À genoux, elle élevait ses deux mains jointes dans un geste de gratitude.

Le soleil brillait. Il se glissait par l'étroit soupirail, et le pinceau de lumière tombait sur elle. L'obscurité avait reculé. La vie reprenait son cours.

– Ils sont sauvés ! Merci, mon Dieu !...

Elle parlait tout haut et riait de bonheur.

Elle sut que quelqu'un la fixait dans l'expression de sa joie délirante.

Tournant la tête, elle s'aperçut que les paupières du moribond s'étaient soulevées. Un regard filtrait, délavé, sans couleur, mais c'était un regard.

Si bizarre qu'eût été le moyen employé par le subtil Outtaké pour la secourir, ce malheureux leur avait apporté le salut.

L'âpre volonté la reprit de ramener des limbes cet esprit qui, depuis de longs jours, errait aux portes de la mort.

Elle dit à voix haute.

– Vous êtes en sûreté, mon Père. Ne craignez plus. Je vais vous soigner. Je vais vous guérir.

Ces mots l'aideraient à comprendre qu'il était vivant, à se rappeler ce qui avait précédé son état d'inconscience.

– M'entendez-vous, mon Père ?... Si vous m'entendez, adressez-moi un signe, essayez de bouger les paupières...

Il se passa un très long temps. Les paupières ne cillaient point. Et les yeux restaient fixes et atones.

Était-il en train de mourir ?

Ce furent les lèvres qui bougèrent, remuant dans le vide à plusieurs reprises, puis un son s'en échappa et une voix lointaine et laborieuse, mais distincte, demanda :

– Qui... êtes-vous ?

Elle hésita. Sa tête tournait. Un vertige la saisit. Elle se trouvait sur un seuil redoutable et elle aurait voulu reculer le moment de le franchir.

Les yeux rivés à ce regard d'aveugle, elle dit, haletante :

– Je suis la comtesse de Peyrac.

Il ne broncha pas. Mais on aurait juré avoir vu luire, aussitôt disparue, une lueur bleue en ses prunelles ternies.

Ou bien était-ce une illusion ? Le fruit de sa hantise ?

Aucune force n'aurait pu la contraindre à l'interroger à son tour.

Aussi bien avait-il entendu ? Compris ?

« Je vais aller préparer à manger aux enfants, se dit-elle, puis... nous verrons. »

Mais voici que le phénomène se renouvelait. Les yeux pâles s'animaient et leur rendant la vie par l'effet d'en colorer l'iris, la même lueur bleue y montait, y transparaissait, d'un bleu très fin, très pur, très intense, mais aussi traversé d'un éclat dur et blessant : la lueur du saphir.

Le regard était là aussi.

La même voix étouffée et fragile s'éleva, démentant par sa faiblesse ce regard dans lequel venait de se rassembler toute l'énergie du corps perclus. Elle dut se pencher plus près encore afin de percevoir les paroles prononcées. Et c'était pitoyable et presque déchirant d'entendre ce timbre brisé et de voir ces lèvres blessées s'évertuer à prononcer les formules de politesse consacrées par l'usage d'une aristocratique éducation.

– Per... permettez-moi, Madame... de... me... présenter. Je me nomme... Sébastien... d'Orgeval...

Le pinceau de soleil se déplaçait avec lenteur.

Rien ne bougeait dans le fort perdu, rien ne semblait vivant à part ces nuées évanescentes de deux respirations conjuguées, que le froid condensait.

Signe ténu de vie, pour deux vies, prêtes à s'éteindre, la vapeur argentée de leurs souffles épuisés frémissait entre eux.

Cela n'aurait pas dû se passer ainsi. C'était trop tard !

Mais c'était arrivé.

Angélique de Peyrac et le jésuite Sébastien d'Orgeval se regardaient FACE À FACE.

Onzième partie

Le radeau de solitude

Chapitre 53

Les résurrections obtenues par un bol de bouillie de maïs enrichi d'un peu de pemmican sont parmi ces phénomènes qui rachètent l'infirmité du monde et confortent les croyances en un Dieu bon et généreux.

Il fallait en apparence si peu et des dons de la terre si modestes pour ramener des bords de la tombe ces petits enfants pleins de vie et que la faim étiolait comme des fleurs privées d'eau.

Angélique les avait nourris par petites quantités, comme des oiseaux, les laissant se rendormir entre chaque bouchée. Et maintenant, ils se réveillaient comme par un beau matin de Wapassou, autrefois, et glissaient hors du lit leurs petites jambes amaigries, impatients d'aller à la découverte de toutes les surprises que leur promettait ce jour nouveau.

Et Charles-Henri, qui s'était vêtu très soigneusement et avait imposé aux jumeaux d'au moins enfiler une casaque sur leurs robes de nuit, se plantait devant Angélique et lui disait :

– Puis-je vous aider, ma mère, à soigner « le mort ».

Avait-il déjà trouvé le moyen de sortir de la chambre et d'explorer la maison ? Et d'y découvrir dans la grande salle ce corps gisant ? Certainement.

Ils étaient tous les trois beaucoup plus lucides qu'elle qui, une fois de plus, émergeait d'un repos plus proche de l'évanouissement que du sommeil.

La veille – mais était-ce la veille ? – pendant quelques heures elle n'avait été qu'une fourmi besogneuse transportant des trésors inappréciables dans la chambre commune :sachets de pemmican et de riz sauvage, sacs de maïs et de haricots, éclats de courge séchées qu'elle avait disposés et mis de côté, les divisant déjà en portions quotidiennes. Oh ! Chère et sainte nourriture !

Accrochant aussitôt les chaudrons à la crémaillère pour y jeter des poignées de blé d'Inde et dans un autre des haricots avec un peu de sel natron pour hâter leur cuisson, délayant du pemmican dans de l'eau tiède pour sans attendre l'introduire dans la bouche des enfants inertes avec des morceaux de courges écrasées. Ils avaient avalé ce premier viatique sans ouvrir les yeux. Et seulement après, elle s'était nourrie à son tour, reléguant au fond de sa pensée le souvenir de la déclaration que lui avait faite cette voix mourante : « Je suis le père d'Orgeval ! »

L'étrange procédé qu'avait pris Outtaké pour la secourir continuait à la maintenir en état d'incertitude. Outtaké lui-même leur avait fait dire « le père d'Orgeval est mort » et tout cela relevait de l'hallucination.

Mais rien ne l'assurait que c'était Outtaké, le chef iroquois Mohawk, qui lui envoyait ces vivres salvateurs. Et le malheureux martyr n'était peut-être qu'un pauvre jésuite des grands lacs que les tortures avaient rendu fou.

Elle s'entendit murmurer.

« Je ne peux plus les supporter ces Sauvages ! Je ne peux plus les supporter !... »

– Non, répondit-elle, plus haut s'adressant à Charles-Henri, tu es bien gentil, mon petit. Mais je préfère que tu restes ici à surveiller Raimon-Roger et Gloriandre, afin qu'ils ne tombent pas dans le feu et qu'ils ne fassent pas de bêtises.

Elle prit une brosse et commença de brosser leurs cheveux, puis les siens.

Voilà. Il suffit d'un peu de potage dans l'estomac pour se retrouver une créature digne de vivre.

La vie, à la racine, c'est cela : nourriture. Ne recommence pas à penser, ne fatigue pas ta cervelle. Il y a encore beaucoup de jours à franchir avant la fin de l'hivernage.

Mais maintenant, et malgré la précarité de leur situation, le processus de salut était amorcé.

Puisque parvenue au fond du désespoir et s'avouant : « C'est la fin », un miracle avait eu lieu, elle y voyait une assurance qu'ils parviendraient tous en vie au bout de ce long voyage de l'hiver.

Même lui, le « comateux »...

– Je suis folle, se dit-elle, avec sa brosse à la main. Je l'abandonne ainsi !... Je l'abandonne encore !

Puis fatiguée, et se donnant le temps de reprendre des forces, elle se disait :

« un peu plus !... un peu moins !... Il est mort ! Il va mourir !... Qu'y puis-je ?... Mais qui peut-il être ? »

Elle ne croyait pas vraiment qu'il lui avait parlé, et sa déclaration : je me nomme Sébastien d'Orgeval, se confondait dans son esprit avec les effets de rêves ou de hantise. C'était maintenant qu'elle croyait vraiment à la mort annoncée par le père de Marville. Car il ne pouvait pas en être autrement.

Cependant, elle commença à faire son plan de bataille pour soigner ce malheureux : des herbes, des baumes, de la charpie, elle en avait. Du bouillon aussi, car il faudrait l'alimenter lorsqu'il sortirait de son état léthargique.

Elle le panserait dans la pièce voisine. Le froid y était glacial. Puisqu'il n'en mourait pas, cela maintenait son insensibilité.

Ensuite, il faudrait le traîner dans cette pièce, l'installer devant l'âtre. Se réchaufferait-il ? Reviendrait-il à la vie ? Émergerait-il de ses limbes ? Parviendrait-il à redevenir d'un cadavre, d'un corps misérable qu'elle aurait soigné comme un enfant, un être humain qui se ferait connaître et partagerait leur claustration hivernale ?

Elle redoutait de montrer au petit garçon en quel état un être humain pouvait être réduit par la cruauté de ses semblables. Mais Charles-Henri, né sur la terre d'Amérique, aurait peut-être soutenu ce spectacle avec plus de simplicité qu'elle-même, acceptant d'emblée, comme tout enfant, le décor des lieux de sa naissance, la sauvagerie qui l'avait bercé, les règles du théâtre érigé où, comme en ces « Gestes » ou « Mystères » de la Vieille Europe, sur les tréteaux dressés aux parvis des églises et des cathédrales, chaque personnage jouait son rôle symbolique selon un rituel immuable.

Ici, sur fond de forêts et d'eaux cascadantes, de lacs aux horizons sans fin et de vallées désertes, c'était la « geste » des deux mondes s'affrontant, les mêmes actes posés, les mêmes personnages irréconciliables : d'un côté, le missionnaire en robe noire, grand chapeau, croix en main, sa barbe inquiétante, et sa fièvre d'amener à Dieu les âmes païennes, de l'autre, le lisse Indien nu, emplumé, tatoué, et sa farouche et inexplicable passion, comme un code d'honneur, pour la mort par torture, qu'elle fût sienne ou celle des autres.

Des pieds à la tête, elle avait maintenant à le panser. Comme elle en avait décidé, elle se livra à cette première opération dans la grande salle, à l'emplacement où il gisait depuis son arrivée. Il respirait toujours cependant, mais d'un si faible souffle qu'elle se demanda par où commencer sa besogne, pour ne pas, d'un geste inconsidéré ou trop brutal, trancher le fil ténu de cette existence.

Lorsqu'elle voulut dégager le crucifix, elle eut beau prendre toutes les précautions, tamponnant alentour avec de l'eau tiède, la marque resta là, incrustée, suintant un sang rouge parmi les chairs noirâtres.

Elle tint cette croix de buis où l'œil du minuscule rubis scintillait. L'ayant lavé pieusement, elle le posait sur un linge. Elle avait dû trancher le cordon qui le retenait au cou.

Elle n'aurait pu dire de quoi l'homme était vêtu. Ayant découpé non sans mal, la peau coriace d'un buffletin, elle tira pièce par pièce les lambeaux noirs d'une soutane.

Des brûlures, encore des brûlures dont certaines dégageaient une odeur putride.

« Pauvre malheureux ! Pauvre malheureux ! » ne pouvait-elle s'empêcher de murmurer allant d'une plaie à l'autre, et ne s'expliquant pas comment, couvert d'autant de brûlures, il lui était encore possible de se maintenir en vie.

Mais lorsqu'elle eut lavé et relavé son corps, ses bras, ses jambes squelettiques, une observation intriguée lui faisait remarquer la « répartition » des brûlures, certaines causées par l'application de plat de haches rougies au feu, et d'autres par des alênes incandescentes traversant un muscle. Restait une assez importante surface de chair épargnée. Et elle nota que le membre viril n'avait subi aucun dommage.

C'était dans la coutume des Iroquois que de respecter la victime en ce qu'elle avait, à leurs yeux, de plus sacré. Ils n'attachaient pas leur ennemi au poteau de torture dans l'intention de l'humilier et de l'avilir. Au contraire, cette tradition des tribus iroquoises de faire périr dans les supplices les plus barbares ceux qui les avaient combattus, était une marque d'honneur qu'ils se seraient sentis coupables de refuser à un adversaire valeureux. Subir et bien appliquer la torture était parmi les plus précieux enseignements qu'ils recevaient, discipline dont la pensée et la préparation ne cessaient de dominer leur vie depuis la naissance jusqu'à la mort, une mort que tout guerrier digne de ce nom n'avait cessé de souhaiter aussi lente que terrible.

Au hasard des conversations, Angélique avait appris des gens de Canada que les Iroquois étaient spécialisés dans l'administration des supplices, réussissant à torturer un prisonnier pendant plus de douze heures et jusqu'à deux jours sans qu'il mourût et cessât d'être lucide. En vue d'obtenir ce résultat, ils veillaient à éviter de faire couler le sang.