– Qui a mis cette fourrure sur moi ? demanda-t-elle à Charles-Henri, qui se tenait debout près d'elle.

– Lui ! répondit l'enfant, en désignant l'homme gisant. Alors donc, il n'était pas mort. Ces résurrections et ces redisparitions avaient quelque chose d'épuisant.

Elle finissait par se demander si elle n'était pas visitée par un « vrai » mort qui, par instants, semblait mort et à d'autres, revenait habiter son corps.

Sa main cireuse était bien celle d'un mort. Elle l'examina. C'était une main fine et longue qui restait patricienne malgré la déformation des doigts coupés ou des ongles arrachés. Elle la caressa à plusieurs reprises. La main restait glacée. Elle ne s'était même pas réchauffée à la chaleur de son front.

– Pourquoi pleuriez-vous ? demanda une voix.

– Quand cela ?

– Avant de vous endormir.

– Parce que je croyais que vous étiez mort.

Elle répondait à cette voix comme à celle d'un fantôme. Mais elle sentit tressaillir la main qu'elle tenait dans les siennes, et il y eut une exclamation :

– Ainsi vous auriez eu du regret de ma mort ? De ma fin ? Moi, votre pire ennemi ?...

Elle demeurait, sans en avoir conscience, la joue appuyée contre sa main, à en guetter le frémissement.

« Quelle force il y a en lui ! » songeait-elle en se remémorant cet instant où il avait dit : « Approchez ! Venez là ! Venez plus près ! » Et où il l'avait prise entre ses deux mains comme dans des serres et où, de force, il avait appuyé sa tête contre son épaule et lui avait communiqué sa force, à lui, mourant, la force de se lever, de sortir et de tuer l'orignal.

Elle resta longtemps appuyée, à genoux, comme elle avait dormi en ce sommeil réparateur, puis, relevant la tête, elle sourit. Elle eut l'impression que les lèvres blessées lui renvoyaient ce sourire. Une trêve serait possible.

Chapitre 55

Elle avait reconnu qu'il était Sébastien d'Orgeval déclaré mort martyr aux Iroquois depuis deux années. S'en convaincre lui demanderait plus de temps. Le passé avait édifié des situations et des images et tout cela tombait en poussière devant la réalité, puis se recomposait avec brutalité. Le Père d'Orgeval était mort et celui-ci était un imposteur. Il lui faudrait attendre pour recevoir des réponses aux questions qu'elle se posait. Une fièvre ardente s'était emparée du malade, et en examinant ses jambes le lendemain matin, Angélique remarquait l'une d'elle plus enflée, la peau tendue. La crainte de la terrible gangrène s'empara d'elle. Lorsqu'une chose comme celle-là commençait, il n'y avait que deux issues. Ou la mort, ou l'ablation du membre atteint.

– Non ! Non ! Là, je ne pourrais pas.

Elle avait découpé un orignal en entier, mais devoir scier une jambe sur un être vivant, non, là, elle ne pourrait pas ! Elle retrouva sa force intérieure.

Il devait vivre. Eux aussi. Trop de signes avaient été donnés. Elle s'acharna à lui prodiguer tous les remèdes qu'elle avait en sa possession.

Le spectre de la gangrène s'éloigna. Mais la fièvre ne tombait pas. Il s'agitait, geignant et tournant la tête de droite à gauche en répétant : « Oh ! Qu'elle se taise ! Qu'elle se taise !... » et la plupart du temps balbutiant des phrases indistinctes en iroquois.

Quand la fièvre tomba, il resta prostré et Angélique avait à nouveau l'impression qu'un mort partageait leur demeure, en tout cas un être diminué, ce qui lui était le plus difficile à supporter. Car maintenant qu'il y avait de la viande pour longtemps, elle aurait voulu se réjouir et se détendre.

S'il était vraiment le père d'Orgeval, la pensée que les Indiens avaient amené à un tel degré de dépérissement, de consomption, mais aussi, parfois, d'abêtissement, le grand missionnaire la tourmentait.

La maladie qui le rongeait allait plus loin que ses maux physiques. Cette force, qui par moments jetait des éclairs, ne semblait pas appartenir au même individu qui, s'abandonnant aux visions de son délire ou à la torpeur, semblait se laisser glisser vers la mort par lâcheté.

Elle aurait voulu effacer les traces des sévices qu'il avait subis, le ramener à ce qu'il était avant, le grand, l'intraitable, l'intolérant père d'Orgeval qui menait ses troupes au combat en brandissant sa bannière brodée, qui, au pied de l'autel, s'abîmait en prières, qui haïssait la Femme parce qu'il n'avait connu que des femmes infâmes et les combattait comme l'incarnation du Mal, mais aussi qui souffrait des trahisons de ses amis, celui qu'on disait avoir le don d'ubiquité, confessant en Acadie, aux Grands Lacs, à Québec, qui savait tout, menait mille intrigues, et fabriquait des bougies vertes parfumées avec la cire des baies de waxberries.

Un matin, alors qu'elle brossait les cheveux des enfants en leur racontant une histoire, elle sentit qu'il l'observait de façon consciente, et, se tournant dans sa direction, trouva à ce regard, à nouveau lucide, une expression sournoise.

Il ébauchait une sorte de grimace moqueuse, qu'elle jugea vulgaire, dont elle n'aurait pu dire la signification, mais qui la rejeta dans ses doutes. Celui qui gisait là était un imposteur, quelque coureur de bois, sans « congé », excommunié, ivrogne et qui, pour s'échapper, avait pris le crucifix, la soutane du père d'Orgeval défunt. Il la fixait avec ce sourire sardonique, édenté, et cela lui fut très désagréable. Elle ne put s'empêcher de jeter :

– Qui êtes-vous ?

À sa question abrupte, il changea d'expression et parut inquiet.

– Je vous l'ai dit ! Je suis Orgeval de la Compagnie de Jésus.

Et son regard vacilla avec cette tendance à loucher qui avait suivi sa forte fièvre.

– Non ! Vous n'êtes pas le père d'Orgeval. Lui était un être d'élite. Vous !... vous êtes méprisable. Vous avez volé son crucifix, son identité, tout... Vous n'êtes pas lui... Je le sens.

Elle s'approcha du lit et son regard guettait cette face étrangère à l'expression ambiguë et soudain angoissée.

– Qui êtes-vous ? répéta-t-elle. Vous n'êtes pas ce jésuite saint et martyr. Je vous démasquerai.

Elle attira un escabeau, et s'assit à son chevet sans le quitter des yeux. Elle était décidée à lui tendre des pièges pour le confondre.

– Parlez-moi de votre sœur de lait, dit-elle du ton de la conversation.

Il parut troublé comme un enfant qui craint de ne pas trouver la bonne réponse.

Elle insista.

– Oui, votre sœur de lait... son nom commence par un A, comme celui de la Démone... Pourriez-vous avoir oublié cette créature du diable ? Ambroisine ?...

Sa peau terreuse blêmit. Son regard s'éteignit, et il détourna la tête. Puis il répondit en hésitant :

– Ce... Ce n'était pas ma sœur de lait... mais... celle de Zalil.

Puis il recommença de sourire avec une brusque ironie et continua après un silence.

– Cependant la mère de Zalil fut aussi ma nourrice avant lui. L'aîné de Zalil, qu'elle nourrissait en même temps que moi, mon vrai frère de lait, celui-là avait un pied bot... Déposé près de lui, ce dont je me souviens, c'est qu'il voulait me tuer. L'on m'a dit que ce fut moi qui finit par l'étrangler dans notre bercelonnette commune.

Angélique frémit et se souvint des mots qu'Ambroisine aimait à répéter avec exaltation et nostalgie :

« Nous étions trois enfants maudits, là-bas, dans les montagnes du Dauphiné. »

Ramenée sur Terre, elle protesta avec vigueur.

– Sottises ! On a voulu vous persuader de cette fable pour mieux vous effrayer, vous asservir. Que vous ayez été entouré dans votre enfance de femmes perverses et cruelles, je le crois. J'en ai eu un échantillon avec votre Ambroisine. Mais que vous ayez été à leur image, non, je ne le crois pas.

– Comme vous me défendez avec fougue... mais vous avez peut-être raison. Plus singulière est la naissance, plus exigeant est le destin.

– Vous avez été chargé d'un lourd fardeau, Père, et ce n'est pas sans raisons.

– Pourriez-vous m'en exposer les raisons, Madame ?

– Je ne vous connais pas assez. J'ignore même tout de vous. Le personnage qui nous a été présenté : le missionnaire, le guerrier, le conquérant de mondes nouveaux, pour la gloire de Dieu et du royaume, le prêtre dévoué au salut des âmes, était-ce vous ? Ou n'était-ce qu'une défroque, un déguisement pour une période transitoire ? N'êtes-vous venu aux Jésuites que pour mieux prendre votre chemin de traverse ?

– Qui me mènerait où ?

– Où vous êtes en train d'arriver peut-être.

Il se débattit.

– Non. Je ne peux croire. Je ne peux accepter que tant d'horreurs, que tant d'actes vils soient le chemin de mon destin, voulu par Dieu... Vos raisonnements sont fortement entachés d'hérésie. Vous vous rapprochez de Luther qui disait « Pèche, mais pèche fortement !... ».

– Oh ! Ne me fatiguez pas, je vous en prie. Je ne suis pas en état de discuter théologie. Les dogmes ! La Lettre ! Armes qui tuent. Je veux simplement dire qu'il faut jeter sur votre vie un autre regard... la considérer à travers d'autres vérités... Et que vous devriez cesser de vous occuper de ce qu'ont dit Luther, Calvin ou saint Thomas... Car vous n'êtes pas apte à décider de ce qui est péché ou non !

Elle avait parlé sans réfléchir. Ç'avait été un échange subit de paroles, comme deux lames étincelantes de duellistes s'entrecroisent au début d'un combat pour juger de leurs forces.

Ces derniers mots le firent tressaillir et elle retrouva l'éclair dangereux de ses prunelles dont la couleur bleue avec la santé se faisait plus précise, mais elle ne se laissa pas impressionner.

– Oui ! Oui ! C'est ainsi, tout jésuite que vous êtes, et vous ne m'en ferez pas démordre. Ne parlons plus de sujets lugubres.

Il demeura tendu un court instant puis se rejeta en arrière et resta figé, les yeux clos. Elle se demanda s'il n'était pas encore en train de passer de vie à trépas sous le coup de la contrariété, et se reprocha d'être trop brutale dans ses propos et de ne pas assez le ménager. Mais comme elle se levait pour le laisser se reposer, il se redressa d'un mouvement souple, et lui prenant la main dans les siennes la porta à ses lèvres.

– Soyez bénie ! murmura-t-il.

*****

Suivrait une période feutrée, atténuée, mais non dénuée de vivacité et de rayonnement, comme en dispensent les braises ardentes d'un feu couvant sous un manteau de cendre.

C'était en fait un manteau de neige.

Et Angélique perdit un peu la notion du temps, le partageant tant bien que mal entre des nuits où elle devait se relever pour entretenir le feu, et les travaux du jour qu'elle accomplissait, elle s'en rendait compte, fort lentement. Préparer à manger, laver les enfants, leur brosser les cheveux, changer les pansements du blessé, distribuer à manger, le jour, si sombre et si peu différent de la nuit, était fort court. Elle le voyait s'achever avec plaisir, pouvant se glisser à nouveau sous les couvertures. Plus tard, elle se relèverait pour nourrir une fois encore tout son monde et c'était le moment où elle passait derrière son pan de rideau pour procéder à ses ablutions, et s'asseoir devant le miroir pour soigner à son tour ses cheveux. Mais parfois, elle était très vite à bout de forces de se tenir assise, et elle regagnait rapidement le lit où elle se laissait aller avec un soupir de bien aise, le lit où l'on avait chaud et où l'on pouvait se détendre dans le repos, oublier la faim et les angoisses du lendemain, ce lit les porta d'un jour à l'autre de l'hiver mortel, les porta au fond de l'ombre, comme un radeau chargé de vivants sans forces descendrait le courant d'un fleuve nocturne vers la lumière du printemps.

Dans des plats garnis d'étoupe humide, elle mettait à germer, jour après jour, de petites portions de riz de folle-avoine, ces germes représentaient une défense contre le scorbut, qu'on appelait aussi « mal de terre », car il était aussi menaçant dans les hivernages où l'on manquait de vivres frais, que sur les navires. Elle en faisait manger une cuillerée chaque jour aux enfants : quand elle voulut en introduire entre les lèvres du « comateux » il détourna la tête, puis geignit, puis murmura.

– Donnez-le aux enfants. Je suis une bouche inutile. Pourquoi m'avez-vous sauvé ? Pourquoi ne m'avez-vous pas mangé ?...

*****

Tout avait changé.

Le désert blanc relâchait son étreinte.

La nuit, parfois, elle s'éveillait, surprise de goûter la douceur de moments où enfin l'angoisse lovée au creux de son être s'était dissipée. Le confort qu'elle éprouvait, de la chaleur, du repos accordé à ses membres affaiblis, du sommeil des enfants blottis contre elle, un sourire aux lèvres, lui permettait de se détendre et elle goûtait ce calme où toutes choses rassurantes étaient enfin en place.