Et cette fois, ils sursautèrent et firent un bond en arrière à cette voix humaine qui s'élevait étonnamment claire et puissante dans l'air glacé.
– Je vous laisse l'enfançon... parce que vous avez faim... et parce que nous sommes frères... frères.
« Faim, faim, faim !... Frères, frères, frères !... » répétèrent les échos interminables du pays de cristal.
Elle avait rejoint le traîneau et restait à genoux, ce qui était beaucoup plus dangereux que de se tenir debout.
C'était pour demeurer au niveau de leurs yeux et tant qu'elle les fixa, ils ne bronchèrent pas. Ce ne fut que quand elle se redressa qu'elle put les voir se rapprocher du jeune élan, doutant encore de leur bonne aubaine, puis se jeter dessus voracement.
Derechef, Angélique s'attela aux rênes de cuir avec une énergie décuplée. Un peu de pente facilitait sa course vers le fort et son chargement la suivait sans difficulté, en tressautant et en raclant au passage des aspérités avec un bruit répercuté qui lui emplissait les oreilles. Vers la fin, la torche mal équilibrée tomba, roula sur la glace et s'éteignit dans un grésillement. Elle préféra ne pas faire halte. Elle volait, parfois presque dépassée par la traîne.
L'ombre du fort la plongea dans l'obscurité. Des difficultés surgirent. Il y avait des fondrières dans lesquelles elle tomba. La charge versait. La bête se déplaçait. Elle la repoussait tant bien que mal sur le traîneau et refaisait des nœuds avec des doigts inexistants.
Enfin parvenue au bord de la tranchée, elle y bascula sa charge et sauta à son tour.
Elle ne cessait de se demander si les loups, ayant promptement fait un sort à une maigre pitance, ne la suivraient pas, et levant les yeux, crut en distinguer un plus grand, plus maigre, plus vieux que les autres, penché avec son museau aigu tandis qu'elle essayait de repousser la porte pour y introduire le corps de l'énorme orignal.
Elle était là à se débattre dans ce trou avec cette bête aussi grande qu'un cheval, qui en tombant avait coincé le mousquet, et cette porte qui ne s'ouvrait pas. Et ce loup qui la regardait.
Fantasmagorie ! Longtemps après, le souvenir du loup au long museau et aux yeux obliques et humains, aux yeux tristes, rêveurs et pourtant pleins d'intérêt pour ses gesticulations, ce loup qu'elle n'avait peut-être pas vu, viendrait poser un baume doux-amer sur son cœur. Elle se souviendrait qu'elle murmurait de ses lèvres gercées :
– Je t'en supplie ! Je t'en supplie !...
Elle raconterait aux enfants que l'écho des lieux perdus de Wapassou disparu, avait chanté : « Nous sommes frères... frères... frères !... »
Et que le passage de l'orignal à travers les portes et le « sas » obscur du fortin avait eu tout d'un monstrueux accouchement dont elle aurait été la sage-femme minuscule comme dans le conte de Gargantua. Voilà qui les ferait rire et battre des mains, et jeter des cris aigus de revanche et de soulagement que provoque la cocasserie du tragique.
– Mes enfants, leur dirait-elle, l'orignal était là, enfin, dans la salle du fort. Les deux portes étaient refermées. Ni les loups, ni personne ne pouvaient venir nous le ravir. Nous avions de la viande désormais. De la viande, jusqu'au printemps !
*****
– Je l'ai offert aux loups, lui déclara-t-elle d'un air de défi, je leur ai donné l'enfançon !...
Le gisant avait pour elle un regard moqueur, lui semblait-il, comme si son excitation lui paraissait puérile.
– Au matin, vous irez voir s'ils n'ont pas laissé les sabots. On peut en faire une bonne soupe de colle, très nutritive, en dernier ressort... Et maintenant il faut dépecer la bête... Il ne faut pas attendre, fit-il d'un ton impatient comme s'il prévoyait la révolte de sa lassitude. Il faut retirer les viscères qui peuvent gâter les parties saines, couper la langue, mettre à l'écart les abats, le fiel, la vessie. Possédez-vous un grand « devantier » de cuir ?...
Il ne cessa tout au long de la nuit de lui indiquer les étapes du travail. Elle avait allumé un grand feu dans l'autre salle, disposé de tous ses chaudrons, plats, écuelles. Elle venait lui demander échevelée, les mains sanglantes :
– Et maintenant ?
Il disait :
– Prenez une scie, une hache, un coutelas. Sciez, tranchez, grattez, broyez...
Ce qui la frappa d'étonnement au cours de la besogne, ce fut de découvrir qu'il ne s'agissait pas d'une femelle mais d'un mâle.
– Comment se fait-il que ce ne soit pas une femelle ?
– Parce que c'est un mâle, riposta-t-il, toujours avec cette grimace qu'elle prenait pour un sourire moqueur.
Il était exaspérant, sans aucune considération pour l'état de fatigue dans lequel elle se trouvait jusqu'à en être abêtie.
– Un petit le suivait.
– Ce n'était pas un petit mais un jeune sans doute, amaigri et de moindre taille que l'ancêtre.
Il lui donnait des indications très précises pour retirer le cœur, mets de choix.
– Il n'y a pas de cœur, lui asséna-t-elle. Ma balle l'a fait éclater.
– Vous vouliez viser le cœur ?
– Oui.
– Une seule balle ?...
– Oui.
– À quelle distance ?
– À portée de tir.
Toujours cet éclair d'ironie.
Elle ne sut la venue du jour, et qu'on se trouvait au milieu de la matinée qu'à la vue de Charles-Henri devant elle, se proposant pour l'aider, tandis que les deux marmousets, habillés de vêtements propres que le petit garçon les avait aidés à revêtir, commençaient de patauger au milieu des quartiers de viande et à s'intéresser aux oreilles de l'orignal et à ses gros yeux éteints sous des cils en brosse. Ils n'avaient pas la sentimentalité d'Honorine qui aurait dit : « Pauvre orignal ! »
– Me laisserez-vous au moins le temps de m'occuper de mes enfants, et de leur préparer un bouillon ? cria-t-elle à son tourmenteur et guide en dépeçage.
Il s'informa si elle avait porté les principaux quartiers de viande enveloppés de peaux ou d'écorce, au gel, et consentit enfin à ce qu'elle interrompît sa besogne.
Et encore, il lui dictait la recette du bouillon, les morceaux qu'elle devait prendre, c'était la recette de sa « tante Nenibush » lui dit-il, et elle commença à le regarder comme un fou.
Ou bien c'était elle qui devenait folle d'avoir respiré ces exhalaisons de sang et d'entrailles chaudes. Elle était à la fois écœurée et surexcitée.
Elle fit boire les enfants et son bonheur fut tel qu'elle oubliait ses membres courbatus et les heures éprouvantes. Elle but à son tour et crut qu'elle allait tomber évanouie de bien-être. Ce n'était pas encore le moment. Elle prépara pour lui un bol du divin et chaud nectar et, saoulée comme si elle avait, en place de jus de viande, avalé tout un hanap de vins capiteux, le lui apporta. Soutenant sa tête, elle le fit boire à petites gorgées. Il se taisait. Elle pensa qu'après l'orignal, après avoir un peu rangé, il faudrait qu'elle s'occupât de renouveler ses compresses.
– L'enfant m'a donné quelques soins. Je peux attendre. Reposez-vous, Madame.
– Vraiment ? Vous m'accordez du repos ?... Je n'en attendais plus autant de votre bonté, ironisa-t-elle.
Elle tituba vers l'âtre, étonnée de ses gestes, mais ravie car c'était la vie qui revenait en elle avec l'agressivité et le raisonnement, des réactions de personne vivante et non plus à demi morte. C'était le signe que la « camarde » ne les avait pas rattrapés. Oh ! Merci à vous, le Jésuite ! Cher messager de la nuit et des Iroquois. Il était tout à fait haïssable, mais c'était une bonne chose que d'être capable de s'irriter contre quelqu'un. La vie allait redevenir quotidienne. Les gestes se faisaient assurés, les gestes de ceux qui ont de quoi se chauffer et se nourrir sur la Terre.
Il n'était rien arrivé. Jetant des regards vers le lit, elle se demandait encore ce qu'il faisait là.
Il avait un regard très bleu.
Deux lumières pures, qui émergeaient de ce cloaque gris dans lequel se perdait son regard d'habitude. Sa voix redevenue lointaine, faible et hésitante, s'éleva.
– Je crois avoir des excuses à vous présenter, Madame, pour mon manque de civilité. Le gibier passait à portée. Les secondes étaient précieuses.
– Ce n'était pas une raison pour m'insulter comme vous l'avez fait, vous qui êtes la cause de notre état misérable, à moi et à ces pauvres petits enfants, vous qui, même mort, avez poursuivi votre œuvre de destruction, vous à qui nous devons la perte de tout ce que nous avions rêvé ici, conçu, bâti, édifié, avec tant d'efforts et de sacrifices.
Elle reprit haleine, et comme il se taisait, laissa couler le flot de sa colère.
– Et je vous apprendrai en premier lieu que j'ai eu raison de ne pas m'élancer du toit où je me trouvais perchée pour ramener à mains nues cette bête énorme. Je n'aurais pu ni la traîner jusqu'au poste, ni remonter sur le toit et rentrer dans la maison. La porte était close... Est-ce vous qui auriez pu m'aider ? Ou l'un de ces frêles enfants ! Vous ne savez rien !... Vous me répugnez. Vous n'êtes que mépris, orgueil, égoïsme... Croyez-vous que cela m'amuse de panser vos plaies une à une, de m'épuiser à vous rendre la vie, vous à qui je dois injustement tant de malheurs, tant de défaites, de morts et de désastres. Et qui m'insultez de surcroît ! Ah ! Comme vous haïssez les femmes !
Elle voyait sa face blêmir, et son regard s'éteindre, mais elle ne pouvait s'empêcher de parler. L'heure était venue pour lui d'entendre ces vérités et de sa bouche. Et tant pis s'il reprenait son apparence de tronc mort et pourri, abattu sur la terre qui va l'absorber et l'ensevelir. Il n'était rien d'autre.
Lorsqu'elle se tut, il parla cependant et sa voix restait intelligible, bien que lente et rauque.
– Vous avez raison, Madame, je vous dois mille excuses. Le commerce des barbares rend grossier, et toute la vilenie, toute la boue qui demeurent au fond des cœurs des hommes remontent en surface chez celui qui n'a pas l'âme assez forte pour résister à cet abaissement.
« Pardonnez-moi, Madame.
Il répéta à plusieurs reprises, sur un ton de supplication intense : « Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi ! » puis se tut.
Cette soudaine humilité fit tomber sa colère qui s'éteignit en elle comme la flamme d'un feu de paille et la laissa vidée de toutes forces, au point qu'elle dut s'appuyer au mur.
– Je ne sais pas ce qui m'a pris, reconnut-elle, de crier ainsi et d'avoir perdu la tête après avoir abattu l'orignal... J'étais comme folle... Mais je ne sais pas si c'était de joie, de reconnaissance envers vous, d'une ivresse de victoire...
– Nos corps sont faibles pour les courants qui les traversent, dit-il. Il y a des choses enfouies qui, tout à coup, sortent comme des colères ou des désespoirs d'enfants qui n'auraient jamais été exprimés. La folie s'empare de nous lorsqu'on réalise que l'on a été armé pour la victoire, mais que l'on n'était pas prêt.
– Je n'étais pas prête pour vivre un instant aussi sublime, dit-elle, le cœur encore battant d'une émotion qu'elle n'arrivait ni à contrôler, ni à expliquer.
– On est prêt pour ce qu'on doit vivre, répondit-il,mais ce n'est pas toujours ce qu'on avait prévu. D'où notre affolement...
Sa voix baissa.
– Dieu sait que je n'étais pas prêt pour rien de ce que j'ai entrepris de vivre. Tout fut surprise.
Après avoir ainsi parlé avec une clarté et une lucidité qui n'en finissaient pas d'être étranges, venant de lui et en ce lieu, il se tut à nouveau et parut s'effacer et disparaître, comme déserté de l'être de vigueur et de décision qui, quelques heures, l'avait habité.
Elle le vit si pâle, les paupières bleuâtres et closes, le nez pincé, qu'elle comprit que l'effort soutenu par lui pour mener à bien la bataille de l'orignal, l'avait achevé. Il avait rassemblé ses dernières forces. Il avait prononcé un dernier mot : « Pardonnez-moi ». Et puis, il expirait.
Ce fut pour elle un coup suprême. Il était mort. Cette fois, il était bien mort.
Elle tomba à genoux près de la couche, envahie d'une terrible déception, qui effaçait l’exaltation de la victoire.
« De la viande jusqu'au printemps. »
Il faudrait de nouveau rester seule. Il était mort. Elle serait à nouveau seule avec les enfants.
Elle posa son front sur la main inerte et se mit à sangloter.
*****
Ce fut le babil des enfants qui la réveilla. Elle avait si bien dormi qu'elle ne comprenait pas très bien où elle était. Elle avait sur les épaules un pan de fourrure. Elle avait dormi, à genoux, le front appuyé sur la main du mort.
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