Il était donc né parmi des femmes démoniaques, chacune à différents titres, soumise au Malin.

– Elles étaient toutes des « Lilith », la femme première du péché, le principe féminin du Mal.

Très jeune et charmante comme un petit ange, Ambroisine excellait dans tous les vices, en particulier celui de mensonge et de cruauté.

– Et c'est ce parangon de vices que vous nous avez envoyé pour parvenir à vos fins, d'abattre vos rivaux de la Baie Française !

Il eut un sourire moqueur.

– Un beau combat pour deux fort belles femmes !... Elle ne pensait pas que vous lui renverriez ses armes : ruse et impertinence. Vous en avez triomphé.

– Pas entièrement, hélas ! Car elle n'était pas morte, elle non plus. Elle est revenue pour achever son œuvre.

Mais quand elle commença à lui expliquer avec véhémence le développement des derniers événements, il montra de l'indifférence. Il n'avait pas l'air convaincu qu'il s'agissait de la même Ambroisine tout aussi dangereuse.

Son esprit semblait s'être arrêté aux premiers épisodes de leur lutte. Ce qui était arrivé après son départ aux Iroquois ne l'intéressait pas.

Comme il évoquait Loménie qui avait été son ami de collège, elle s'informa des événements qui, de ce rude Dauphiné, l'avait amené à se retrouver chez les Jésuites au début de son adolescence. Il en parla volontiers.

– J'avais un oncle, frère de mon père, évêque ou chanoine, je ne sais plus, au moins aussi rude à dispenser la férule de l'Église sur ses ouailles que mon père celle de son épée sur les hérétiques.

« Il s'avisa de me vouloir dans les Ordres, et mon père eut beau lui remontrer que j'étais son seul héritier, il n'en voulut pas démordre. J'ignore si, comme cadet, l'ecclésiastique voulait se voir revenir une partie de l'héritage. Les deux énormes bonshommes luttèrent pendant deux jours aussi bien par les armes des arguments et des menaces que par celles des coups. Ce fut mon intervention qui emporta la partie pour l'évêque.

« Conscient, par la grâce de Dieu, que tout ce que je vivais au domaine paternel n'était pas sain, et finirait par causer ma perte morale et physique, j'insistai près de mon oncle pour le suivre. C'est ainsi que j'entrai au collège de Clermont des Jésuites à Paris.

Il revint souvent à ses années d'études d'adolescent, parlant de l'amitié du jeune Claude de Loménie-Chambord, moins de son temps de noviciat, car il s'agissait de longues années d'initiation, secrètes aux profanes, et que la discipline de l'Ordre lui commandait de taire. Puis il revenait à l'enfance, la noire enfance, mais pour déplorer, cette fois, la perte de cet état de l'enfance lorsqu'arrive l'adolescence.

– L'enfant se souvient de l'ineffable. L'extase lui est parfois accordée à lui seul, innocent. Combien vite la cendre et le sable sont jetés sur ses rêves... J'avais cru retrouver cela parfois près du petit Claude de Loménie de quelques années mon cadet. Les chemins auxquels on me contraignit, par la suite, me détournèrent de sa douceur.

« Ils m'ont brisé quelque chose là, disait-il en désignant son flanc.

Et elle croyait qu'il parlait de ses tourmenteurs iroquois, mais c'était de ses maîtres jésuites.

– Brisé, pire, tordu, jusqu'à ce que la branche pleine de sève devienne sèche et pétrifiée, et incapable de renaître... J'étais un enfant de la nature. Dominé par les sources et le sang... Les femmes échappent plus facilement à ces influences. Elles s'entendent mieux à concilier la lumière et l'ombre, l'harmonie et le chaos... Une fois de plus, lorsque je m'embarquai pour l'Amérique où m'attendait mon ancien condisciple, Claude de Loménie-Chambord devenu Chevalier de Malte, je me berçais d'illusions. L'Amérique ! En m'y rendant, je me disais que la lumière m'y attendait.

« Plus tard, après bien des années de luttes, je continuais d'espérer l'y trouver.

« L'œuvre que j'avais entreprise et réussie comblait mon attente !... Je voyais s'étendre, jusqu'aux confins de cette terre sauvage, le règne du Christ que j'étais venu y apporter.

« Aussi, lorsque j'appris qu'un gentilhomme d'aventures qui ne relevait ni du roi de France, ni du roi d'Angleterre s'installait dans ce no man's land du Maine sur les côtes d'Acadie, je fus aussitôt en alerte.

« Je pris tous renseignements sur lui. C'était un flibustier des Caraïbes. Mais il y avait plus. Si je voyais en lui un danger, celui qu'il préparait pour moi était d'une sorte inconnue. Cette fois, celui-ci apportait avec lui ma perte.

– Je crois pouvoir vous assurer que mon époux, en s'installant sur les côtes du Maine avec des lettres de gérance du Massachusetts, ignorait tout de vous. Au contraire, il se tenait prêt à rencontrer tout habitant ou missionnaire de la région, Français, Anglais, Écossais, pour faire alliance avec lui. Quant à moi, à ses débuts dans les parages de la Baie Française, je n'étais même pas présente.

– À vrai dire, le danger de sa venue n'est pas celui qui m'alerta. La Baie Française est un tel salmigondis de nations que chacun peut encore y trouver place. Mais j'avais eu une espèce de songe : « Tout commence, Tout commence », me criait une voix dans la nue...

Ce jour-là, il se refusa d'en dire plus long. Lorsqu'il affectait de manquer de mémoire, ou de s'embrouiller, elle avait appris que c'était chez lui le signe d'une insupportable douleur qu'il ne pouvait franchir par les mots sans s'évanouir. Alors, elle lui recommandait de prendre patience, le ramenait, par des questions anodines, à des sujets moins pénibles.

Mais rien dans cette vie n'avait pu être anodin, semblait-il.

Chapitre 56

– J'avais quand même réussi jusque-là à ce que les digues ne se rompent pas, déclara-t-il soudain.

Puis, comme cela lui arrivait régulièrement, il laissa passer un long moment de silence, donnant l'impression qu'il avait perdu le fil de sa pensée, ou qu'il s'était endormi.

Il continua d'une voix étouffée, monocorde et qui tremblait par instants.

– La première fois que les digues se sont rompues... ce fut ce jour d'automne... je marchais dans la forêt. Vers le même temps, Loménie, sur mon ordre, devait investir le poste de Katarunk.

« Lui et moi, nous étions mis d'accord pour arracher sans attendre les racines de l'envahisseur qui promettaient de proliférer.

« Nous agissions hors de l'approbation de Frontenac, mais ce n'était pas la première fois que mon camarade d'enfance et moi menions nos affaires à notre idée. Je l'avais pressé de se mettre en campagne afin d'arriver avant « eux », ceux qui montaient du Sud par caravane... Claude mettrait le feu au poste, puis dresserait son embuscade. Pour ma part je m'apprêtais à rejoindre un deuxième contingent de forces armées venu de Trois-Rivières et de Ville-Marie ainsi que de la région du Richelieu. Des Hurons et des Algonquins avec, à leur tête, les meilleurs parmi les seigneurs canadiens, qui m'avaient déjà suivi dans mes campagnes contre les hérétiques de Nouvelle-Angleterre : de L'Aubignières, Maudreuil, Pont-Briand.

« Je marchais donc à leur rencontre, assuré d'avoir tout mis en œuvre pour sonner le glas des indésirables. Mais je marchais comme dans un mauvais rêve. Car une nouvelle m'avait été rapportée : « Ils » montaient avec des chevaux.

« Je ne sais pourquoi ce détail me taraudait l'esprit comme une vrille d'artisan travaillant le bois en profondeur, le pénètre et le vide de sa substance.

« Il y avait dans cette audace à envahir le cœur d'une région jusque-là désertique, non seulement avec des femmes et des enfants, mais avec des chevaux, une affirmation de ne se laisser arrêter par rien, une tranquille assurance de demeurer finalement le plus fort et que je ressentais comme un défi.

« Le pressentiment qui s'attachait à mon rêve ébranlait ma conviction de mener à bien cette campagne, malgré le soin que nous avions mis à la préparer, la certitude que nul de ces étrangers n'en réchapperait.

« Je commençais à marcher dans un état dédoublé. J'étais à la fois avec les étrangers et leurs chevaux, accomplissant un exploit sans précédent, et avec Loménie et les troupes qui les attendaient pour les occire.

« La forêt flambait. Je veux dire que je la voyais flamber à mes yeux. Le rouge et l'or des arbres à l'automne m'environnaient de flammes immobiles, et la chaleur incandescente du jour contribuait à ce mirage. Elle était partout la présence redoutable. Mon angoisse devint telle qu'au sommet d'un promontoire qui dominait un lac, je dus m'arrêter afin de retrouver mon souffle oppressé.

« ... Et c'est alors que je la vis. Elle, « la femme nue sortant des eaux ».

« Nous y voilà ! » pensa Angélique.

Il se tut.

Mais comme il se taisait, elle ne chercha pas à rompre le silence... Moins par tolérance que par lassitude. Moins par pudeur que par accoutumance au débat. Elle avait assez de fois exprimé sa défense quant à ses droits qu'elle jugeait des plus inaliénables de pouvoir, par une chaude journée de l'été indien reconnue en effet incandescente, se baigner dans l'un des dix mille lacs de la région du Maine américain, région d'autre part réputée si impénétrable qu'il y avait bien peu de risques sur des milliers de miles à la ronde qu'elle puisse être aperçue par un étranger s'y promenant.

Que ceci eût entraîné toute une suite de drames, de complications et jusqu'à des guerres qui auraient sans doute eu lieu tôt ou tard, mais qui y trouvèrent prétexte pour se déclencher, car on s'était chargé de lui faire comprendre au cours des années où elle avait vu se dégager, à la fois tout l'artificiel du phénomène, mais aussi son ampleur secrète, indéchiffrable à tous, ou à presque tous.

La volonté de ramener l'affaire à des proportions normales lui dicta une très plate réflexion et les seuls mots qui pouvaient l'obliger à reconnaître qu'il s'en était emparé pour monter les esprits.

– Ne me dites pas que vous avez cru voir se réaliser la vision de la mère Madeleine sur la Démone de l'Acadie qui agitait vos ouailles ! Vous moins qu'un autre ne pouviez vous y tromper !

– C'est vrai, convint-il d'une voix étouffée. C'est vrai, je n'ai jamais eu le moindre doute, ce n'était pas vous la femme démoniaque de la vision de la mère Madeleine de Québec. Au contraire. Mais je me suis caché. Je décidai de me cacher derrière des mensonges, non parce que j'y ajoutais foi, mais comme la bête en danger se camoufle. Après ce qui venait de m'arriver, je n'avais pas d'autre alternative.

Il gémit.

Sa poitrine se soulevait de façon spasmodique. Elle se leva et alla remplir un bol d'une boisson chaude. Puis, revenant à son chevet, elle glissa un bras sous ses épaules et le soutint pendant qu'il buvait.

– Parlez maintenant, si vous le souhaitez. Que vouliez-vous cacher ?

– Ce qui m'était arrivé.

– Mais quoi encore ?

– Le sais-je ?... La découverte de passions inconnues ? Vous ne pouvez pas comprendre. Un jour je vous expliquerai tout... mieux... Comment expliquer le sentiment qui s'empara de moi. Plus qu'un sentiment, cela exigeait que je quitte tout, comme le jeune homme riche de l'Évangile, que je vienne au-devant de vous, étrangers promis à la destruction et que je reconnaisse : je suis des vôtres.

« Pire : en agissant ainsi, je me livrais en me rapprochant de son objet, aux affres d'une passion qui ne pourrait être que corrosive et mortelle, car c'est ainsi que j'avais toujours considéré les débordements de l'amour mais qui demeurait, je le devinais à l'avance, inassouvie, faisant de moi un damné brûlant d'un feu dont je n'avais jamais soupçonné l'emprise.

« Que d'aveux reçus en confession m'avaient décrit les mêmes symptômes, irrésistibles à fuir et à combattre, parce que vous ouvrant un paradis où l'on est seul à pénétrer, à des délices et des douleurs qu'on est seul à vivre, à donner, et dont, subitement, je me vis la proie.

« Je fus frappé par la foudre. Le mot est faible. Je me retrouvai seul. Seul de mon espèce dans un monde peuplé d'ennemis. L'Amour !... Je comprenais, l'Amour.

– Était-ce la peine d'en faire un si grand drame ? émit-elle prudemment.

– Oui ! Car c'était la négation de toute ma vie et, par là même, ma condamnation.

« Je me suis trouvé nu, sans même la foi en un dieu quelconque pour lui offrir le sacrifice de ma métamorphose. Fallait-il obéir à l'Illumination ?

« Je ne le pus. Cela exigeait trop de moi. Je décidai de poursuivre ma route dans la direction choisie. Mais à partir de ce jour, tout fut détruit. Et ce ne fut plus qu'une lente et convulsive chute de tout mon être jusqu'à la fin.