Les enfants ne semblaient pas s'émouvoir de ce bruit du vent. Les tempêtes du Nord-Amérique avaient bercé leur courte vie. Ils dormaient beaucoup à nouveau, mais d'un meilleur sommeil. Pour sa part, elle demeurait éveillée, ne s'accordant que de courts repos, en alerte contre ces assauts lugubres de l'extérieur qui portaient de sombres menaces : la destruction de l'habitation sous les coups du vent, ou l'incendie toujours à craindre avec le feu dont de mauvais souffles rabattaient la fumée dans la pièce.
Il lui fallait aussi renouveler les pansements du blessé. Longue et ingrate tâche qui ajoutait à son épuisement.
Il restait inerte, inconscient.
À certains moments, elle le sentait très loin, ailleurs, en un lieu où il pouvait réparer ses forces, et à d'autres, l'état d'insensibilité dans lequel il s'enfonçait l'avertissait de la lente approche d'une issue fatale.
« Il s'éteint », pensa-t-elle au bout de quelques jours.
Insensiblement, il se mit à refuser la nourriture. Il la laissait couler aux commissures des lèvres, et Angélique en était à la fois irritée et désespérée, car, d'une part, c'était une nourriture précieuse qu'il ne fallait pas gaspiller et aussi, cela indiquait qu'il commençait à perdre les réflexes de survie.
Elle lui parlait d'un ton bas, doux et persuasif, sachant que la connaissance peut être atteinte sans qu'il n'en paraisse rien, par des sons, des inflexions ou des mots qui l'éveillent et le tirent de son apathie. Comme pour les enfants, elle cherchait ce qui pourrait, lui, religieux, éveiller son intérêt pour l'existence et l'encourager à faire un effort afin de revenir à la surface de son être et s'alimenter.
– Il faut vivre, père... c'est un devoir. Dieu l'exige ! Ouvrez la bouche !... Essayez d'avaler.., Faites un effort... Pour l'amour de Dieu !... Pour l'amour de la Sainte Vierge.
Mais ces objurgations pieuses n'avaient aucun effet. Et il semblait parfois plus mort que lorsqu'elle l'avait découvert dans son linceul de cuir.
Cependant, les plaies de la face se cicatrisaient.
Elle avait remarqué, la première fois où elle les avait traitées, qu'il ne s'agissait pas de brûlures mais de plaies bizarres qui semblaient causées par les coups d'instruments pointus ou griffus. Ces trouées étaient infectées et tout autour envenimées. Après quelques jours, l'enflure se résorba et des croûtes s'étaient formées qui avaient donné au malade un assez triste aspect. Mais une fois tombées ces croûtes, les traces des blessures commençaient à s'effacer. La chair devenait saine, quoique restant blême. Les joues sous les pommettes se remplirent, le front immense se dégageait sur lequel retombèrent des mèches de cheveux aux reflets mordorés et elle vit s'ébaucher les traits d'un visage qui ne manquait pas de beauté, une beauté virile et régulière.
« La beauté du Christ » avait soupiré quelques pénitentes un peu exaltées en évoquant leur confesseur, le père d'Orgeval.
Chapitre 54
Au bout de six jours, les fureurs du blizzard commencèrent à fléchir, et vers le milieu d'une nuit, le vent tomba tout à fait. Un calme surprenant s'établit, ce qui coïncida pour Angélique avec le meilleur sommeil qu'elle eût goûté depuis longtemps et un rêve paradisiaque.
Soit que pressentant la fin de la tempête, elle sût d'instinct que sa garde pouvait se relâcher, soit que l'instant fût venu, comme en tout épisode dramatique, de renverser le mouvement de terreur pour envoyer les signes d'espérance, elle dormit comme une enfant heureuse et vécut ce rêve qui lui parut si vrai qu'elle le traversa avec l'arrière-pensée qu'elle avait fait la nuit précédente un cauchemar horrible. Dans ce cauchemar, elle était enfermée avec les enfants dans un trou sous la terre, tandis qu'une tempête furieuse passait au-dessus de leurs têtes. Quel rêve stupide !... alors qu'il faisait si beau en ce printemps, et que les oiseaux chantaient éperdument dans les arbres.
Elle était appuyée au bras de Joffrey, et ils marchaient tous deux dans les allées d'un parc, ou peut-être d'une forêt, car c'était une forêt chatoyante et policée aux belles essences choisies et bien disposées, chênes et châtaigniers, escortés de petites hêtraies et de bosquets de frênes avec, çà et là, un pin bleu au tronc rose, un conifère élégant, jetant des notes sombres sur la soie verte des feuillages.
Une forêt qui aurait pu être un parc, car ses chemins et ses sentiers avaient l'élégance nette d'allées tracées, et elle voyait sur leur sable, se poser la pointe de ses souliers de satin brodés rose et argent.
Il y avait une volupté à marcher sur ce chemin avec, aux pieds, des souliers aussi charmants.
Elle s'appuyait au bras de Joffrey, et elle sentait la chaleur de son bras, de son corps, de sa jambe contre elle dans sa démarche. Elle sentait l'adoration de son regard, sans cesse revenant sur elle, et la douceur de ses lèvres se posant sur son visage, ses paupières, ses lèvres à elle, son front, ses cheveux sans cesse attirés et ne pouvant se rassasier de sa chair vivante, de sa peau douce et tiède, de son sourire, de sa présence.
Ils arrivèrent au bord d'un promontoire, et se tinrent là, avec derrière eux la forêt bruissante.
Joffrey passa un bras autour de ses épaules, et de l'autre lui désigna en contrebas un petit château clair devant lequel s'étendait la mosaïque rouge, mauve et bleue de parterres « à la française ».
Alentour, la même forêt l'environnait, mais c'était une forêt humaine, qui avait ses coins d'ombrage et de lumière, ses rocs et ses eaux murmurantes, ses troupeaux de biches et ses sangliers, mais qui, au-delà, rejoignait d'autres domaines, d'autres campagnes labourées.
Au sein de la forêt le petit château était une île couleur de miel.
Curieusement, puisque c'était la première fois qu'elle le découvrait, Angélique sut que ce matin-là à son réveil, à l'une des croisées, elle avait vu venir se poser un oiseau blanc entouré de lumière : la colombe de l'Arche.
Elle demanda.
– Y a-t-il un pigeonnier ?
– Oui, il y a un pigeonnier.
Elle fut si heureuse qu'elle crut vivre un conte de fées, alors que tout était bien réel.
– Est-ce notre demeure ? interrogeait-elle.
Le bras de Joffrey entourait ses épaules et sa voix disait :
– J'ai bâti pour vous bien des palais et des demeures... Mais ceci est le présent du roi !...
Une serre de vautour encercla son poignet et elle ne put pousser un cri. Le vautour était-il tombé de ce ciel bleu pâle d'Île-de-France ?... Était-ce la colombe qu'il voulait saisir ?
Elle émergea du rêve dans un état de douleur qui la rendit muette.
La serre sur son poignet était une main.
Une main hideuse, aux doigts tronqués, rognés.
Un homme qu'elle ne connaissait pas, aux yeux déments, était penché sur elle presque à toucher son visage et répétait :
– Il y a un élan dehors, un orignal !... Réveillez-vous, Madame.
La voix autoritaire la tirait de son rêve, de son engourdissement.
– Levez-vous ! Levez-vous ! Il y a un élan dehors, un orignal. Il faut que vous l'abattiez. Cela vous donnera de la viande... de la viande jusqu'au printemps...
La nouvelle fit son chemin dans l'esprit d'Angélique. Brusquement, s'arrachant à la serre du vautour qui la tenait, elle bondit hors de la couche. Le cœur battant la chamade, les yeux écarquillés, elle se demandait quel était cet homme barbu, qu'à la place de « son mort » elle apercevait dans son lit.
Il répétait.
– Abattez-le... vous aurez de la viande jusqu'au printemps...
Elle commença machinalement à enfiler sa casaque et ses bottes. Puis elle décrocha le mousquet, chercha la poire à poudre et le sac de balles. Soudain, se retournant, elle regardait vers le lit, fixant sur le grabat cet inconnu qui lui avait parlé d'une voix venue d'ailleurs et qui continuait de la fixer avec des yeux brûlants.
– Que racontez-vous là ? Comment savez-vous qu'il y a du gibier, un orignal ?
– J'ai assez vécu, prisonnier aux Iroquois, pour sentir quand la bête rôde... Hâtez-vous ! Qu'attendez-vous ?... Il ne faut pas le laisser s'éloigner...
– Vous délirez...
– Non ! Je le sais... Vite, ne le laissez pas s'échapper.
Alors elle pensa que la vie, si elle était encore en vie, prenait des allures fantastiques et burlesques. C'était la première fois qu'elle dialoguait avec lui, d'humain à humain, de vivant à vivant.
Il était vraiment là.
Il était vraiment vivant.
Il était le Père Sébastien d'Orgeval, devant elle. Et ils se disputaient et se houspillaient à cause de la viande, à cause de la nourriture dont dépendait leur sort, comme des Indiens exacerbés par la famine, comme toutes les vraies créatures de ce désert blanc en butte à l'hiver infernal.
– Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! Qu'attendez-vous donc ?
– Je ne peux pas sortir. Il fait trop froid ! Et je suis trop faible.
Elle laissa aller le mousquet contre le mur, ne pouvant le soutenir.
– En vérité, vous n'y croyez pas, dit-il avec colère. Et pourtant la vie est là, dehors... Vous devez sortir.
Elle était tentée de le croire. Elle était prête à prendre le risque d'une illusion, d'un mirage. Mais chaque étape lui apparut insurmontable : Par où sortir ? Pourrait-elle monter sur le toit ? Mettre ses raquettes ? S'avancer dans la neige profonde ? Elle tomberait, mourrait seule...
Personne pour la secourir.
– Si je tombe, personne ne viendra... Les enfants mourront.
– Approchez.
La même voix étrangère l'adjurait :
– Approchez !
De ce lit où il gisait à demi assis, il lui faisait signe.
– Approchez ! Venez là !
Elle lui obéit, incertaine que cet ordre vînt de lui, méfiante de la folie qui semblait s'être emparée de ce demi-mort, et ne pouvant lui résister.
– Venez plus près !
Il tendait vers elle deux bras raidis qui avaient peine à se mouvoir et deux mains qui la saisissaient, pliaient sa volonté rétive. Que lui voulait-il ? Il l'obligeait à s'agenouiller près du lit. Et toujours avec cette énergie de fer contre laquelle sa faiblesse ne pouvait rien, il attirait sa tête contre son épaule, il l'y maintenait serrée.
Elle l'entendait parler au-dessus d'elle.
– Vous le pourrez ! Vous gagnez toujours ! Avec cet orignal, c'est de la viande jusqu'au printemps pour vous et vos enfants. Vous devez l'abattre... Vous le pourrez...
– Et si je le ratais ?...
– Vous ne le raterez pas. Ne dit-on pas que vous tirez si bien, Mme de Peyrac ? Mieux que n'importe quel arquebusier... Gagnez ! Gagnez encore, Mme de Peyrac. Vous avez été chef de guerre.
Soudain, elle se retrouva debout, harnachée de pied en cap, pénétrée d'une volonté farouche. Elle gagna la grande salle. Elle avait décidé de sortir par le galetas, sur la plate-forme. De là, elle pourrait tout d'abord se rendre compte s'il y avait vraiment, dans les parages du fort, un orignal, comme il l'affirmait.
La nuit était plus glaciale encore qu'elle ne l'avait appréhendé, mais claire par la magie d'une lune presque ronde et qui paraissait un friable coquillage de nacre, prêt à se briser sous l'effet du gel. Les étoiles petites et nombreuses givraient le firmament de traînées pâles, adoucissant le bleu velouté de la nuit. Sous la voûte céleste, tout était blanc ou noir. Blanche la plaine gelée, noirs les bouquets d'arbres, les forêts à la lisière desquelles d'impalpables traînées de brume semblaient capter en lumières fugaces les miroitements de la clarté lunaire. Le blizzard avait arraché la neige des arbres, d'où leurs silhouettes et leur masse obstinément ténébreuses.
Elle regarda autour d'elle, avide de surprendre, dans ce silence pétrifié, l'écho d'un pas, la mouvance d'une ombre. Rien ne bougeait. Ses yeux lui faisaient mal. Elle sentait sur ses cils fleurir de petits cristaux de glace.
Elle n'avait pas voulu le croire, mais maintenant qu'elle constatait l'inanité de son avertissement, elle s'apercevait, à sa déception, que l'espérance s'était emparée d'elle aussitôt.
Elle fit le tour de la plate-forme, jetant un regard vers tous les points de l'horizon. Si l'animal était passé près de la maison, elle aurait dû apercevoir ses traces. Mais la neige autour du fortin était d'un beau tapis blanc immaculé qui, depuis longtemps, n'avait retenu ni pas d'homme, ni galop de bête. Elle s'attacha à examiner le boqueteau le plus proche qui s'avançait comme une île sur une mer laiteuse.
Elle ne voulait pas abandonner sans avoir tout essayé, et envisagea de sauter par-dessus le rempart, qui se trouvait à une toise à peine du sol avec l'accumulation des neiges, pour aller débusquer ce gibier fantôme dans la forêt, s'il s'y trouvait. Ce fut à cet instant qu'elle discerna un remuement dans la zone d'ombre projetée en lisière du petit bois. Sortant précautionneusement de son abri, l'animal apparut. Sa silhouette semblait immense se détachant sur la neige. Il avançait à pas hésitants, humant l'air. Derrière lui, quelque chose bougea et un élan de plus petite taille vint à sa suite.
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