Angélique l'entendit rire à petits coups comme s'il revoyait le spectacle, et surtout les expressions morfondues des bourreaux humiliés qu'il se mit à nommer à mi-voix :
– Outtaké, Tahountaghète, Gosadaya, Hiyatgou, Garagonthie.
Puis il rit encore, et à ces instants-là, elle percevait en lui un esprit jeune et facétieux que seule son existence chez les Sauvages lui avait permis d'exprimer.
– Et... qu'est-il arrivé ensuite ?
– Je l'ignore.
Il laissa passer un long temps. Elle crut qu'il s'était endormi. Mais il répéta :
– Je l'ignore... Pourtant je me souviens aussi... Je vois les haches rougies qu'ils passèrent le long de mes cuisses et je crois sentir cette odeur infecte de chair grillée qui me suffoquait... Je crois avoir subi le supplice... et je crois avoir souffert horriblement... c'est très vague... Je ne sais pas si j'ai crié encore, pour ajouter à la honte de mes malheureux bourreaux...
Il rit à nouveau de ce petit rire nerveux, hoquetant.
– J'ai encore un dernier souvenir, une vision plutôt. Je vois Outtaké au-dessus de moi, il est très grand et il me domine car il me semble que je suis étendu à terre, il a derrière lui le soleil et de grands nuages blancs qui gonflent, pétris de lumière, qui glissent à travers le ciel comme des voiles. Et il me dit :
« – Ne crois pas que je te laisse quitte de la honte, Hatskon-Ontsi, toi qui fus si grand, toi qui m'as trompé et insulté plus que tout être au monde. Je n'admettrai pas que tu laisses dans nos mémoires un souvenir de mépris et qu'on ose dire lorsqu'on évoquera ton nom : « Celui-là, qui ne mérite pas même un nom, était l'ennemi d'Outtakéwatha : tu pars. Je t'envoie au-delà des monts. Mais je te poursuivrai..., je te retrouverai... »
Je lui demandai :
« – Pourquoi ne m'achèves-tu pas ?
« – Ce n'est pas à moi de t'achever. Tu t'es attiré de plus grands ennemis que moi, à qui revient ce droit.
« Devant l'énigme de cette réponse, la peur me reprit. À qui allait-il me livrer ?... Ses yeux cruels flambèrent.
« – Je te le dis, Hatskon-Ontsi, tu souffriras sur cette terre toutes les douleurs, toutes les passions... jusqu'à ce que tu sois digne QUE JE DÉVORE TON CŒUR !...
« Ensuite, ce fut un long voyage obscur dont je n'ai pas gardé le souvenir.
« Au plus sombre de mon enfance, je crois avoir gardé l'espérance qu'un jour je pourrais entrevoir la face lumineuse de la femme après en avoir connu le côté vénéneux. Ma vie, sans le savoir, trouvait sa signification dans ce cheminement... L'on croit qu'on part pour les missions d'Amérique, mais je sais maintenant que je suis parti pour une autre rencontre.
« Lorsque je me suis éveillé, j'étais entre ses bras. Elle pansait mes plaies et me donnait à boire, comme nulle mère, nulle femme ne l'avait jamais fait pour moi.
« Je la reconnaissais, et pourtant je n'avais jamais rêvé de la voir si proche. Elle se nomma, j'attendais ce nom avec émerveillement et terreur.
« Alors, je compris ce qu'avait voulu Outtaké. Combien subtile et raffinée sa vengeance. Pas plus que je ne pouvais fuir le tison enflammé s'approchant de ma chair, je ne pouvais me dérober à l'ultime épreuve.
« Le rêve allait voler en éclats. La coupe du salut serait écartée de mes lèvres. Je retournerais aux arides et inéluctables certitudes de la cruauté du monde contre laquelle il n'est point de remèdes.
« Pourtant, lorsque je me nommai à mon tour, je ne pus lire sur son visage que tristesse, douleur et compassion.
Chapitre 60
À la suite de ses deux longs et pénibles récits, il eut une période d'interminable mutisme.
Mortifié dans son orgueil, cherchait-il l'oubli dans le silence ? Elle continuerait de lui parler afin de maintenir son esprit en éveil. Cependant, elle se montrait prudente lorsqu'elle était tentée de nommer Joffrey de Peyrac. D'instinct, elle évitait de prononcer son nom, ou de dire : mon époux, car elle savait qu'alors, sa voix à elle fléchissait, et qu'il en éprouvait une irritation mêlée d'amertume.
S'il proclamait très haut qu'elle était sa principale ennemie, elle devinait que Joffrey éveillait en lui un antagonisme plus trouble, car cette fois la « trahison » venait de l'homme, et il avait dû rêver d'un monde où tous les hommes s'uniraient pour abaisser et réduire au silence l'Ève coupable, qui avait entraîné Adam et toute la Création dans le chaos du péché.
Par provocation, essai de justification à laquelle il ne voulait pas renoncer, il n'hésita pas quand il recommença de parler, à se montrer acerbe.
– Par votre faute, j'ai perdu mes deux amis les plus chers.
– Pont-Briand ?
Il s'impatienta.
– Pont-Briand n'était pas de ceux que l'on peut élever au rang d'ami. Ce n'était qu'un exécutant. Ce qui lui advint fut logique et de bonne guerre.
– Vous l'y aviez poussé, d'une façon habile et machiavélique.
– Comment juger des êtres sans leur donner à choisir, et ainsi à se démasquer ? J'avançai ce pion et je sus mieux, grâce à cette manœuvre, non pas qui il était, car je ne le connaissais que trop, mais qui vous étiez, et aussi à quelles sortes de provocations pouvait réagir M. de Peyrac.
« Mais laissons Pont-Briand. Il a rempli son rôle.
« Je parle d'un de mes collègues de l'Ordre, le R.P. de Vernon, et puis du chevalier de Loménie-Chambord, mon frère de prédilection depuis le collège de Clermont où il me sourit pour la première fois. J'avais quatorze ans et il en avait onze.
« Avec ces deux-là, jamais une querelle. Pas une ombre. L'entente parfaite. La connaissance mutuelle, l'alliance efficace en tout. Dans nos missions et nos travaux. Et vous n'avez qu'à paraître, et tout s'effondre ! Ô mes amis disparus ! Quel crève-cœur de vous avoir perdus ainsi ! Vous qui étiez une partie de moi-même.
– Comment avez-vous pu apprendre que le chevalier de Loménie était mort ?
– Mort ?
Son cri éclata comme le cri d'un homme qui vient d'être frappé au cœur par le poignard d'un assassin.
Angélique comprit que, jusqu'alors, lorsqu'il disait : « Je l'ai perdu », il avait parlé de la désaffection sentimentale du chevalier de Malte à son endroit, et qu'il ne savait rien de sa fin.
Elle vint s'asseoir au pied du lit afin de le regarder en face. Tendu en avant, il la fixait d'un regard halluciné, voulant déchiffrer sur son visage la sentence qu'il se refusait de croire.
– C'est vous qui l'avez tué ?
– Oui !
Il se retira lentement en arrière, la face cireuse.
– En suis-je la cause ?
– Vous êtes la cause de tous les malheurs de l'Acadie. C'était vous l'Homme noir qui se tenait derrière la démone de la vision. Vous l'avez toujours su.
– Lui ! Ce n'est pas possible ! Où ? Quand cela ?
– Ici même. À l'automne.
– Je ne lui avais pas dit de venir, à lui. Je voulais le tenir à l'écart de ma disgrâce. Je craignais trop pour sa vie.
– Il se fait que c'est lui qui a entendu le mieux votre appel : « Vengez-moi ». Une fois de plus, vous l'aviez envoyé pour la vengeance, et il est venu. C'était une mission sacrée. Cette fois, il ne faillirait pas à son devoir comme à Katarunk et comblerait vos désirs d'outre-tombe.
« Et vous vous mentez à vous-même comme vous l'avez fait plus d'une fois. Vous avez toujours compté sur lui, plus que sur un autre pour obtenir notre capitulation ! Vous avez toujours espéré qu'il reviendrait de son aveuglement qui l'avait fait se prononcer pour nous, qu'il vous reviendrait, qu'il reconnaîtrait ses coupables erreurs qui l'avaient fait se détourner de vous, son ami et son maître.
« Il envisagea de renouveler l'exploit manqué de Katarunk. Investir le fort de Wapassou en notre absence et le brûler.
« Mais j'étais présente.
« Il n'avait d'autre alternative que de m'exécuter, après avoir obtenu la reddition de tous nos territoires jusqu'à Gouldsboro, ou de me ramener en Nouvelle-France, non en triomphatrice cette fois, mais comme prisonnière. Où j'aurais été livrée à Ambroisine. Le cycle infernal était refermé. Celui que vous aviez voulu.
« Du haut de ce fortin où je m'étais réfugiée, je le vis approcher. Il était persuadé que je me laisserais convaincre. Je l'ai abattu. Que pouvais-je faire d'autre ? Me rendre ? Trahir les miens ? Mon époux ? Mes amis ? Tous ceux qui nous avaient fait confiance ?
« Privées de leur chef, ses troupes se sont retirées, mais non sans avoir pillé puis incendié Wapassou.
Il baissait les paupières, pâle et sans souffle. La douleur le consumait.
– Oh ! Claude ! Claude ! s'écria-t-il. Mon frère, mon ami. Au moins l'avez-vous tué sur le coup, je l'espère ?... Au moins votre habileté légendaire lui aura-t-elle épargné une longue agonie ? Car, blessé, loin de tout secours, mieux vaut achever un blessé que de le traîner sur les interminables pistes du retour !... Dites-moi.
Il lui saisit le poignet.
– Il est mort sur le coup, n'est-ce pas ?
– Je n'en sais rien ! cria-t-elle en se dégageant avec d'autant plus de colère qu'elle n'avait cessé de craindre d'avoir trop tremblé en appuyant sur la détente. Ils ont enlevé le corps et se sont retirés.
– Si je devais envisager ses longues souffrances et son agonie, je ne vous pardonnerais jamais.
– Et à vous, dois-je pardonner ? Vous préoccupez-vous de nos blessés, de ceux que vos « vengeurs » ont laissé agonir sur la prairie, ou qui sait, périr dans l'incendie ? J'ignore tout de ce qui est arrivé à mes amis. C'est mieux ainsi. Sinon, pourrais-je vous pardonner le sort de ces femmes et de ces enfants, mes compagnes, mes amies, des enfants que j'avais vus naître ici à Wapassou, et qui ont été entraînés sur « les pistes interminables du retour » mourant peut-être de froid et d'épuisement, ou livrés captifs, en butin, à des Sauvages puants ?... Par votre faute ! Par votre faute !
Ils se guettèrent, hérissés, haletants, comme deux lutteurs épuisés de leur combat et qui regardent, hébétés, couler leur sang.
– Des Sauvages puants ? Pourquoi parlez-vous ainsi des Sauvages ? Je vous ai entendu vous féliciter de savoir votre fille Honorine réfugiée chez les Iroquois et en sûreté.
– En effet ! Mieux vaut la vermine et la crasse des longues maisons iroquoises, que de tomber entre les mains d'une Ambroisine, suppôt de Satan, de Lucifer, de Bélial et des quatre-vingts légions de l'Enfer !... Mais il n'empêche que c'est un sort terrible que d'être prisonnier des Indiens.
Puis, ils cessèrent leur débat, non par faute d'accusations à se lancer à la tête mutuellement, mais faute d'énergie à le poursuivre.
*****
À plusieurs reprises, il se défendait d'avoir fait venir Mme de Maudribourg en Amérique...
– Si je l'ai encouragée à œuvrer pour mes projets, je ne pensais pas qu'elle viendrait elle-même. Ambroisine m'avait rejoint à Paris lorsque j'y prêchais à l'un de mes retours. Elle ne m'avait jamais pardonné de l'avoir fuie. Elle savait que sa passion me révulsait. Cela avait des racines si profondes. Elle ne m'a jamais tenté. Elle était ma peur. Ma peur des femmes qui avait dressé une barrière entre elle et mon désir.
« La découvrant riche, influente, j'eus l'idée de la faire servir à mes desseins, l'encourageant à fréter une expédition qui aurait pour but d'envoyer des colons choisis parmi des corsaires ou flibustiers, reconquérir un territoire que j'estimais français, Gouldsboro, tombé entre les mains des hérétiques.
« À Paris, elle fit merveille, allant d'un ministère à l'autre. Les robins tombaient comme cailles dans ses filets. Les armateurs les plus coriaces lui mangeaient dans la main. Elle recruta Colin Paturel, son navire et son équipage.
« Lui ayant donné l'occasion de déployer ruses et tromperies, et de jouer le grand jeu de la séduction auprès d'un nombre imposant de mâles, nous avons pu, elle et moi, nous mettre d'accord. J'étais son confesseur, elle, ma pénitente. Je l'encourageai à se poser comme Bienfaitrice pour le salut de la Nouvelle-France, et elle, elle jubilait de jouer un rôle dans une œuvre qui apporterait drames et défaites. J'ai vu briller ses yeux lorsque je lui parlai de votre époux. À ce moment, il ne vous avait pas encore amenée avec lui. Lorsque je signalai votre présence, elle dut prendre sa décision de faire partie de l'expédition. Elle eut le temps de rassembler tous renseignements à votre sujet. Elle était très habile et allait au-delà des recommandations que j'aurais pu lui faire.
– J'ai cru comprendre qu'au moment du départ de « La Licorne », elle avait la police à ses trousses. Sa meilleure amie, Mme de Brinvilliers, venait de se faire arrêter par le policier Desgrez. Et l'on découvrait une des plus grandes empoisonneuses de l'Histoire, un monstre de perversion, dépravée depuis son plus jeune âge.
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