Elle voyait le chevalier de Loménie-Chambord s'animer en contant la bataille de la rivière Saint-Charles, du couvent des Récollets transformé en forteresse, le moine, dans sa bure, qui rappelait des détails. Religieux simple, bon enfant, au Canada depuis plus de vingt ans, il avait demandé de la « piquette » à boire ce qui ne l'empêchait pas de se hisser au niveau de jovialité générale.
M. d'Avrensson était chargé par le gouverneur de remercier M. de Peyrac de lui avoir rendu l'insigne service de guetter et prévenir une éventuelle descente iroquoise sur Québec. Il fit ensuite le récit de l'expédition de M. de Frontenac.
À Cataracoui, sur le lac Ontario où il avait fait construire un fort rebaptisé à son nom, il était sur son fief, sur ses terres.
Cette année, comme les années précédentes, Frontenac avait reçu soixante chefs iroquois pour une rencontre amicale. C'était déjà une victoire que de les y avoir fait venir et assembler. L'Iroquois est généreux, mais il s'entête.
Cependant, il aime négocier autant qu'il aime se battre. C'était par là que le gouverneur de la Nouvelle-France les tenait. Il les avait durement, mais magnifiquement traités, ces superbes Iroquois ! M. d'Avrensson, présent à ses manœuvres, ne se lassait pas d'en décrire les subtilités et les phases !
On avait fini par leur arracher la promesse de demeurer en paix avec leurs voisins, les Outaouais et les Andastes, et de cesser de massacrer systématiquement les Hurons, ou ce qu'il en restait.
Frontenac avait l'art de réprimander les Indiens sans les mettre en colère. Sa vivacité, sa façon de jouer bruyamment avec leurs enfants les attendrissaient. Ils se pâmaient de rire à l'entendre exécuter parfaitement leurs « sassakouas », leurs cris de guerre à figer le sang.
Pour se mettre en condition de palabrer avec sagesse et lucidité, on avait fait tout d'abord deux grands festins, de ces festins où l'on ne mangeait rien et où l'on ne faisait que pétuner, qu'ils appelaient « festins de songerie ». Il faut dire qu'on en sortait plus saouls et mal assurés qu'après les plus effrénées libations, car ils usaient d'un tabac noir et dur qui vous blindait le gosier pour trois jours.
Puis les vrais festins avaient commencé. Là encore, il fallait mettre le doigt sur ce point de ressemblance entre Français et Indiens, et surtout Iroquois. « Le goût des festins » avant ou après la bataille.
La tête du plus gros chien bouilli à M. de Frontenac qui la mangeait jusqu'aux yeux, ce qui n'était pas la moindre de ses actions héroïques.
Poissons divers... En prenant garde de ne pas jeter les arêtes de poissons dans le feu à cause des esprits des eaux qui pourraient s'en trouver incommodés.
Ayant posé sur un grand foyer leur plus énorme chaudière où avaient cuit des morceaux de viande imposants, ils s'étaient mis à trois grands chefs armés d'un bâton pour s'arcbouter contre elle et la renverser. Geste symbolique de renverser la chaudière de guerre signifiant : « La guerre est finie. Nous acceptons la paix. »
Puisant avec une calebasse du bouillon qui restait au fond, les chefs avaient accentué la solennité de leur geste en distribuant de ce breuvage, très corsé et excellent, aux « principaux » parmi les Français, selon une coutume qui priait les anciens ennemis de se nourrir de la reddition même de leurs adversaires, car on l'appelait : le bouillon des vaincus, et quelques mauvais plaisants glissèrent qu'il y avait peut-être os et chair humains de récents massacres pour l'accommoder, ce qui fit pâlir de jeunes officiers nouvellement arrivés en Canada.
En bref, on avait enterré la hache de guerre.
Sous les plafonds de bois précieux du salon de L'arc-en-ciel, les convives applaudirent.
Frontenac, une fois de plus, s'était montré audacieux et habile à sa manière qui faisait trembler ses fidèles, mais qui visait toujours l'intérêt fondamental de la colonie.
Avant de laisser repartir les Iroquois vers leur vallée aux Cinq lacs, il y avait eu échange de wampums et de cadeaux.
Ils refusèrent le sel, denrée pourtant précieuse, car, disaient-ils, il donne soif, l'eau alourdit, et ils veillaient à la souplesse de leurs muscles afin de mieux courir et bander l'arc. Ils n'avaient jamais soif. Leur fade « sagamité » de maïs bouilli leur suffisait, relevée de petits fruits aigres.
Par contre, ils acceptèrent le cadeau, pour eux luxueux, de plusieurs sacs de farine car ils étaient friands de pains de froment. Un boulanger les accompagnerait en Iroquoisie, qui leur fabriquerait à l'entrée de l'hiver de belles roues de pain à conserver pour toute la mauvaise saison.
Il leur avait aussi laissé un armurier avec deux compagnons qui les suivrait jusque dans leurs bourgades aux longues maisons pour raccommoder leurs armes à feu et resserrer leurs haches.
M. de Frontenac les aimait chaudement, ces sauvages, en Gascon heureux de vivre qu'il était !
La joie s'exprima générale autour de la table. L'expédition annuelle avait réussi.
Pour Angélique, la présence de Nicolas Perrot parmi eux lui rappelait leurs difficiles débuts au Nouveau Monde, les dangers qu'ils avaient affrontés. En comparaison, elle fut frappée de l'œuvre, après tout admirable, qui s'était accomplie depuis ce temps-là. Car ce soir, ils étaient tous des Français réunis pour boire à leur souverain, et aux expéditions réussies du gouverneur Frontenac pour établir la paix sur un continent barbare, se féliciter des traités qui rapprochaient, sous le couvert de ses sombres forêts déjà disputées et partagées, des peuples désireux de se comprendre, de travailler ensemble pour un peu de vie meilleure.
Tous ses efforts allaient-ils être remis en question parce qu'au fond de ces mêmes forêts s'était perpétrée la fin funeste d'un grand jésuite ? Son étendard à lui, son drapeau de guerre, était marqué de cinq croix, une à chaque coin et la cinquième au milieu, croix entourées de quatre arcs et flèches.
Elle l'avait vu flotter à la tête des Abénakis alors qu'ils se ruaient à l'assaut du village anglais.
N'en déplaise au Père de Marville, cela n'avait rien d'imaginaire. De même qu'elle avait entendu le jésuite donner l'absolution, au bivouac, à ceux qui demain tueraient les « hérétiques » de Katarunk, c'est-à-dire eux, les nouveaux venus. Elle avait été entr'aperçue sur sa jument qu'elle s'évertuait de ramener au camp et voilà que ces esprits habitués aux miracles et aux prodiges désignaient la pauvre Wallis comme la Licorne maléfique annonçant les malheurs de l'Acadie. Ainsi commençait la sourde et âpre lutte.
Le Père d'Orgeval avait été un homme très aimé des gens simples comme des plus nobles pénitents, et Angélique, loyalement, n'avait pas trop cherché à l'arracher du cœur de ses amis, ni à ternir son image. Et aujourd'hui que sa mort était connue, son culte paraissait prendre une nouvelle force.
On ne se rappelait plus que l'anathème prononcé à son endroit, on oubliait la persécution dont ils avaient été l'objet, faute d'en connaître l'acharnement.
Cette défection qu'elle sentait latente et sans assurance de pouvoir l'éviter, ajoutait au malaise qu'elle rapportait de son deuxième voyage en Nouvelle-France, malgré les inattendues retrouvailles avec son frère aîné, Josselin de Sancé.
Ses pensées devenaient lucides, et débarrassées de ce qu'elles avaient de triste. Elle revoyait de cette lutte avec le jésuite de très belles images, ordonnées et grandioses comme celles d'un opéra. Wallis, sa jument, se cabrant dans la forêt d'automne, l'étendard aux cinq croix flottant au vent et la horde des sauvages hurlants, s'épandant à la lisière des bois, coulant le long du vallon vers le village anglais.
De belles images pour une belle aventure ! Celle de leur vie commune en Amérique.
Elle se tournait vers Joffrey, comme s'il eût pu l'aider à disperser le vol de ses pensées un peu folles. Il est vrai qu'il le pouvait. Et quand elle était près de lui, elle échappait très vite à ses appréhensions, qui étaient souvent exagérées ou pour le moins prématurées. Il demeurait calme et philosophe. Car, disait-il, tout en se montrant vigilant, on ne pouvait pas passer son temps à bâtir un avenir de catastrophes et de trahisons.
« Comme je suis bien près de lui », se répétait-elle en se rapprochant encore plus près, jusqu'à le frôler, et elle surprit le regard du comte de Loménie à qui n'échappait pas son mouvement câlin et amoureux de femme, s'épanouissant à l'ombre de l'homme qu'elle aime.
Mais elle ne pouvait s'empêcher de le regarder, de revenir à lui, à ce profil d'une virilité si parfaite que pour elle il n'était pas d'homme qui puisse lui communiquer une telle impression de force et aussi de protection sans limites.
Sa confiance en lui était le fruit de son amour total pour elle, auquel elle finissait par croire et dont elle sentait qu'il était habité, imprégné disait-il parfois, et qui l'entraînait à lui répéter si souvent qu'elle était tout pour lui, ce qui, pour elle, était la seule chose qui importait.
Lui, Joffrey, il trouvait le moyen de boire, et très franchement et joyeusement, sans jamais faire sentir qu'il en éprouvait le besoin pour chasser une humeur soucieuse, ou comme certains, pour se venger d'un monde qui leur déplaisait dont ils ne savaient reconnaître que l'amertume. Lui, il buvait pour savourer l'excellence du fruit de la vigne, don de Dieu, et se laisser entraîner à son aimable vertige, sans que ce fût par faiblesse. Il buvait pour tenir compagnie à ses hôtes, pour les honorer et les rendre heureux, l'accueil ouvert et le bien-être dispensés au voyageur faisant partie des plaisirs de ce monde, d'un art de vivre, d'une obligatoire trêve, pour compenser hostilité et cruauté régnant par ailleurs sur la Terre maudite.
Quand il buvait, on aurait dit qu'il accueillait le vin comme il les accueillait tous, c'est-à-dire comme un ami avec lequel s'égayer et apprendre à se mieux connaître.
À peine ses yeux brillaient-ils un peu plus, à peine la chaleur de son sourire se faisait-elle plus communicative, son expression plus mordante, voire sardonique, comme s'il s'était mis à contempler de haut l'humaine faiblesse avec un brin de moquerie, mais sans méchanceté.
Aussi loin qu'elle s'en souvenait, il en avait toujours été ainsi. Dès Toulouse, elle l'avait vu, brillant prince des cours d'amour, sa guitare aux doigts, ses yeux riant derrière les fentes du masque, présidant l'assemblée d'hommes et de femmes, qui tous n'étaient pas, loin de là, héros de romans et princesses aux nobles pensées, mais que magnifiaient soudain, les transfigurant, les magies conjuguées du chant, de la philosophie courtoise, des vins choisis, et de l'amour, convoqué au banquet et distribuant ses flèches.
Elle avait conquis le plus convoité d'entre eux, Joffrey de Peyrac. Elle pouvait se dire :
« Tout à l'heure, je serai seule avec lui. »
Elle ne se lassait pas de le contempler tandis qu'il demeurait attentif à suivre les rebondissements de la conversation, en expert de cette joute qui n'a pas moins d'importance que celle des lances ou des épées, sachant que chaque mot, chaque ombre ou lumière, sur les visages, crispation ou sourire, comptent.
Il y avait en lui, dans ce guet, quelque chose du roi.
Mais il était plus fort que le roi et plus libre.
« Comme je l'aime. Ô mon Dieu, faites qu'il m'aime toujours ! Sans lui je mourrais ! J'ai trop bu ! Fruit de la vigne, quelle traîtrise ! Est-ce que cela se voit ? Nous rions tous. Même Loménie ! Fruit de la vigne, sois béni. Ce qui compte, c'est d'être vivant. Et nous le sommes ! Je le dirai demain au pauvre comte trahi pour qu'il reprenne courage. Le jésuite est mort. Et lui n'a jamais su qu'il est bon de boire entre amis. Il n'a vécu que pour les ténèbres. Voilà pourquoi il a perdu. Seigneur, pardonnez-moi ! Je devrais avoir pitié d'un martyr. »
La compagnie se séparant sous le brouillard pleurant de mille gouttelettes étincelantes, Angélique prenant congé, et se tenant un peu vacillante auprès de son seigneur et maître, lut ou crut lire dans les prunelles de Loménie-Chambord une pensée qui le traversait comme un dard à leur vue :
« Ce soir, ils vont s'aimer... »
À nouveau, il changeait de visage. Ses traits se creusaient. Dans les mêmes circonstances, la Démone les voyant à son chevet, si proches et si inséparables dans leur connivence d'amants, avait poussé son cri terrible de désespoir jaloux, son cri de damnée éternelle...
Chapitre 6
La halte à Tadoussac s'achevait. leurs visiteurs allaient repartir vers l'amont. Dans deux à quatre mois, l'hiver reviendrait les enfermer dans les glaces.
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