– Deux ! Ils sont deux ! Une femelle et son enfançon !

Elle commencerait par abattre l'adulte. On verrait ensuite à s'assurer l'autre prise.

Elle s'approcha du rebord de bois sur lequel elle comptait prendre appui.

Ce qui la picotait sur son visage, c'était des gouttes de sueur gelées. Sa langue était si sèche, sa soif était telle qu'elle attrapa une poignée de neige et la porta à sa bouche. La douleur lui fit un choc et en même temps du bien. Son esprit clarifié lui permettait de raisonner. Elle devait avoir des gestes lents, précis, et ne pas trembler.

Elle avait calculé qu'à cette distance elle avait encore une chance de l'atteindre. Mais voici, qu'alerté peut-être, l'animal s'ébroua et prit quelque distance, puis commença de courir.

Sur la neige dure, l'orignal s'éloignait comme à petit trot, et l'écho de ses sabots diminuant et s'étouffant, scandait la folle déception d'Angélique. Maintenant, elle ne pouvait plus le tirer de la plate-forme. C'était trop loin.

Le jeune, qui avait essayé de suivre la course de sa mère, marquait de l'hésitation et s'arrêtait : Elle décida de tenter le coup. Essayer au moins d'atteindre celui-là.

Soudain l'adulte revenait au galop... Angélique, qui s'apprêtait à changer de place pour mieux viser le jeune élan, ne comprit pas tout d'abord la direction prise par cette masse en mouvement, ombre noire sur le clair de lune. En la voyant grossir, elle réalisa que la bête se rapprochait, et promptement elle se mit en position au bord du créneau.

Lorsqu'elle épaula et posa le doigt sur la détente, elle sentit que ce doigt au repos avait adhéré contre une plaque d'acier et qu'elle y laissait, en le relevant, un lambeau de chair. Elle perçut à peine la blessure. La douleur n'était rien dans un moment si crucial.

Elle souhaitait laisser l'animal s'approcher le plus près possible, puisqu'il semblait lancé comme un boulet vers le poste.

Mais, le voyant ralentir sa course, puis s'arrêter et humer l'air, tournant de droite et de gauche un profil goitreux au long museau caprin, elle ne voulut pas risquer de le voir repartir dans une autre direction et tira.

Elle avait visé, en rassemblant toutes ses facultés de vision, de précision, d'instinct, visant au garrot pour atteindre le cœur, car elle craignait que la tête petite et mouvante ne présentât une cible moins sûre.

Lorsqu'elle regarda dans le fracas des échos du coup de feu répété de façon infinie jusqu'aux derniers sommets courbes des monts Appalaches, l'animal était toujours debout.

En hâte elle rechargea, ne sachant avec quels doigts elle pouvait accomplir les gestes nécessaires car elle ne les sentait plus.

Mais comme, tremblante d'impatience et d'anxiété, elle relevait l'arme pour viser à nouveau, elle ne vit plus l'orignal. À sa place il y avait un monticule noir sur la surface blafarde de l'étendue neigeuse. L'enfançon s'était enfui et réfugié sous le couvert du petit bois.

La bête était tombée foudroyée. Seule, la poussée de son corps pesant, répartie sur quatre pattes aux sabots élastiques, d'assiette large et préhensible comme des ventouses, l'avait maintenue debout quelques secondes après sa mort. Puis elle s'abattait lourdement.

Une sorte d'ivresse de joie envahit Angélique devant l'effet d'une victoire si totale, et si pleine d'assurance de vie plus enivrante encore. Au-delà du corps de la bête tuée, c'était l'hiver vaincu.

Elle dégringola les degrés des échelles du galetas, traversa pièces et couloirs sans toucher terre.

– Je l'ai eu ! Je l'ai eu !

Elle se jeta au pied du lit, riant et sanglotant, et serrant dans ses bras le corps de son mort-vivant.

– Je l'ai eu ! Je l'ai eu ! Oh ! Mon cher Père, merci. Nous sommes sauvés ! Nous sommes sauvés !

– Avez-vous ramené la bête ?

Il la repoussait, et elle tombait presque au pied du lit.

– Avez-vous ramené la bête ?... Il ne faut pas l'abandonner en proie aux loups !...

Elle poussa un cri. De révolte, d'épuisement... d'atterrement enfin !

– Ah !... Vous ne me laissez pas respirer... reprendre haleine !... Les loups, dites-vous ?... Les loups ! Mon Dieu !...

– S'ils ont le temps d'arriver ils ne vous en laisseront guère... Dépêchez-vous, sotte femme ! Ils ne sont pas loin, je les ai entendus !

Les lumières, qu'elle avait cru voir en lisière de la forêt, était-ce leurs yeux ? Non. Il voulait sa mort tout simplement, qu'elle replonge dans ce froid glacial pour y périr. Non, elle ne pouvait plus ! Demain elle irait chercher la bête.

– Hâtez-vous, hâtez-vous !... répétait-il. Prenez garde aux loups... Prenez une torche, la meilleure arme. Et un pistolet à deux canons, si vous en avez prêt à servir. Sinon, la torche. Seulement la torche. Prenez une traîne sauvage ou une toile rude, un drap pour tirer votre gibier sur la neige... prenez de la charpie pour lier l'animal, cela vaut mieux que des cordes si elles sont trop raides... Des lanières de cuir pour haler la charge. Allez ! Allez !...

– Je n'y arriverai pas.

– Allez ! Vous dis-je ! Le temps presse.

Le pistolet à deux canons ? Il n'y en avait pas en ordre de marche.

Dans la grande salle, elle s'occupa de la torche. Elle en prit une longue comme un cierge et bien enduite et vint l'allumer à l'âtre de la chambre commune. Elle avait retrouvé son contrôle si l'on pouvait envisager qu'une bouillonnante colère intérieure peut être parfois génératrice de sang-froid en distrayant l'esprit par son emprise, des problèmes insurmontables de l'heure. Elle était fort calme maintenant.

Elle s'était demandé parfois si elle pourrait haïr le jésuite qui leur avait fait tant de mal. Mais, maintenant, elle savait qu'elle le haïssait solidement.

Elle était furieuse contre lui, cet homme, cet intrus, à cause de la hargne avec laquelle il l'avait repoussée en criant : « dépêchez-vous, sotte femme ! »

Il fallait reconnaître que la façon dont elle s'était jetée sur lui en pleurant de joie tenait du délire le plus imbécile et le plus déliquescent, et qu'elle était impardonnable de s'être laissée aller à cette hystérie, et d'avoir oublié l'irruption possible des loups sur un lieu de chasse.

Occupée de sa vindicte, elle mit en place avec une célérité sans pareille les différentes phases de l'opération qui s'annonçait. Et en premier lieu, il lui fallait dégager la porte principale, au moins l'ouvrir. Il n'était pas question qu'elle pût hisser l'orignal mort sur la plate-forme, ni l'introduire par la trappe trop petite, sans l'avoir dépecé auparavant, ce qui lui serait impossible en dehors de la maison. Elle n'avait qu'une solution : mettre à l'abri l'élan abattu dans cette pièce, en l'introduisant par la porte.

Ces différentes perspectives se présentaient à son esprit à une vitesse vertigineuse, et elle devait décider sans attendre.

Par bonheur, les efforts qu'elle avait fournis pour dégager la porte la nuit où elle avait trouvé le « cadavre » sur son seuil, portaient leurs fruits. Les gonds, serrures, barres de fer, fonctionnaient bien. Elle les avait huilés d'un peu de gelée de lichens. Elle n'eut qu'à donner quelques coups de pelles et pics à glace pour pouvoir l'ouvrir au plus large.

La tranchée, devant le poste, était pleine d'une fine poussière glacée raclée par le vent à la surface de la neige durcie. Sur cette neige polie comme au rabot, l'espèce de traîneau de cuir non tanné dans lequel les Iroquois lui avaient envoyé le Père d'Orgeval, une fois ouvert dans sa largeur, glisserait facilement.

La torche au poing, nantie d'un sac rempli de rouleaux de lanières et de bandes de toile, traînant derrière elle l'encombrant traîneau, elle se hissa hors de la tranchée et comme elle y parvenait, un doux hurlement s'éleva, qui lui parut proche.

Elle se mit à courir en poussant des cris et agitant sa torche et, après avoir contourné le monticule que formait le poste enseveli, elle déboucha sur la plaine.

Elle n'avait pas eu le temps de mettre ses raquettes, mais leur usage rendu inutile par la neige durcie aurait ralenti sa marche.

La femelle orignal était toujours là, échouée. Et autour de la forme abattue, le jeune tournait à pas précautionneux sur ses longues pattes filiformes. Puis il se redressait, tremblant de tous ses membres et regardant alentour, comme si toutes les issues étaient fermées à sa fuite. Angélique s'arrêta et planta la torche. Tel était l'effroi du jeune animal, que son arrivée pesante et bruyante ne l'avait pas décidé à s'écarter du cadavre de l'autre. Elle le tira presque à bout portant.

« Deux, pensa-t-elle en le voyant tomber près de sa mère. Avec cela nous sommes garantis de survivre jusqu'au printemps. »

C'est alors qu'elle entendit comme le chuchotement d'une marée qui s'avance, un bruit fait de martellements menus et serrés et qu'elle aperçut les loups qui avaient pris le galop, là-bas, de la lisière de la forêt.

Le coup de feu les avait à peine immobilisés. Ils reprenaient leur course vers la proie entrevue et cela faisait comme une vague d'écume grise qui roulait vers elle, piquetée des lueurs dorées de leurs yeux. Elle ne se laissa pas impressionner par leur retour furtif et rapide.

– Trop tard, mes bons amis, leur dit-elle. La viande sera pour moi.

Elle reprit la torche et la disposa en avancée de l'orignal échoué, créant ce cercle de lumière qui retiendrait à distance les fauves affamés, mais craignant le feu de l'homme.

Puis elle rechargea son mousquet, le posa à portée de main.

Tout en ne cessant de surveiller au-delà de la lumière le ballet muet et énervé des loups, dont les allées et venues se croisaient et s'entrecroisaient en une fiévreuse hésitation, elle poussait, tirait, basculait sur la traîne le corps énorme de l'orignal, l'attrapant par ce qu'elle pouvait, les pattes, les oreilles, et elle put croire à un moment que l'emprise du gel avait déjà soudé son flanc au sol. Elle travailla du couteau, de la hache, frénétiquement, et le dégagea assez vite, elle le ficela tant bien que mal, avec ses bandes de charpie qu'il lui avait recommandées de préférence à des cordes, hissant par-dessus plus facilement le corps du petit et fixant la torche à l'arrière en la maintenant par le poids des corps des animaux, le mousquet en travers de la traîne, elle s'attelait aux lanières de cuir et réussissait à ébranler son curieux équipage. Une fois mise en route, la glace sur laquelle ils se déplaçaient rendait l'entreprise aisée. Elle marchait aussi vite qu'elle le pouvait, courant presque, devinant que les loups se lançaient à leur suite, retenus cependant par la gerbe de la torche à l'arrière et la pluie d'étincelles qu'elle faisait pleuvoir sur eux à chaque cahot. Mais la fidèle amie soudain vacilla. Angélique n'eut que le temps de stopper le traîneau et de se précipiter vers l'arrière pour la retenir, avant qu'elle ne tombât sur la neige au risque de s'éteindre.

Ce qui avait entraîné la défaillance de la torche, c'était la glissade du jeune élan mal arrimé qui avait chu de la traîne et qu'elle aperçut, heureusement à moins de dix pas. Incident qui avait commencé dans sa première phase par provoquer le recul des loups, peureux de tous bruits, de tous mouvements insolites.

Il était temps. Sa torche en main, Angélique courut pour le reprendre et le recharger mais elle trébucha et tomba. Quand elle se releva, les loups étaient tout près d'elle, de l'autre côté de l'animal, et sur le point d'y planter leurs crocs.

Elle moulina de sa flamme avec frénésie en criant :

– Arrière ! Arrière !

Mais c'est à peine s'ils acceptaient de reculer, les pattes agrippées au sol, l'échine basse, à la fois pour la dérobade et pour le bond en avant. Et comme elle se penchait afin d'attraper la patte du jeune élan et le tirer à elle, elle vit, presque au niveau des siens, les yeux des loups qu'Honorine aimait tant, et qui lui parurent moins phosphorescents que dans le lointain des bois, mais seulement brillants, plus doux encore que ceux des chiens, presque humains et comme suppliants, avides et tristes. Elle vit combien ils étaient efflanqués et en somme peu nombreux, cinq ou six, ou dix, soumis comme elle à l'épreuve infernale qui menaçait leur existence : la FAIM.

Ils n'avaient pas de férocité. C'était elle qui était la plus féroce, ne voulant rien leur laisser de la proie.

« Je leur laisse l'enfançon, pensa-t-elle, je le dois, je le dois. »

Elle se mit à reculer sur les genoux, lentement, la torche toujours brandie, pour les tenir en respect aussi longtemps qu'elle le pourrait.

– Je vous laisse l'enfançon, leur cria-t-elle.