faim arriverait avant le scorbut. Elle-même, égarée, fuyait la vision de leur dernier sommeil. Elle se hissa jusqu'au soupirail, se glissa convulsivement hors du boyau qu'elle avait creusé dans la glace, se redressa en criant :

– Je ne veux pas les voir mourir !...

Elle se vit courant sur la surface glacée étincelante, répétant :

– Je ne veux pas les voir mourir ! et s'éloignant comme Agar, dans le désert, s'était éloigné de l'arbre sous lequel se mourait son fils Ismaël.

Elle buta, tomba contre les mâchoires du piège émergeant. Un lièvre des neiges s'y trouvait pris, blanc dans tout ce blanc, presque invisible, gelé et aussi raide que les mâchoires d'acier.

Elle le dégagea par miracle, trouvant cette fois, en se protégeant les mains de son châle et en s'aidant de son couteau, les gestes à faire. Elle prit le lièvre dans ses bras. Elle le serrait contre son cœur.

– Merci ! Merci petit frère ! Comme tu es bon ! Comme tu es bon d'être venu !

Jamais, elle n'avait senti si puissante et si tendre l'alliance de l'homme et de l'animal. L'animal qui avait dit à l'homme : « Moi, je veux bien... Prends-moi, sers-toi de moi pour survivre, maintenant que, par ta faute, nous avons tous perdu le paradis terrestre. »