« Contre vous et les vôtres, j'essayai tous mes plans. J'envoyai chercher en France le compte rendu du procès de sorcellerie jadis imputé à votre mari. Mais votre victoire à Québec me gagna de vitesse, et je ne m'en étonnai point. J'étais vaincu d'avance comme, au fond, je l'avais toujours été. Quand vous approchâtes de Québec, Maubeuge m'exila.
Il s'arrêta, puis jeta avec un subit regain de colère :
– Sans son intervention, j'aurais repris la ville et vous ne l'auriez pas conquise.
Il continua, d'une autre voix :
– Maubeuge, mon supérieur, m'exila. Non sans m'avoir auparavant fustigé de dures paroles. Cependant, ce qu'il me dit en cette dernière entrevue, je le savais déjà. Je l'avais appris, dans un éclair, au bord d'un lac.
« Mes vœux d'obéissance me contraignaient à m'éloigner au moment où je me sentais le plus démuni... Je m'en fus au loin, seul et sans amis.
« Je perdis mes pouvoirs.
« Je sentais au fond de moi la lâcheté, la faiblesse m'envahir, et la crainte d'être ainsi dépouillé de ce qui faisait ma force dominatrice sur les autres me taraudait.
Il parla peu des mois passés dans les bourgades d'un large secteur entre le lac Frontenac ou Ontario, et le lac des Hurons. Le point de ralliement des missionnaires était cet établissement du fort Sainte-Marie, reconstruit au détroit qui faisait communiquer entre eux le lac des Hurons et le lac Supérieur ou lac Tracy.
Il se situait à des mois de navigation du dernier point de Nouvelle-France habité, la bourgade de La Chine, près de Montréal, d'où partaient, au-delà des rapides, toutes les expéditions vers le Haut-Saint-Laurent et les Grands Lacs. Hors les hommes de garnison des forts, tel le fort Frontenac, isolés, rares et à des semaines de marche les uns des autres, à part le passage de quelques « voyageurs » ou coureurs de bois plus ou moins en rupture de permis, des Sauvages, rien que des Sauvages.
Les missions groupaient les baptisés et catéchumènes de nations iroquoïennes plus ou moins dispersées et anéanties par les guerres avec leurs congénères païens. Les Neutres, les Ériés, les Andastes, et aussi des Iroquois des Cinq-Nations convertis, persécutés et chassés de leurs tribus pour ce fait. Ils quittaient la vallée des Cinq Lacs pour venir se grouper à l'ombre des Français et des Jésuites, non seulement afin de pouvoir pratiquer leur nouvelle foi, mais aussi pour recevoir protection des militaires français.
D'après ce qu'il laissa entendre, le jésuite banni et relégué semblait avoir traversé ces années qui se présentaient comme des années actives d'apostolat dans un état de transes nerveuses, soigneusement dissimulée aux yeux de ses frères en religion, les autres jésuites et de leurs aides et serviteurs français. Il prenait soin d'éviter les coureurs de bois et traitants canadiens, se refusant à connaître quoi que ce soit sur ce qui se passait en Canada ou en Acadie. D'où le bruit qui s'était répandu prématurément dans les cités, censives et seigneuries de Nouvelle-France, qu'il était prisonnier chez les Iroquois, car nulle nouvelle n'arrivait sur lui jamais. Et par ailleurs, il n'en reçut aucune de quiconque. Nul ne chercha à s'informer des lieux où il se trouvait ni à lui faire parvenir un message.
– En fait, personne ne se préoccupait de moi, je le compris, fit-il avec une grimace d'amertume. Ni de ce qui pouvait m'advenir, ni de l'importance des travaux auxquels je consacrais mes jours. M. et Mme de Peyrac étaient à Québec, et chacun de se tourner vers les vainqueurs, tous avides de bénéficier de la rencontre.
« On voulait m'oublier, j'avais disparu. Et il était plus simple de dire que j'étais captif aux Iroquois.
« Or captif, je le fus. Mais seulement après ma « mort »... cette mort qui, m'avez-vous dit, fut tout d'abord annoncée en Nouvelle-Angleterre, avant de l'être en Nouvelle-France.
Chapitre 57
– Voici en quelles circonstances je fus capturé : Un matin d'été, alors qu'en la compagnie du père de Marville et d'un jeune « donné » canadien, Emmanuel Labour, venu depuis une année se dévouer à la conversion des Sauvages, plus quelques néophytes, je me rendais à un village pour y célébrer la messe, nous fûmes environnés d'un parti de guerriers iroquois. Vous savez comment ils sont. Vous marchez au sein d'une forêt apparemment déserte, mais où les oiseaux se sont tus, et puis soudain tous les troncs des arbres se doublent d'une silhouette humaine. Et vous voilà entouré de fantômes emplumés qui se saisissent de vous.
« Le calvaire commençait. Après deux jours de marche les guerriers et leurs prisonniers étaient arrivés aux abords d'un des premiers grands villages de la Vallée des Iroquois.
« Aucun d'entre nous ne se faisait d'illusion. La torture et la mort nous attendaient.
« La nuit fut longue dans la cabane où l'on nous enferma. Nous savions le sort qui nous était réservé. Je regardais avec envie mes compagnons Marville et Labour qui, après avoir prié, s'étaient plongés dans un sommeil tranquille. Je les avais exhortés moi-même à cette sérénité, leur disant qu'ils étaient entre les mains du Seigneur. Les mots me sortaient des lèvres comme des substances étrangères.
« Une froide paralysie me gagnait. Et eux, comme réconfortés par mes paroles, ils dormaient, tandis que, guettant les heures, je voyais s'approcher celles d'effrayantes tortures que j'avais déjà connues.
« Ah ! Que la nuit ne finisse jamais, pensais-je, que ne commence nul jour, que Dieu arrête la Terre, qu'il nous détruise tous, humains déments et cruels que nous sommes, vermine de la Création, mais que n'arrive jamais l'instant de la douleur qu'ils nous préparent. Tu n'as pas vécu, me disais-je. Tu n'as pas connu le bonheur. Et maintenant, ce corps qui n'a pas connu l'amour va être livré aux barbares pour des supplices auxquels ta chair se refuse.
« Ah ! L'agonie du Christ et sa sueur de sang, comme elle me fut proche ! Aucun ange ne vint me consoler. J'avais par trop démérité.
« J'étais en enfer. Le ciel était sourd. J'étais dans un enfer peuplé de démons. Dans un enfer aux portes duquel j'avais laissé toute espérance.
« Seules subsistaient en mon être la peur viscérale des tortures et, en ma pensée, les raisons de cette odieuse fatalité. Et le souvenir de celle à qui je devais ma déchéance me revint. Un visage, une silhouette de femme toujours la même, vous, surgissant de ce chaos comme pour me narguer, se réjouir, se féliciter de ma perte...
« Non, fit-il, interrompant d'un geste de la main qu'il posa sur la sienne, sa protestation. Tout cela est faux. Vous ne portiez d'autre responsabilité dans ce délire rongeur qui me dévorait l'intérieur depuis si longtemps, que d'exister, que de m'être apparue !
« Mais à ce moment-là, pénétré de terreur, tremblant des pieds à la tête comme une bête forcée qui sent venir la mort et attend le coup d'estoc, je puisais un sombre soutien dans un sentiment de rancune et de haine envers un personnage symbole... une femme... qui, par son apparition, avait bouleversé le cours de ma vie.
« Je vous ai dit une fois que je n'étais pas prêt pour rien de ce que j'avais entrepris. Or, c'est une chose que de prendre conscience d'une erreur, d'un échec, et chacun d'entre nous doit s'efforcer d'y faire face par intermittence. C'en est une autre beaucoup plus mortelle que de percevoir sa propre existence déjà longue comme une ridicule et dangereuse imposture, elle-même fruit d'une monstrueuse tromperie dont on n'a jamais su discerner la malice.
« De ce réveil datait ma perte. Par la brèche avaient fui toutes mes défenses.
« Ma présence en ces lieux, parmi ces démons prêts à m'immoler, m'apparaissait non seulement intolérable, mais d'une insupportable injustice.
« Un cri montait à mes lèvres que je me retenais, dans un dernier sursaut de dignité, de clamer : Pas deux fois ! Pas deux fois !
« Je croyais par mon premier supplice avoir gagné des droits à la sérénité et à la prédominance, mais Dieu m'avait trompé, là encore. Il ne me suffisait pas d'avoir été torturé une fois, d'avoir perdu mes doigts...
« Vers l'aube, j'entendis nos Indiens chrétiens, Hurons et Iroquois, qu'on avait placés dans une autre cabane, commencer de chanter leurs chants de mort. Je surpris qu'on vînt les chercher, car leur chant s'éloigna, mais par instants on l'entendait voguer par la forêt au-dessus du village. Puis, je perçus les relents d'odeur de chair grillée si reconnaissable, qu'un vent léger rabattait vers nous : l'odeur des supplices.
« Le soleil se leva. Par un interstice des écorces de la cabane, toujours guettant, je vis le jour envahir un ciel pur et doux comme la surface d'un lac le reflétant.
« On nous emmena à notre tour. Jusqu'à la clairière où déjà fort rôtis, nos Indiens continuaient d'insulter leurs tourmenteurs. D'autres se taisaient au-delà de la parole, la langue tranchée ou grillée, mais lucides encore à leurs regards. Trois poteaux nous attendaient.
« Se relayant auprès des victimes, les guerriers étaient nombreux, rassemblés dans une sorte de silence solennel et préoccupé, que coupait seule, par périodes, une litanie d'insultes et de répons, où, selon le rite, bourreaux et victimes se jetaient à la tête les raisons qu'ils avaient de se haïr, de s'être combattus et d'avoir fait périr leurs amis et parents mutuels.
« Devant moi, surgit Outtaké qui m'affronta de son œil brillant. Les nausées de la peur tourmentaient mes entrailles. C'est alors qu'il s'approcha de moi, muni d'un silex au tranchant aigu et d'un petit maillet et, me faisant ouvrir la bouche, il me cassa deux dents très proprement, très rapidement.
« – Tu es si fier de ta denture, Robe Noire ! me dit-il. Tu envies, comme tous les Blancs nous les envient, nos dents saines. Je les entends qui disent : comme ils ont de belles dents, ces Sauvages ! Et je sais que tu as cherché notre secret pour conserver les tiennes aussi belles et aussi brillantes que tu les portais en arrivant dans nos contrées. Et je t'ai vu mâcher de la gomme mêlée d'argile fine et de jus de sumac blanc, comme nous autres, pour en garder la blancheur et la santé. Tu n'aimes pas souffrir, Robe Noire, ni être diminué devant tes ennemis, et surtout tes amis !...
« Je me mis à trembler.
« Un guerrier s'approcha du jeune Emmanuel et, lui prenant la main, commença à lui scier une phalange avec le tranchant d'un coquillage.
« Tout se mélangeait. J'étais obnubilé par ce doigt blanc du jeune homme adolescent que le coquillage sciait en le déchiquetant et par les gouttes de sang qui tombaient sur le sol, lourdement. Je pensais :
« Ils m'ont déjà pris deux doigts. Cette fois, s'ils en coupent d'autres, c'en sera fait. Je ne pourrai plus dire la messe. Le Pape m'en refusera l'autorisation à cause de mes mutilations, et cette fois, il ne passera pas outre car il saura que je n'en suis plus digne.
« C'était dément et sans logique mais le centre de mon esprit devint un tourbillon de révolte, de détresse et de refus.
« Un cri ! Un cri d'épouvante s'enfla en moi comme un ouragan. J'entendais ce cri et ne savais pas que c'était moi qui le bramais.
« Je me jetai à genoux devant Outtaké. Je rampai à ses pieds en le suppliant de m'épargner. De m'épargner surtout le supplice. Pas deux fois ! Pas deux fois !... lui criai-je. Tue-moi, mais épargne-moi la torture, je ferai ce que tu voudras.
« Ce qu'il y avait de plus affreux au cours de cette scène abjecte, c'était de percevoir les regards effarés, scandalisés, incrédules de ceux qui m'entouraient, aussi bien des bourreaux que de mes malheureux compagnons promis au martyre, de ceux qui déjà parmi les néophytes avaient versé leur sang et souffert leur passion pour la foi chrétienne, et qui, à demi morts, assistaient à mon ignoble défaillance.
« Puis, tous ces regards s'effacèrent, se rétrécirent, ne furent plus qu'un seul regard, celui bleu et candide de cet enfant, du petit « donné » canadien, Emmanuel, qui se laissait attacher, nu, au poteau de tortures, sans une plainte ni un signe d'effroi, et qui me regardait, me regardait... horrifié !... Non par les souffrances et la mort proches, mais par moi... horrifié !...
– Ne pleurez pas, dit-elle. C'est mauvais pour vos yeux. Vous risquez de devenir aveugle.
Elle se leva et vint baigner ses paupières. Les larmes coulaient en petits sillons sur sa face mâchurée, tandis qu'il haletait avec des sanglots secs et déchirants.
– Calmez-vous ! Calmez-vous, lui disait-elle d'un ton bas et rassurant.
D'une main légère, elle caressa son front, constellé d'ecchymoses et de cicatrices perfides.
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