– Calmez-vous, mon Père ! Nous reparlerons de tout ceci un autre jour.

Mais il lui fallait poursuivre l'hallucinant récit.

– Il y a une certaine volupté à être lâche lorsque toute sa vie on a lutté pour dominer les démons de la peur, reprit-il. Je ne le cèlerai point... Que vous dire ?... Comment décrire le lâche soulagement que j'éprouvais à me retrouver en vie et à voir s'éloigner le spectre sinistre des souffrances inhumaines. Peu m'importait le mépris dont ils m'accablaient tous, les vivants et les morts, les bourreaux et les victimes, les amis ou les ennemis...

« J'avais entendu les chefs discuter de me livrer aux femmes et aux enfants, ce qui était réservé aux guerriers pleutres faisant montre de pusillanimité devant la mort et le poteau du supplice, et croyez que ces petites créatures innocentes aux ongles aigus ne s'y entendaient pas moins que leurs époux, pères et frères pour vous faire mourir un couard dans des douleurs innommables.

« Mais cette solution humiliante fut jugée encore trop honorable pour moi qui avais amené sur la compagnie une honte sans précédent.

« Dieu merci, me dis-je, en devinant le verdict.

« À demi évanoui après cette crise, je restai étendu, le front dans la poussière. J'aurais embrassé la terre vivante. Je l'aurais mangée.

« Ils me relevèrent brutalement. Les yeux d'Outtaké étaient deux lames coupantes.

« – N'espère rien de moi, me dit-il. Je ne te ferai pas le bienfait de te tuer d'un coup de tomahawk comme tu le souhaites. Tu usurperais le titre de martyr auprès de tes frères. Et cela, je ne te l'accorderai pas non plus. Tu es trop vil, et tu m'as blessé par ta conduite, moi qui t'honorais. Tu nous fais non seulement douter de la grandeur de ton Dieu, mais de son existence.

« Rien ne m'atteignait plus de leur mépris, même si on me jeta ensuite comme une ordure aux pieds d'une vieille femme pour être son serviteur et remplacer le fils qu'elle avait perdu à la guerre. Cette perte la laissait sans personne pour lui apporter du gibier et accomplir les corvées que son âge ne lui permettait plus d'effectuer.

« Ma patronne me rouait de coups... d'autant plus que j'étais fort maladroit, peu robuste, et elle était de la part de ses compagnes l'objet de moqueries et de plaisanteries perpétuelles, car jamais n'avait-on vu une femme de village nantie d'un prisonnier qui s'était montré aussi lâche devant la mort, aussi répugnant dans ses supplications. La honte rejaillissait sur elle.

« – Comment tu as pu me faire cela, me disait-elle, toi qui représentais mon fils ?

« J'essayais de lui faire remarquer qu'au moment de ces événements je ne lui avais pas encore été donné comme esclave. Mais pour elle, cette répartition du temps n'était qu'amusette...

« Pour certaines choses, chez les Indiens, il n'y a pas d'avant et il n'y a pas d'après. Elle nous confondait son fils et moi, s'appuyant sur la certitude qui s'établit peu à peu que j'étais son fils ou sa réincarnation et c'était très fâcheux pour elle. Alors je lui rappelais que son fils, précisément, était mort très courageusement, torturé pendant au moins six heures par les Hurons de M. de L'Aubignières. Mais cela ne la consolait pas, car elle avait vu en songe que j'étais son fils et que mon attitude à moi devant les « Principaux » des Cinq-Nations l'avait déshonorée. Or, vous savez que les songes ont pour les Indiens une priorité absolue sur la réalité des faits.

Chapitre 58

Lorsqu'il se tut, terrassé, les paupières closes, elle demeura longtemps assise à son chevet. Les termes de la confession qu'il venait de lui faire, et tout ce qu'ils impliquaient se faisaient jour dans son esprit.

– Je comprends maintenant. C'était donc là le terrible secret que le jeune Emmanuel voulait me confier dans le jardin.

Elle avait parlé à mi-voix pour elle-même. Il ouvrit brusquement les yeux.

– Le jeune Emmanuel ? Les Iroquois ne l'ont donc pas immolé ?

– Non, nous l'avons vu vivant. Il accompagnait le père de Marville lorsque celui-ci, escorté de Tahontaghète, le chef des Onondagua, parvint à Salem pour y apporter l'annonce de votre « mort » et... de votre martyr.

– Pourquoi Outtaké a-t-il voulu que les Anglais fussent informés les premiers ?

– Ce n'était pas « les Anglais les premiers », mais nous les premiers. Or, Outtaké nous savait en Nouvelle-Angleterre, mon époux et moi-même, et voulait que nous soyons avertis avant les Français.

– « De plus terribles ennemis que je ne suis pour toi... » murmura-t-il comme récitant une phrase qui martelait sa mémoire. Ainsi, à vous les premiers, vous que j'avais tant combattus, il envoya ce collier qui disait : « Ton ennemi ne peut plus te nuire. » Oh ! Comme il avait raison.

« Y avait-il créature plus méprisable et plus dépouillée que moi de toutes possibilités de vous nuire ? Mais je comprends à quel impératif a obéi Marville, témoin de mon reniement, en me déclarant mort. Il fallait sauver l'honneur de l'ordre !

« Et certes, il n'a pas lésiné sur les moyens, c'est une justice à lui rendre, se dit Angélique, se remémorant le luxe de détails avec lesquels le jésuite, à Salem, leur avait décrit la « mort glorieuse » du père d'Orgeval. »

Son intuition était donc juste. Dans toute la scène, elle n'avait cessé de soupçonner un mensonge embusqué. À travers la personnalité orgueilleuse du père de Marville elle avait senti vibrer une douleur d'écorché vif, une vraie douleur, faite d'humiliation, de déception, de frayeur, de chagrin. On pouvait deviner ce qu'avait ressenti ce jésuite convaincu devant l'écroulement du maître, la lâcheté du plus grand et du meilleur d'entre eux sous ses yeux. L'ordre des Jésuites avait été marqué de la plus affreuse des souillures : le reniement.

– Que votre frère en religion vous ait fait passer pour mort, n'ayant d'autre solution pour cacher votre honte, je l'admets, fit-elle, mais qu'il ait profité de l'occasion pour appeler sur nous la malédiction du Ciel, et nous rendre responsables de votre supplice, c'était là pousser un peu trop loin l'hypocrisie. Qu'y a-t-il de vrai dans cette accusation que, paraît-il, vous auriez proférée dans votre supplice : « C'est elle ! C'est par sa faute que je meurs ! »

– Tout cela est vrai. Oui, j'ai proféré, j'ai crié de toutes mes forces de telles paroles. Au moment où le chef Outtaké abaissait sa main, et, par mépris, me faisait grâce, subsistait en moi la volonté de clamer ma justification, de donner à ceux que je scandalisais au moins une explication qui atténuerait la portée de mon acte... leur faire croire par exemple que j'avais été victime des mauvais esprits, et seule m'apparaissait dans ce chaos, je vous l'ai dit, l'objet responsable de ma déchéance, la femme dont la vue m'avait entraîné par un processus que je ne pouvais ni analyser, ni admettre, dans une folie si contraire à tout ce qui était la voie droite de ma vie jusque-là. Au point que je me persuadais d'être dans la vérité, en accusant les sortilèges, et que je criais vers eux : « C'est elle ! C'est elle qui me condamne, c'est à elle, la Dame du Lac d'Argent que je dois ma perte, que je dois ma mort... »

Il eut un profond sanglot qui fut comme un râle.

– Je parlais de ma mort que je sentais fondre sur moi, la vraie mort, la mort totale, la mort à moi-même... La mort du héros que j'avais été... que j'avais voulu être... que j'avais rêvé d'être. Ma mort totale... je n'existais plus... Et c'était elle qui m'avait tué. Elle, la Femme, mon ennemie de toujours.

« Je le sais... C'était une idée folle, monstrueuse, que de vous accuser, vous, nommément, mais ma hantise s'était nourrie de tant d'aberrations au cours d'années de mutisme et de solitude, que j'étais parvenu à me persuader de mon envoûtement.

« Je criais : « C'est elle, la Dame du Lac d'Argent qui est cause de ma mort... Vengez-moi !... Vengez-moi !... »

« Je vis leurs faces blêmes et rigides. Je sus que... je criais en vain. Ils ne me vengeraient pas. Ils ne me vengeraient pas comme je méritais d'être vengé... Ils n'étaient pas mes amis !... Ils avaient dormi pendant mon agonie ! Horrifiés de mon reniement, ils me rejetaient... Rien ne subsistait des sentiments d'affection, de dévouement, de respect que j'avais cru qu'ils me portaient. Je sus qu'ils ne m'avaient jamais aimé. Je n'étais plus rien pour eux.

Il s'agitait, et Angélique, redoutant de le voir en proie à un nouvel accès de fièvre, ne releva pas ses paroles et le prévint que le moment était venu de leurs « agapes » quotidiennes.

Elle se leva pour aller préparer et réchauffer les portions tandis qu'il continuait de parler.

– C'est vrai. Pénétré que j'étais d'humiliation devant mon effondrement, je criais qu'il fallait détruire cette sorcière. Au moins, ai-je ainsi indiqué à Marville, dans sa perplexité, le chemin à suivre pour poursuivre ma lutte.

« Tandis que Tahontaghète le conduisait vers la côte, il dut remâcher son amertume. Il avait reçu un ébranlement intérieur plus violent que celui de la torture, et ses ressources de transmutations mystiques étant limitées, il dut se raccrocher à cette pensée d'ennemis à combattre.

« Pour ne pas être démonté à son tour, il lui fallait se bâtir une version. C'est bien ! C'est bien ! Il a bien agi.

Angélique l'écoutait d'une oreille intriguée.

– Ma foi, on dirait que vous l'approuvez presque !... Eh bien ! Ce n'est pas une légende que d'affirmer que les Jésuites se tiennent entre eux, quoi qu'il arrive.

Mais ce n'était pas le moment de faire repartir le débat.

Elle fit lever les enfants. Elle les prenait dans ses bras, et les berçait, l'un après l'autre pour les éveiller en douceur. Elle baisait leurs joues fraîches, leurs chevelures emmêlées et soyeuses, elle adorait leur fragilité et leur innocence, la lumière de leurs yeux et de leurs sourires, leurs petits corps harmonieux et parfaits où la vie et la vigueur frémissaient à nouveau.

« Vous êtes la consolation du monde ! Vous êtes le trésor de ma vie ! murmurait-elle tout bas. Vous êtes la justification de nos luttes hargneuses, de nos combats imbéciles !... »

Elle donnait à chacun un peu de câlinerie, lui chantonnant un couplet, comme un secret contre son oreille, tout en le promenant de long en large, puis elle les faisait asseoir sur le banc devant elle, versait la soupe dans une écuelle, et distribuait la becquée aux petites bouches ouvertes.

C'était un rituel immuable.

Regardant les jumeaux dans leurs deux années et demie révolues, et tenant déjà bien solidement leur place sur cette Terre, elle évoqua leur première colère, lorsque les deux « brimborions » qu'elle venait de mettre au monde à Salem avaient hautement désapprouvé l'intervention du père de Marville.

Était-ce ses éclats de voix désagréables ou de s'être trouvés subitement délaissés par une compagnie, habituellement attentive et subitement bouleversée comme poules en basse-cour par l'apparition d'un jésuite au cœur de la puritaine Salem, ou l'obscur instinct de ce qui se déclarait hostile à leur famille, leur mesnie, leur maison, leurs troupes et équipages ?...

« Vous faisiez déjà partie de la tribu, mes petits Peyrac !... »

Ou simplement les nourrices affolées et curieuses avaient-elles oublié l'heure de la tétée ?...

Angélique, l'accouchée, en déshabillé, était assise sur les marches de l'escalier de Mrs. Cranmer, entourée de toutes les femmes anglaises et hérétiques de la maison, et d'en bas, le père de Marville en prophète vengeur, le visage creusé par les privations, la soutane haillonneuse, la désignait en criant :

« C'est elle qui est la cause de cette mort. »

Éclatait alors le vigoureux concert jumelé et contestataire, de ces neuves créatures qui ne pesaient pas six livres à elles deux. Et le spectacle avait pris fin.

Elle riait malgré elle de ce souvenir, mais, malgré son envie d'en faire la description à son hôte, elle se retint. Le moment n'était pas à l'humour.

Ayant nourri ses oisillons, elle leur donna à mâchonner un bâton de jujube qui tromperait leur faim s'ils n'avaient pas été assez rassasiés. Puis, elle accrochait le chaudron plein d'eau à chauffer pour les ablutions, traînait son escabeau de l'autre côté du lit, au chevet du blessé. Elle l'aidait à s'accoter aux oreillers afin de pouvoir le faire manger plus commodément, s'asseyait le bol en main et commençait à lui faire avaler le bouillon par petites cuillerées. Elle ne savait jamais si elle réussirait à le faire manger sans difficultés. Soit par apathie, soit par désir de ménager leurs provisions, il montrait vis-à-vis de la nourriture une véritable répugnance. Était-il humilié d'être livré à sa merci, dans une dépendance enfantine ? Ses mains, ses bras étaient trop faibles pour pouvoir porter bols ou cuillères à sa bouche sans maladresse.