La lueur des charbons abrités sous les cendres jetait des reflets rosés et dansants aux solives basses de l'abri. La présence humaine à ses côtés avait cessé de lui causer un malaise ambigu, où s'étaient mêlées la peur qui s'attachait à un nom ennemi et l'appréhension qu'elle ne cessait d'éprouver de le voir mourir. Ses réactions premières s'étaient apaisées. Seule demeurait la hantise qu'à tous les échecs dont elle lui était redevable, il ajoutât celui de succomber. Elle aurait vu cette fin comme l'annonce inéluctable de la leur. Elle lui en voulait à l'avance de ce dernier coup. Jusqu'au jour où cela aussi s'évapora et qu'elle comprit qu'elle ne voulait pas qu'il meure parce qu'elle tenait à lui. Dans le silence de la nuit, elle écoutait la respiration de son mort, parfois hachée de râle ou de mots désordonnés.
« Soif !... Soif !... »
Ou bien :
« Ah ! Qu'elle se taise !... qu'elle se taise !... »
C'était une voix humaine en réponse au grand silence qui avait été sur le point de l'ensevelir dans les limbes de la folie. Ses sensations aiguisées percevaient tout de cette existence qui avait pris place avec eux au fond de leur tombeau. En mots brefs et chuchotés, se tissaient une complicité, une approche d'aveugles se cherchant dans leur obscurité, de naufragés, seuls survivants à la surface de la mer s'appelant dans les brumes.
– Vous dormez ?
– Non.
– Souffrez-vous ?
– Non.
Une fois, il répondit :
– Je ne sais... Il y a longtemps que j'ai oublié ce que c'est que de vivre sans souffrir...
Et il commença de discourir de son ton de professeur en chaire sur les principes exposés dans le « Practica Inquisitionis », l'un des célèbres manuels de l'Inquisition, écrit par Bernarel, qui fut Grand Inquisiteur de Toulouse pendant près de vingt ans au début du XIIe siècle. Il cita : « l'audencia de tormento » comme méthode de torture utilisée de façon courante. Là aussi, disait-il, comme poursuivant une conversation avec elle, le sang ne devait pas couler de façon à entraîner une mort trop rapide. C'est pourquoi l'on s'en était tenu à trois points principaux : la roue, le chevalet et la question par l'eau. Le feu venait ensuite pour la purification.
Au début, croyant qu'il délirait, elle le laissa poursuivre son sinistre discours, mais comme il semblait attendre réponse ou commentaire, elle lui intima à mi-voix :
– Taisez-vous. De tels sujets risquent d'alimenter nos cauchemars. C'est la nuit. Dormons.
– Ce n'est pas la nuit, mais le jour.
Sans bouger et sans même ouvrir les yeux, il savait toujours si au dehors, c'était le jour ou la nuit, si la neige tombait ou si le ciel était pur, si le vent allait se lever ou le gel sévir.
Cela aida Angélique à redonner à son existence une structure plus en accord avec la discipline qui aide le commun des mortels à mener le fil de leur vie, d'un jour à une nuit et d'une nuit à un jour, pour en faire des mois, puis des années. Le jour étant destiné à la station debout et aux travaux, elle pouvait mieux résister à la tentation de s'étendre et de se réfugier dans le sommeil, tentation qui l'avait menacée lorsque, ne pouvant se raccrocher qu'à de vagues lueurs qu'elle ne savait comment interpréter, elle se laissait dominer par l'emprise de la nuit.
Suivraient donc les heures et les jours, les semaines, presque les mois du cœur de l'hiver, son noyau dur et noir, coupé de rémissions ensoleillées plus dangereuses que ses tempêtes hurlantes, que ces lourdes et inépuisables tombées de neige, une période interminable et trop brève, mystifiante comme un labyrinthe, obscure et oppressante comme un souterrain où l'on rampe désespérant de retrouver jamais la lumière du jour à l'autre bout, ponctuée de moments de charmes, d'une douceur et d'une tendresse infinies qui naissaient de cette prenante intimité de l'hiver, enveloppant de neige ouatée des jours où le sommeil avait si grande part, des nuit où, consciente de la vacuité du monde enfin déserté, la pensée se plaisait à éclore plus librement car souvent ils ne surent si c'était le jour ou la nuit, un temps hors du temps, et où Angélique ressentait le dépaysement d'être portée par des forces de vie d'une sorte inconnue, venues les aider à traverser l'hiver en un état de grâce, qui ressemblait à celui que l'on doit éprouver lorsque l'on marche sur les eaux, et qui, pour la durée de leur salut, les délivrait de la pesanteur et de l'impotence qui accablent les humains.
« Que nous fûmes heureux !... » se dirait-elle un jour.
Ces mots lui viendraient aux lèvres lorsqu'elle se retournerait vers ce temps-là. Tout avait un sens. Tout était d'une légèreté, d'une simplicité, d'une clarté incroyables : les gestes, les silences, les mots et jusqu'à ces plages aveugles du sommeil. Récits, aveux, confidences, confessions, disputes, enseignements, tout fut échangé.
« Je ne voudrais rien oublier », se disait Angélique redoutant sa mémoire affaiblie.
Elle s'imaginait plus tard une plume à la main, devant une fenêtre ensoleillée, ouverte sur les murmures d'un parc, occupée à rédiger ces « Chroniques du radeau de solitude » où deux voix souterraines, étouffées par la nuit et le poids de l'hiver, dialoguaient avec pour seul écho un babil d'enfants ou le craquement du feu dans l'âtre de galets, où les réponses avaient été données peu à peu, sur lui, sur le passé, mais aussi sur l'avenir, les destinées, les bouleversements des temps et des esprits, et jusqu'à cette question qu'elle s'était posée un jour :
« Et moi ? Qui suis-je ! »
Et à laquelle Ruth, la magicienne de Salem, avait répliqué :
« Quelqu'un te le dira un jour. »
*****
Pour le jésuite, le développement de la chronique suivit celui lent et anarchique de son retour à la santé, et, dans une certaine mesure, à la raison. On aurait dit que celle-ci émergeait par à-coups d'une gangue d'abrutissements dont les stupeurs profondes de l'âme l'avaient frappé, ajoutées à l'effet plus matériel de volées de coups de bâtons, de préférence sur le crâne, dont, d'après ses récits, il avait été quotidiennement abreuvé au cours de ses années de captivité. Les paroles, qui lui échappaient parfois comme par mégarde, retraçaient ce calvaire. Par exemple à propos de discussions pour rendre savoureuse la « sagamité », la bouillie de maïs ou de blé d'Inde, il expliqua :
– Oh ! Ma tante Nenibush me rouait de coups, mais c'était une fine cuisinière. Elle connaissait au moins huit recettes différentes pour préparer le blé d'Inde.
– Qui était votre tante Nenibush ?
– Ma patronne iroquoise.
Au début, ses remontées en surface prenaient un tour étrange. Comme s'il se fût efforcé de réunir en lui les morceaux d'un personnage qui avait volé en éclats, il disait tout à coup, de sa voix rauque, hésitante et appliquée, de magister mondain :
– Madame, vous agréerait-il de m'entendre vous entretenir des orignaux ?
– Des orignaux ?
Mais Charles-Henri entraînant les jumeaux à l'écoute assurait :
– J'aime quand il raconte des histoires de bêtes, maman.
C'était ce jour où Angélique était en train de faire bouillir dans la marmite les sabots du jeune élan qu'elle était allée chercher – suprême effort – le lendemain de la chasse, et qu'elle avait trouvés dans le cercle de piétinement des loups avec quelques ossements et lambeaux de fourrure, reliefs du festin. Et voici qu'il expliquait pourquoi, à cette époque de l'année, ce ne pouvait être une femelle et son petit.
– Il n'avait pas ses bois, argua-t-elle.
– L'orignal mâle perd ses bois en décembre et ils ne commencent à repousser que vers avril, jusqu'à devenir ce superbe panache qui, en automne, ajoute à l'excitation de son rut. Hargneux et dangereux, son appel fait alors retentir les forêts. La femelle ne mettra bas que huit mois plus tard. D'où l'impossibilité de rencontrer en cette saison une femelle et son faon.
– Étais-je stupide ? Tout cela je le savais, il me semble, mais j'étais hors de moi-même...
– Les deux animaux, un ancien et un jeune, chassés de leurs territoires par les intempéries, devaient être les derniers survivants d'une harde dispersée par le froid et la famine.
À la question qu'elle lui posa :
– Comment avez-vous su qu'il y avait un orignal dehors ?
Il répondit tout à trac :
– Et vous ? Comment avez-vous su, une nuit d’Épiphanie, que le Père Massérat et ses compagnons se mouraient sous la neige à quelques pas de votre demeure ?
Il savait beaucoup de choses sur elle, sur eux. Et après tout, il n'y avait pas là de quoi crier merveille si l'on se souvenait à quel point, au cours de leurs années d'Amérique, l'existence de ce Jésuite avait été mêlée à la leur.
Peu à peu, elle commença d'éclaircir les points obscurs.
– Père, lui dit-elle un jour, on promène à Québec, lors de processions, dans un reliquaire, un de vos doigts, et encore que cela ne prouve rien car les gens de Canada, missionnaires ou coureurs de bois, n'ont jamais été économes de leurs phalanges pour le salut des Indiens, empressés de témoigner par la torture devant les païens de leur foi chrétienne et leur attachement au roi de France. Mais, en ce qui vous concerne, vous, Sébastien d'Orgeval, on parle de reliques saintes. Vous êtes mort, Père, mort martyr aux Iroquois. Vous êtes déjà sur la liste des béatifications présentées à Rome, la canonisation suivra de peu. Comment se fait-il que ce bruit se soit répandu de votre mort certaine ? Et ce, depuis plus de deux ans déjà ?
Il ferma les yeux et laissa passer un temps avant de répondre d'un ton méprisant.
– Les bavards aiment à créer des légendes.
– Celui qui porta la nouvelle n'avait rien d'un bavard, dans le sens où vous l'entendez. Il s'agit de l'un de vos frères de votre Ordre, le Père de Marville. Il m'a paru très austère et peu porté à la plaisanterie. Or je l'ai entendu moi-même affirmer : « Le Père d'Orgeval est mort martyr aux Iroquois. J'en suis témoin ». Et nous décrire vos supplices et votre fin. Il était accompagné de Tahontaghète, le chef des Onondagas, qui apportait à mon époux, de la part d'Outtaké, le chef des Mohawks, un collier de wampum l'avertissant : « le Père d'Orgeval est mort ». J'ai vu ce collier et déchiffré sa « parole ».
Le jésuite se redressa à demi et ses yeux étincelèrent de colère.
– Il a fait cela ! Il a fait cela ! répéta-t-il à plusieurs reprises sans qu'elle pût savoir s'il parlait d'Outtaké ou de Marville. Il a osé !...
Il vrillait sur elle un regard farouche.
– Que disait exactement le collier ?
– À vrai dire nous crûmes à ce premier sens que confirmaient les déclarations du Père de Marville. Mais la parole exacte du wampum plus tard s'est révélée être : « Ton ennemi ne peut plus te nuire ».
Elle le vit secoué de spasmes et crut qu'il suffoquait, mais il riait avec des éclats rauques et désenchantés.
– C'est vrai... Oh ! Combien est-ce vrai cela !... « Ton ennemi ne peut plus te nuire ».
Il se tourna vers elle, perdant ses forces et se laissa aller sur l'oreiller en murmurant :
– Mais c'était de votre faute, de votre faute à vous. De votre FAUTE... TOUT !...
À de tels éclats de hargne, elle réalisait mieux qu'elle avait devant elle un homme qui les avait poursuivis de son hostilité depuis longtemps, qui l'avait personnellement attaquée.
– Pourquoi une telle animosité, en ce qui me concerne, mon père ? Vous ne me connaissiez pas... et vous ne m'aviez même jamais vue !...
– Si, je vous avais vue !...
Elle recevait donc la certitude de ce qui n'avait été malgré tout, qu'un soupçon.
Devinant à quel incident il faisait allusion, elle sentit qu'ils n'étaient, ni l'un, ni l'autre, en état de l'aborder avec franchise et simplicité. Là, il butait sur un obstacle qui le faisait haleter, comme saisi d'angoisse, et elle préférait s'en tenir à ces premières ébauches de confidences. Elle préférait que tous deux demeurassent à la surface des explications. Elle devinait le « plongeon » qu'il serait contraint de faire, un jour ou l'autre, dans les zones interdites de son être. Elle pressentait qu'il était de son devoir à elle de l'y aider et qu'elle seule le pouvait.
Il parlait volontiers de son enfance. Elle l'y encourageait. Cette enfance semblait à Angélique familière, sans doute à cause des récits et du personnage d'Ambroisine qui les rapprochait par la connaissance intime et sans illusions que chacun des deux avait de la créature.
Enfance sombre, dominée par la nuit et les massacres aux côtés de son redoutable père qui lui avait mis, très jeune, une rapière en mains, bénie par l'aumônier du château, pour aller massacrer les hérétiques des régions avoisinantes.
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