La neige avait pénétré en tourbillons à l'intérieur de la pièce centrale et formait un gros tas, mais c'était sans importance puisque, à nouveau, leur refuge était clos. Les fureurs de l'hiver y battraient en vain, et la neige à l'intérieur fondrait.

Revenue dans la chambre bien chaude, elle se sentait éperdue de reconnaissance envers le ciel.

Le pire avait été évité !...

Elle resta à contempler les enfants et elle leur trouvait comme un peu de rose aux joues. Était-ce ce mélange de lichens et graines qu'elle leur avait donné à boire, avant de les coucher, en suprême nourriture, qui leur avait fait du bien ?... Elle regarda ce qui restait dans le fond du bol, le réchauffa sur les braises et but longuement la mixture très chaude. Oui, cela faisait du bien, et c'était suffisant. Elle n'avait pas besoin de plus ! Assise sur la pierre de l'âtre, elle s'appuya contre le montant de la cheminée.

Bourré de bois d'ormeau, le feu tiendrait longtemps. Elle pensa qu'elle allait se reposer un peu, puis elle réfléchirait. Elle s'endormit, se réveilla en frissonnant, chargea encore le feu de bûches et de tourbe, presque inconsciente, alla se glisser sous les fourrures près des enfants, dans le grand lit qu'elle trouva délicieusement tiède. Elle se rendormit. Elle était heureuse.

*****

Son éveil la laissait flotter, encore indolore, entre l'oubli qu'avait dispersé le sommeil et l'appréhension latente de ce qui l'attendait lorsqu'elle aurait repris pied dans la réalité. Ce fut un moment de transition miséricordieux.

« Tout est résolu, se dit-elle avec un infini soulagement, tout est résolu. »

Son corps était léger, mais reposé.

La pensée des enfants l'arracha d'un état de langueur qui ressemblait à une douce ivresse et lui ôtait toutes forces. Se redressant, son premier regard lucide était pour eux, et, comme chaque fois, son cœur manquait un coup, dans la crainte que la mort ne les ait rejoints tandis qu'elle dormait.

Mais ils dormaient toujours paisiblement. Et il lui parut lire sur leurs petits visages amaigris un reflet de la béatitude qu'elle venait d'éprouver. Elle s'inquiéta. Ils dorment trop. Il faut les réveiller.

Mais, réveillés, ils réclameraient à manger.

Elle s'appuya au montant du lit et se souvint. Il n'y a plus rien à manger.

Elle se souvint. Elle avait voulu sortir pour essayer coûte que coûte de chasser. Émergeant comme des fonds d'un océan nocturne, des bribes de ce qui s'était passé la veille s'imposèrent : il y avait eu un coup dans la porte, il y avait eu un sac, et c'était des vivres. Elle butait contre l'acre relent de la déception qui l'avait presque tuée. Non, ce n'était pas des vivres. Elle gémit tout haut. Elle ne voulait plus savoir la suite.

« J'ai rêvé ! »

Il y avait eu un cadavre et ce cadavre était vivant.

« J'ai rêvé. »

Elle se rassurait :

« J'ai rêvé. »

Un grand calme régnait. Dans le fort et au-dehors, la tempête s'était apaisée. La neige montait plus haut que les fenêtres mais à cette lueur subtile d'albâtre, traversée par la flamme d'une veilleuse qui envahissait la chambre, elle devinait que le soleil brillait dans un ciel purifié.

« Ai-je rêvé ? »

Elle regardait ses mains écorchées par le gel. Chaque détail de sa lutte insensée contre la glace, contre la porte, contre le poids du sac, lui revenait et lui laissait la bouche amère.

Sa déception, sa folie, sa colère contre Outtaké, ses cris, la gueule noire de la nuit la happant de ses crocs, avec des hurlements sinistres, la dévorant presque, le silence de tombe de la grande salle lorsqu'elle avait réussi à rentrer et à repousser les lourds battants protecteurs. Et ce grand corps noir au milieu, étendu, inerte, sur le plancher.

Elle se posa la question.

Le corps pouvait-il encore être là, dans la pièce voisine ?

Cette pensée lui donna la notion d'une autre présence, partageant un abri perdu, et c'était à la fois effrayant et insolite.

Et s'« il » était vraiment là, encore ?...

« Qu'as-tu fait, pensa-t-elle atterrée ! »

« En vérité, il était mourant et tu l'as abandonné ! »

Faible et maintenant lucide, elle ne s'expliquait pas ce qui l'avait poussée à fuir pour effacer l'horreur de ce qui venait de surgir, rompant la monotonie déjà horrible des jours qu'elle vivait, à s'engloutir dans la bienfaisance du sommeil pour oublier.

« Quel délire m'a prise ? J'ai cru que c'était... Le père d'Orgeval... Pourquoi cette obsession ? »

Parce que Ruth lui avait écrit : « Ils vont sortir de la tombe ! » Elle se jugea folle et coupable.

Était-elle sûre maintenant d'avoir vu briller l'éclat du rubis sur le crucifix ? Ce n'était peut-être que du sang, du sang, se répéta-t-elle. N'avait-elle pas constaté que cet homme n'était que plaies ?... Elle avait perdu la tête !

« Qu'as-tu fait ? »

À gestes lents, elle se levait, défroissait machinalement ses vêtements, et jetait un manteau sur ses épaules.

Dans l'âtre, le feu s'était maintenu sous ses cendres et une fois ranimé, donna de joyeuses flammes. En contraste avec la chambre bien chauffée, le couloir et la salle se révélèrent glacés. Son haleine aussitôt flotta en buée devant elle. Elle alla en s'appuyant aux murs, tremblant d'anxiété, incrédule encore et habitée d'un secret espoir que toutes traces de ce cauchemar auraient disparu.

Mais il était toujours là. Long gisant noir immobile, au milieu de la salle, à même le sol, tel qu'elle l'avait laissé la veille au soir.

Arrêtée sur le seuil, elle l'examina de loin, frappée d'effroi et d'aversion.

Certaines tribus primitives s'enfuient et décabanent si l'on commet la maladresse d'introduire dans leur village un colis épousant cette forme allongée d'un cadavre. Elle les comprenait. Elle n'en était pas moins atterrée.

« Qu'as-tu fait ? Le malheureux était mourant. Et maintenant il est vraiment mort. »

La pensée que le chef des Mohawks avait monté cette affreuse mystification afin qu'elle pût se venger de son ennemi en l'achevant et, peut-être en le mangeant, la secoua d'un sursaut salutaire de dégoût et de colère.

« Tu ne me connais pas, Outtaké ! Tu n'as pas compris qui je suis !... »

N'empêche qu'il avait gagné, le Sauvage ! Les entrailles tordues, elle avait fui.

« Qu'ai-je fait ? Même si ç'avait été lui, ce qui est absurde à envisager, je n'avais pas le droit de le laisser mourir. »

Saisie d'une infime pitié, d'un infini remords, elle se rapprocha doucement et s'agenouilla près du corps.

Penchée, elle écartait à deux mains les pans de cuir raidi de la capuche et, ainsi que dans les cryptes médiévales, l'on découvre dans les profondeurs des cagoules de pierre retombées, les visages en larmes de ces « pleureurs » dont les statues veillent aux tombeaux des rois, elle la retrouvait là dans le creux d'ombre, cette même face cireuse, paupières closes, qu'elle avait entrevue la veille, elle aussi, rigide comme marbre, noircie de barbe hirsute et sanglante, de balafres et de brûlures. Elle pensait :

« Pardonne-moi. Pardonne-moi !... »

C'était un homme blanc, un prêtre missionnaire catholique, un Français, un jésuite, et elle ne comprenait pas ce qui l'avait soulevée de peur ou de rancune à sa vue, et l'avait poussée à fuir. C'était un homme blanc, un chrétien, un martyr, un mourant, un frère.

Et elle n'aurait pas dû.

Elle avait donné la victoire à Outtaké-le-Barbare.

– Pardonnez-moi, mon Père. J'ai péché. Pardonnez-moi, pauvre homme !

Des larmes l'aveuglaient.

Elle se fustigea. Cela ne servait plus à rien de pleurer. Qu'allait-elle faire, maintenant qu'il était mort ? Et par sa faute.

Son regard descendit jusqu'au crucifix. Le rubis était bien là et scintillait. Le rubis !

Les yeux rivés à la face martyrisée, scrutant les traits informes et inconnus, elle s'interrogeait.

Qui pouvait être ce jésuite ? Et pourquoi portait-il au cou le crucifix du père d'Orgeval ?

Un frisson s'empara d'elle. Elle venait de discerner comme un légère buée flottant au-dessus du visage immobile. Il vivait donc encore ? Inimaginable !

Fébrilement, elle chercha dans ses poches, trouva son petit miroir et le passa devant les lèvres rigides.

Sa main tremblait, sa vue se brouillait, mais elle ne put nier la trace du souffle qui l'effleura.

– Il vit !

À l'instant, elle retrouve force et courage.

– Je vais le soigner ! Je dois le sauver !

Elle s'affaira, poussée par une fièvre de rachat, un sentiment d'urgence. Si elle parvenait à arracher cet homme à la mort, se disait-elle, ils seraient tous sauvés.

C'était le signe. Le signe de la Rédemption, le signe du Ciel sur la Terre.

Le signe que veillait sur eux une force plus juste et miséricordieuse que celle des hommes.

Elle alla dans l'autre pièce attiser le feu sous des marmites d'eau.

Les enfants dormaient toujours.

Elle revint avec un pichet de boisson tiède, son coffre de médecines, ses instruments de chirurgie, de la charpie.

Au breuvage qu'elle voulait lui faire ingurgiter, elle avait ajouté une bonne dose d'alcool. Cela l'achèverait ou le ressusciterait. C'était un risque à prendre. Cependant, elle avait toujours fait confiance à la promesse que contient l'appellation latine : Aqua vitae : Eau-de-Vie.

Sous les lèvres noirâtres et desséchées, la mâchoire crispée était serrée comme un étau. Mais des dents manquaient qui avaient été brisées ou qui étaient tombées, pourries, et par les interstices, elle réussit à infiltrer goutte à goutte le breuvage. Cela lui prit un temps infini car elle craignait de voir déborder de la cavité buccale le précieux liquide, mais un imperceptible réflexe de déglutition dut se produire car la tasse se trouva vide et elle se persuada qu'au moins, sa médecine avait imprégné les papilles desséchées et qu'elle allait s'insinuer lentement et ranimer le corps pétrifié. Il faudrait veiller à ce qu'il ne se réchauffât pas trop vite car elle savait que, seul le froid l'avait maintenu en vie, l'engourdissant comme l'animal hivernant, et avait évité à ses plaies de se corrompre.

De son « eau » bienfaisante dont elle avait le secret, elle lava son visage, oignit les paupières soudées par le sang et la sanie, d'un baume émolliant. Il faudrait attendre pour entreprendre les brûlures de la poitrine car cela exigerait un travail de patience afin d'ôter les lambeaux d'étoffe noire qui y adhéraient.

Elle renonça à arracher le crucifix de son écrin de chair.

Maintenant, elle s'attaquait, pour dégager le corps sur toute sa longueur, au cuir épais et très dur de cet espèce de cocon dans lequel il avait été enveloppé et cousu entièrement de la tête aux pieds. Voyant, au chevet, un tronçon de corde qui pendait, elle pouvait imaginer qu'« ils » l'avaient traîné ainsi, à même la glace, pendant des lieues, le cuir à peine tanné, étant aussi résistant et lisse qu'un bois de traîne.

Corps ballotté par monts et par vaux enneigés, derrière ces Indiens demi-nus, Iroquois ou Abénakis, courant par bonds sur leurs raquettes, poursuivant une course hallucinée par la blancheur immaculée des jours, le noir des tempêtes sifflantes et des nuits, entraînant derrière eux ce corps, dans son linceul de cuir, tout cela pour aller le jeter sur le seuil d'une tanière où Angélique, la Dame du Lac d'Argent et ses jeunes enfants, abandonnés de tous, se mouraient de faim.

– Je ne vous comprendrai jamais, Indiens.

La cosse rugueuse se refermait sans cesse et elle dut la découper par plaques, comme une écorce. Sous l'enveloppe dure, elle fut surprise de trouver des sortes de coussins qui semblaient être là pour envelopper et capitonner le corps du martyr. Tirant à elle, elle amena un premier sac de peau de daim, gonflé et tendu, et, avant même d'en avoir dénoué le lacet, elle en avait deviné le contenu.

Comme la veille la déception, la joie aujourd'hui aurait pu la tuer.

– Oh ! Outtaké ! Outtaké ! Dieu des nuages !... Comme l'autre fois !

Des haricots, des haricots de la vallée des Cinq-Lacs !... Du creux de sa paume, elle les fit ruisseler, éblouie, tel un avare contemplant ses pièces d'or et qui n'aurait pu être plus extasié.

– Des vivres ! Les enfants !... Ils seront sauvés...

D'autres poches et sachets contenaient du riz de folle-avoine à faire germer, du pemmican, des graines et des tranches de courges séchées, et encore du maïs, des pois, des haricots...

– Merci, mon Dieu ! Merci, mon Dieu !