« C'est une science, lui avait affirmé quasiment avec fierté un L'Aubignière ou un Nicolas Perrot, et nos Hurons, qui sont de race iroquoïenne, se montrent très habiles dans sa pratique. »

Cette fois, on aurait dit qu'ils avaient torturé le missionnaire de façon à lui permettre de survivre. Mais il s'en fallait de peu !

Elle avait le cœur au bord des lèvres.

Malgré le froid pénétrant qui régnait dans la grande salle, elle était « en nage »...

Elle guettait sur le visage du supplicié des réactions. Mais hors cette légère buée au-dessus des lèvres, il ne donnait aucun signe de vie. Il lui fallut, avec des ciseaux, couper tant bien que mal la barbe hérissée pleine de nœuds et collée de sang séché.

Enfin, elle le considéra, couvert de pommade et de bandelettes. Le plus dur serait de le traîner jusqu'à la chambre.

Quand elle essaya de le déplacer, il poussa un gémissement profond. Le premier. Et elle comprit qu'avec la conscience, celle de la douleur lui revenait.

– Je dois vous transporter, lui expliqua-t-elle très haut, espérant que sa voix le rejoindrait là où il était.

Mais il sombra à nouveau, poussa un râle et devint plus pesant encore. Jusqu'à ce qu'elle eût rejoint la chambre, et pût passer un miroir devant ses lèvres, elle fut convaincue qu'il avait poussé son dernier soupir.

Elle avait songé à l'installer devant le feu sur une paillasse. Cette solution ne la satisfaisait pas. D'une part, au sol, il risquait de se refroidir, d'autre part, de mourir la joue rôtie si le feu était trop vif, comme le malheureux roi d'Espagne, qui, malade, n'avait trouvé personne pour écarter de lui son brasero, le préposé par l'étiquette à cette charge demeurant introuvable.

Et rôti, il l'était bien assez comme ça.

Charles-Henri lui apporta la solution qu'elle ne trouvait pas dans sa fatigue.

– Nous devons le mettre dans notre lit. Il y fait toujours chaud. On le met d'un côté, et nous de l'autre et vous au milieu, pour nous soigner tous.

– Tu as raison, petit garçon.

Cette fois, elle accepta l'aide de l'enfant. Avec beaucoup d'énergie, en serrant les dents, il soutint les pieds enveloppés de pansements, tandis que prenant sous les épaules la longue et sinistre marionnette brisée, elle la hissait tant bien que mal de l'autre côté du grand lit. Ils durent s'y reprendre à plusieurs fois, et les ahanements de la femme et de l'enfant répondirent aux profonds gémissements qu'exhalait le martyr, tandis que sa tête ballottait en tous sens, tombait en avant ou se rejetait en arrière, comme celle d'un poulet au cou rompu.

Enfin, il fut étendu de tout son long, et elle soupira de le voir à l'abri du sol dur et froid, et dans la situation qui est celle d'un malade honorable, destiné à s'acheminer vers la guérison ou, dans le cas contraire, en état de rendre dignement le dernier soupir.

Avec des galets enveloppés de peaux ou de linges épais, elle pourrait l'aider à se réchauffer car il fallait éviter qu'il perde, à lutter contre le froid, ses dernières forces. Maintenant qu'il avait franchi ce seuil d'hibernation du coma, il ne devait plus retomber dans un tel état léthargique qui annoncerait la mort. La marche de sa guérison, au-delà de la ligne fatale, devait sans cesse se poursuivre dans un retour vers la conscience qui le ramènerait parmi les vivants. Sur les oreillers de crin et d'herbes auxquels s'appuyait la tête décharnée, elle avait mis un linge blanc. La nuit, elle pourrait, se trouvant à ses côtés, humecter ses lèvres desséchées, le faire boire à petites gorgées, surveiller la montée de la fièvre, ou la dangereuse retombée de faiblesse, apaiser ses souffrances, changer des compresses, réduire la douloureuse inflammation d'une plaie par quelque pommade...

Ce jour-là, après l'avoir installé sur le lit, quand ils se furent reposés un peu, malade et infirmiers, elle entreprit encore de lui couper les cheveux, retrouvant sur l'occiput la trace d'une tonsure maladroitement entretenue. C'était donc bien un prêtre.

Puis elle lui frictionna le crâne et les tempes avec un vinaigre médicinal.

Elle mit des compresses sur ses yeux brûlés par la réverbération de la neige, et menacés de cécité blanche.

Elle savait que ces soins qu'elle lui dispensait avec dextérité, y étant depuis des années – en vérité depuis l'enfance – tellement accoutumée, les rapprochaient. D'étranger qu'il était, en faisaient son enfant, et d'elle sa mère.

Elle essayait de se rappeler qu'il s'agissait du père d'Orgeval, leur ennemi, leur meurtrier en somme et y croyait de moins en moins, car soigner et recevoir des soins est un des plus spontanés langages de paix et de compréhension mutuelles.

Elle luttait d'avance contre l'attachement qui allait se tisser quotidiennement entre eux du fait, chez elle, de son dévouement, chez lui, de sa dépendance.

Inerte, n'ayant plus qu'un souffle de vie, il était difficile aussi de croire à sa réalité, et, au cours de cette journée, elle sursautait parfois en découvrant sur le lit la forme immobile.

Lorsque le soir vint et, qu'à leur tour, elle eut couché les enfants, disposé les remèdes, les boissons qui pourraient être nécessaires durant la nuit, couvert le feu de cendres, elle demeurait indécise, ne se décidant pas à aller s'allonger auprès de la pitoyable momie déjà fixée dans la rigidité de la mort, s'interrogeant, tourmentée par des questions qui ternissaient sa joie première d'avoir reçu des vivres pour sauver ses enfants.

« Que devais-je faire ? Ai-je eu raison ?... Quel est le devoir de l'être humain en notre temps ?... Je le soigne... Mais qui est-il ?... Supercherie ?... Ou bien en vérité notre ennemi irréductible ?... Dans les deux cas, danger !... J'ai sauvé Ambroisine. Je l'ai arrachée aux mains des hommes qui voulaient la tuer. Et ainsi je l'ai laissée poursuivre ses crimes. J'ai mis ma fille en danger !... »

Sur l'auvent de la cheminée, elle avait posé le crucifix du jésuite et les lueurs étouffées des braises faisaient scintiller le rubis.

– Ô croix, pardonne-moi, dit-elle à voix haute. Je sais bien que c'est de toi que vient tout miracle.

*****

La nuit fut paisible.

Au matin, elle se réveilla, persuadée qu'elle avait rêvé cette intrusion extravagante dans leur existence condamnée. Puis elle le retrouva avec un mélange de satisfaction et d'effroi. Car elle ne pouvait oublier qu'elle devait à sa venue, les joues plus roses de ses enfants et le retour à la vie dans le fort enterré sous la neige, et qui avait été sur le point de devenir leur tombeau.

Les premiers jours, voyant les petits trottiner à travers toute la maison avec un besoin de se dépenser, de retrouver leur agilité et leurs forces, elle conçut le projet de les sortir au-dehors afin de prendre l'air.

Le soleil brillait. On le devinait à travers les interstices des fenêtres et des vantaux qu'elle avait soigneusement bouchés contre le froid de toutes les manières possibles. Mais à le deviner, ce soleil au-dessus de leur trou enfumé, un besoin les prenait d'en sentir la caresse. Le soleil avait des vertus thérapeutiques divines. Elle avait plus d'une fois constaté la guérison de plaies ulcéreuses, d'eczéma, de dartres à s'exposer à ses rayons. Un peu de sa caresse, et des enfants languissants reprenaient appétit, vigueur. Joffrey lui avait raconté comment sa mère, dans son enfance, le recevant blessé, brisé, des mains du paysan cévenol qui l'avait rapporté du massacre dans lequel avait péri sa mère nourrice, l'avait installé sur la terrasse du palais de Toulouse, et il y était resté des années, exposé aux rayons du dieu Phoebus, à recouvrer la santé.

Elle les hissa par la trappe, l'un après l'autre, sur la petite plate-forme qui servait de toit au-dessus de leur ancienne chambre, et les y rejoignit, et ils restèrent là, vacillants, dans une lumière d'or pâle, cruelle, pétrifiante qui blessait leurs yeux affaiblis par la pénombre, leurs paupières irritées et rougies par la fumée, dans une atmosphère confinée.

Couverts comme ils étaient, à ne montrer que le bout de leurs nez, le froid les oppressa à les faire tomber raides comme les petits oiseaux qui, dans le même temps, tombaient des branches dans les forêts. Lorsque Charles-Henri voulut parler, une bouffée d'air lui sécha les paroles au fond du gosier, et il resta ainsi la bouche ouverte, incapable de la refermer.

Angélique s'empressa de les faire redescendre, ferma la trappe de la plate-forme, celle du faux grenier au-dessus, et se réfugia dans la chambre unique. Elle retourna allumer un grand feu dans l'âtre de la salle principale, pour y faire bouillir un gros chaudron d'eau. Tels qu'ils étaient, elle avait enfoui les enfants dans le grand lit à côté du « gisant ». Elle leur fit avaler une boisson chaude avec une grande cuillerée de miel – ce miel plus précieux que de l'or qu'elle avait trouvé aussi, suintant de son corbillon d'écorce, parmi les victuailles envoyées – transporta dans la chambre ses chaudrons d'eau bouillante, en remplit un baquet de bois, et quand le bain fut prêt, elle les dévêtit et les y plongea tous les trois, les portant rigides et pâles comme si, plus encore que le froid, le paysage de fin du monde entrevu, à la fois livide et d'un bleu pâle translucide, avait eu le don de les pétrifier.

Ils retrouvèrent des couleurs aussitôt et s'animèrent, babillant avec volubilité. Debout dans le cuveau, ils s'excitèrent, les yeux brillants. Les jumeaux racontaient une histoire avec de grands gestes descriptifs qui faisaient gicler l'eau, l'un et l'autre renchérissant de détails.

Angélique ne pouvait comprendre de leur petit jargon que quelques mots qui revenaient sans cesse : bateau, oiseau, faut pas ! Faut pas !

– Mais, que disent-ils ? s'informa-t-elle auprès de Charles-Henri, pour lequel ce langage n'était pas hermétique, et qui suivait leur exposé en approuvant de sa tête bouclée.

– Ils disent que les eaux ne se sont pas encore retirées et qu'il ne faut pas lâcher la colombe ! Vous savez, mère, comme dans l'Arche de Noé !... Je leur ai raconté que nous sommes dans l'Arche de Noé. Ils aiment beaucoup cela. Mais ils disent qu'il ne faut pas encore envoyer la colombe dehors. Il fait trop froid... Oh ! Maman, c'est vrai. Elle n'aurait pas où se poser. Elle ne pourrait pas voler. Voyez, ils agitent les bras, et puis s'arrêtent pour montrer qu'elle ne pourrait pas voler.

– Plouf ! fit Raimon-Roger, en se laissant tomber dans le baquet au milieu des éclaboussures, aussitôt imité par sa jumelle.

– Vous voyez, ils disent qu'elle tomberait, plouf, comme une pierre...

Charles-Henri se tourna vers le lit et cria :

– N'est-ce pas, « mort » qu'il ne faut pas encore envoyer la colombe ?...

– À qui parles-tu ?

– Je parle au « mort »... Je lui parle souvent pendant que vous êtes en train de préparer à manger ou d'aller chercher le bois dans la réserve.

– Est-ce qu'il te répond ?

– Non. Mais il entend tout.

Puis la température descendit encore, et la tempête dont elle avait vu les prémices se déclara. Le froid était si intense que ce fut une tempête sèche plus terrible encore que celles qui apportent la neige. Le blizzard, le vent du nord-est, ce « Nordait » des Canadiens, « ce cruel ennemi de l'homme » venu du Pôle, passa sur la surface de la Terre à des vitesses incalculables, avec une violence, une furia, qui déracina des arbres, faucha comme d'une lame géante aiguisée la cime des petits bois sur les îles des lacs, emporta des villages de wigwams d'écorces entiers avec leurs habitants.

Cette année-là, l'hiver qui déferla sur le Bouclier Laurentien, du Labrador au sud-ouest du Maine, fut si terrible que des ours endormis périrent de froid dans leur tanière, ce qui est rarissime.

Angélique, par instants, craignait que ce vent hurleur finisse par crocher sur le fortin de Wapassou, tout enfoncé qu'il était heureusement dans la terre, et à demi dans la falaise, et le décalotter de son toit comme une vulgaire marmite perdant son couvercle.

Elle avait transporté dans la chambre commune une importante provision de bois qui, empilée, en occupait le quart. Elle n'eut donc pas à sortir de cet ultime refuge intérieur dont la porte, même à l'intérieur de la maison, était ébranlée par instants. Trois jours, quatre jours, ils restèrent blottis sous les fourrures, cherchant dans le sommeil l'oubli des saturnales extérieures. Angélique ne se levait que pour entretenir le feu, vérifier les ouvertures, portes, fenêtres, consolider les barres des vantaux, préparer les rations de nourriture – avec le souci qui recommençait à poindre qu'elles ne s'épuisent trop rapidement –, les faire ingurgiter à toutes ces bouches avidement entrouvertes, faire boire les enfants et le malade et mieux valait avaler de chaudes tisanes de camomille et de tilleul pour jouir d'un sommeil paisible, que de s'énerver et de s'effrayer de ces clameurs sauvages courant là-haut sur la terre.