Elle était trop faible. Elle songea à rentrer dans la maison pour aller chercher ses mitaines. Mais rien au monde n'aurait pu la décider à se détourner de sa proie, craignant qu'une fois qu'elle ne serait éloignée, le rêve ne s'évanouisse.

La tempête se déchaîna brusquement, voilant la lune, abaissant le ciel jusqu'au ras de la terre, et déversant jusqu'au fond du trou où elle se trouvait des tourbillons de neige qui, en quelques secondes, menacèrent de l'ensevelir, elle et son fardeau qu'elle s'évertuait de déplacer.

Enfin, elle trouva une prise plus dure à l'une des extrémités du sac, et une fois qu'elle put l'agripper, le reste vint avec une relative facilité, tandis qu'à genoux, elle reculait, la tête baissée pour échapper aux gifles des rafales, et pied à pied réussissait à trouver le seuil, à s'introduire à l'intérieur de la grande pièce où elle traînait son fardeau sur le plancher, tandis que des trombes de neige s'introduisaient à sa suite.

La lumière à peine suffisante de la torche, dans un recoin, vacillait.

Consciente qu'elle était enfin à l'abri et qu'elle devait éviter à tout prix de se trouver dans l'obscurité et aussi qu'il était urgent de refermer cette lourde porte avant que la neige qui s'amoncelait ne rende l'opération impossible, Angélique se traîna à nouveau vers l'ouverture.

Rassemblant ses forces, elle se redressait. Chaque mouvement lui coûtait. Dégager la neige, tirer la porte, la pousser, l'ajuster, mettre les loquets, tourner la serrure, poser la barre transversale.

Le silence revint. Angélique, à bout de forces, s'appuya au vantail pour ne pas tomber.

Son effort avait été si grand et si désespéré que la sensation de joie et de triomphe éprouvée à la découverte de ce dépôt devant la porte s'était effacée. Elle n'éprouvait qu'un sentiment morne, épuisé, tandis que luttant pour ne pas s'évanouir, elle s'abandonnait à la cadence haletante de son souffle qui passait comme un feu brûlant à travers ses poumons, sa gorge, ses lèvres desséchées devenues insensibles sous la morsure du froid. La salle qu'elle avait trouvée froide en s'y rendant tout à l'heure, maintenant lui paraissait étouffante. Elle s'apaisa, reprit vie.

Sous le coup d'une immense fatigue, elle fermait les yeux, puis les rouvrait. Le sac était toujours sur le sol, ce sac qui renfermait son salut et celui de ses enfants.

Dans la pénombre, elle lui trouva une forme étrange. La lumière basse de la torche en projetant son ombre, lui conférait une longueur démesurée.

Hésitante et poignée d'un soupçon subit, elle se rapprocha et s'agenouilla. La neige fondant autour de la masse étendue révélait un long cocon d'une peau grossièrement tannée qu'un laçage de cuir entrecroisé fermait d'un bout à l'autre presque entièrement.

Mais, l'une des extrémités était dégagée, vaguement s'entrouvrait, et Angélique, soudain horrifiée, crut deviner dans l'entrebâillement l'ébauche d'un visage.

Elle avança une main hagarde, rejeta en arrière cette sorte de capuche.

La face d'un homme lui apparut, noircie, comme brûlée, avec des paupières de cire, pâles et closes. Elle demeura pétrifiée, accablée d'une déception sans mesure.

Ce n'était pas un sac contenant des vivres que l'on avait déposé devant sa porte.

C'était un cadavre.

Ses sens refusaient de comprendre. Et ce qui tout à l'heure, cette découverte sur son seuil, l'avait projetée au sommet de la joie, maintenant elle aurait voulu l'effacer. Que cela n'ait pas été ! Que cela ne soit pas ! Le destin n'avait pas le droit de jouer ainsi avec sa misère ! Cette tête de mort au fond d'une capuche obscure, c'était pour lui jouer quel tour ? Quelle mascarade ?...

À la pâleur des paupières abaissées contrastant avec la noirceur de la face où les brûlures du gel se mêlaient à la salissure d'une barbe noire et hérissée, elle devina que c'était un Blanc, sans doute un Français. Il y avait aussi du sang coagulé, noirâtre sur sa face... Les lèvres étaient deux minces traits charbonneux retroussés sur l'éclat des dents, d'où ce rictus macabre.

Un coureur de bois égaré ?... Était-il venu mourir contre sa porte, épuisé ? Mais non ! Elle ne l'aurait pas confondu, dès le premier abord, avec un ballot informe. Or, il était étroitement cousu, de la tête aux pieds, dans une peau retournée, cuir au-dehors, comme dans son linceul.

« Ils » étaient donc venus.

« Ils »... Français ? Indiens ? Iroquois ? Abénakis ? Présences humaines dans la nuit mortelle et déserte de l'hiver, et au lieu de se faire connaître d'elle, « ils » avaient déposé ce mort sur son seuil, puis s'étaient évanouis comme des fantômes.

Pour une aussi cruelle et vaine visite, seuls les Iroquois étaient aptes. Mais pourquoi ?

Machinalement, elle tirait un lacet, élargissait l'ouverture. Comme elle écartait les pans de cuir raidis, elle entraîna quelque chose qui y était collé et elle vit que c'était un morceau d'étoffe noire avec un peu de chair adhérente. La peau et la chair de cet homme semblaient déjà en putréfaction. On aurait dit du brai, du goudron. C'était une chair de brûlé, qui, au moindre effleurement, partait en lambeaux.

Le souffle d'Angélique s'arrêta. Sa gorge se contracta d'horreur et de pitié.

– Un martyr !... un prêtre !...

Sur la poitrine, le crucifix s'incrustait à même les blessures, petite croix simple de missionnaire.

– Pauvre malheureux, !...

Tout à coup, elle se redressa d'un bond, hors d'elle, les yeux dilatés.

– Qu'as-tu fait, Outtaké ?... Qu'as-tu fait ?

Elle demeurait tremblante, mais plus de rage impuissante que d'effroi.

L'incrédulité, la certitude qu'elle était en train de faire un cauchemar éveillée, que les hallucinations de la folie commençaient de la gagner, se disputaient en elle à un sentiment de fatalité inéluctable, lui rappelant qu'elle avait toujours su aussi que cela arriverait un jour. Au point qu'elle avait presque l'impression d'avoir déjà vécu plusieurs fois cet instant qu'elle venait de vivre. Cet instant où son regard avait vu briller au centre de la petite croix, comme une goutte de sang, la lueur rouge d'un rubis.

Chapitre 52

Elle aurait voulu se dire : c'est du sang. Mais elle ne se le disait pas. Elle ne pensait rien.

Elle savait. L'instant était arrivé qui devait arriver.

Elle aurait pu se dire : ce crucifix, son crucifix, c'est un autre prêtre qui le porte.

Mais son entendement lui refusait toute clémence. Elle ne se leurrait pas sur l'inanité d'une telle explication fallacieuse.

Elle savait ! Ce crucifix appartenait au martyr qui était étendu là, sans vie.

Ce corps, c'était le sien !

Ce cadavre, c'était lui !

Lui, lui, enfin ! Le persécuteur !... l'ennemi sans visage.

Outtaké avait tenu sa promesse :

« J'irai jeter à tes pieds le corps de ton ennemi !... »

Lui, à ses pieds, le jésuite maudit.

Sébastien d'Orgeval, l'irréductible. Lui, à ses pieds, cette forme informe qui s'en allait en pourriture, brisé, brûlé, meurtri de cent façons ?...

Mort !

Et elle, Angélique, la Femme qu'il avait, sans la connaître, poursuivie de sa haine, debout, devant lui, jetant sur ces restes macabres un regard presque éteint, lui aussi.

Combien de temps resta-t-elle immobile ?

Peut-être quelques secondes ? Peut-être de longues minutes ? Durant ce temps, la nature miséricordieuse lui accorda une totale absence de sensations et de pensées. Ni douleur, ni révolte, ni haine, ni joie, ni triomphe...

Alors, elle commença lentement de revenir à elle, à la réalité. Elle ne tremblait plus. Elle ne souffrait plus ni de la faim, ni de la peur. Il y avait seulement, en elle, un grand vide que, peu à peu, comme une marée grise qui s'enfle et monte sans bruit, comblait une infinie tristesse. Amère et stérile victoire ! Le flot lui en touchait les lèvres, la faisant vaciller.

Bourdonnant à ses oreilles, plaintif comme un souffle d'une conque marine lointaine, lui parvenait par intermittence un appel de lamentation triste aussi et si nostalgique comme il s'en élève parfois au large de Salem ou de Gouldsboro, les soirs de brouillard ou de lune... Appel si déchirant qu'elle en fut ébranlée. On aurait dit la plainte d'une créature humaine. Et une fois de plus, elle revenait à la surface d'elle-même, retrouvait la lueur vacillante de la torche sur les murs de bois mal équarri du fortin de Wapassou et sa solitude de tombe, et à ses pieds, cette forme étendue d'où elle perçut que s'échappait par instants le gémissement lugubre.

Or, croyant avoir touché le fond du désespoir, de la révolte et de l'écœurement, son angoisse renaissait, requérant ses dernières forces pour un nouveau dilemme.

Si des plaintes s'échappaient des lèvres de ce mort, cela devait-il signifier qu'il était encore vivant ?...

Une fois de plus, elle crut à la perte de sa raison. Son cerveau, comme fouaillé par une mèche de fouet cinglante, se remit en marche avec vélocité, refusant l'abandon au délire et, impérativement, elle le sommait de se prononcer, sans travestir la vérité, si épouvantable fût-elle.

Comme un animal rétif, elle le ramenait devant l'obstacle, l'obligeait à le considérer sans faux-fuyant, si démentiel qu'il apparût.

Était-elle folle ?... Ou bien, si elle reconnaissait que des plaintes s'échappaient des lèvres noires de ce mort, devait-elle admettre qu'il était donc... vivant ?...

Et, dans ce cas, pourquoi Outtaké l'avait-il jeté sur son seuil ? Pourquoi le lui avait-il remis vivant ?

Pour satisfaire à laquelle de leurs lois vengeresses ou cannibales ? Pour l'achever ? Pour le manger ?...

Était-ce cela qu'il voulait ? Selon sa logique et son éthique aux racines primitives, entremêlant obscurément sagesse et folie, générosité et cruauté, vengeance et nourriture.

Un spasme lui tordit les entrailles. Elle sentit la brûlure de son estomac torturé, et porta la main à sa bouche pour retenir une nausée incoercible. De la nourriture, de la viande, de la viande ! Un bouillon chaud !... et sapide !... Le salut ! La vie !

Elle s'élança vers la porte pour fuir des images atroces, trouva dans l'indignation et la rage qui la secouaient, des forces décuplées pour soulever encore la lourde barre, tirer les verrous, tourner les clés, arracher le battant à la neige et aux glaces.

Elle se jeta dehors, dans la tourmente, les appelant de toutes ses forces.

– ... Revenez ! Revenez Indiens ! Revenez !...

Le blizzard l'assaillit de mille serpents forcenés aux sifflements aigus. Elle dut reculer, aveuglée. Mais elle continuait de crier :

– Revenez ! Revenez ! Mohawks !... Vous n'avez pas le droit !... Vous n'avez pas le droit de faire cela !...

Elle entremêlait les mots français et iroquois. L'écoutaient-ils, tapis, nus et sauvages, derrière les giclées de neige glacée ?...

– Vous m'avez trahie, Indiens ! Vous m'avez trahie ! Indiens iroquois. Vous m'avez tuée ! Je meurs par vous !...

Elle tomba évanouie dans le linceul profond et doux de la neige amoncelée contre la porte. Elle se souviendrait plus tard s'y être enfoncée avec un infini soulagement.

La pensée des enfants la ranima. Elle crut voir debout devant elle trois petites silhouettes grises dans le blizzard mortel, qui l'appelaient en pleurant, et, terrifiée, se dressa d'un bond.

« Ils vont geler sur place ! »

Ses bras ouverts pour les secourir ne rencontrèrent que le vide, et cette fois alors, elle sut qu'elle avait bien été victime d'une hallucination.

Cependant, rentrée à l'intérieur du poste, elle continuait d'être hantée par l'idée qu'ils s'étaient éveillés, et ne la trouvant pas, étaient partis à sa recherche.

Titubant de fatigue, elle se traîna jusqu'à la chambre et les vit tous trois qui continuaient de dormir paisiblement dans le grand lit, les jumeaux de chaque côté de Charles-Henri, inclinant leurs petites têtes vers lui qui les tenait chacun par le cou.

Rassurée, elle retourna dans l'entrée pour en finir avec la porte qu'elle n'avait pas pris le temps de refermer entièrement.

Elle dut pelleter dur pour dégager l'huis, mais elle ne sentait plus sa faiblesse.

Sa peur avait été si grande d'avoir failli causer leur mort par sa défaillance, que tout le reste ne comptait plus.

Un sentiment de culpabilité la taraudait.

Comment osait-elle se laisser ainsi dominer par ses nerfs, alors qu'elle était le seul rempart de ces trois petites vies ?...

Elle consacra à la fermeture de la porte ses dernières réserves d'énergie.