– Ambroisine aussi n'a jamais été une enfant. Elle était un produit des ténèbres.
– Elle ne devrait pas avoir de nom. Chaque fois que je la nomme, un frisson me parcourt.
– Elle se nomme « Légions »...
– Le père de Vernon l'a deviné aussitôt. Il l'a dénoncée dans une lettre qui vous était destinée , mais qu'elle a dérobée par la suite, après avoir tramé sa mort. J'ai eu cette lettre sous les yeux et je me souviens qu'elle disait en substance ceci : « Oui, mon père, la Démone est à Gouldsboro, mais ce n'est pas la femme que vous m'avez désignée expressément comme telle, la comtesse de Peyrac ! !... » Que le père de Vernon l'ait démasquée, est-ce une raison suffisante pour vous plaindre de l'avoir perdu, en tant qu'ami, par ma faute ? Il vous restait tout dévoué. Vous ne pouviez lui reprocher de ne pas se montrer un exécutant habile et efficace dans les missions que vous lui confiiez. Que ce fût d'espionner les Nouveaux-Anglais, ou de s'assurer de ma personne sur le navire de Colin Paturel.
– Lui aussi a succombé à votre séduction ?
– Vous êtes obsédé, ma parole ! Lui, le père de Vernon ! Un vrai jésuite, Seigneur ! Quel jésuite ! Il me faisait penser à mon frère Raymond. Froid comme un glaçon. Je n'ai pas eu de peine à le prendre pour un Anglais.
– Il était amoureux de vous... Il vous a tenue dans ses bras.
– ... Pour me sortir de l'eau !... Mais, comment savez-vous tout cela ?
– J'ai reçu de lui un premier courrier qu'il m'envoya de la forteresse de Pentagoët. Il était encore chez le baron de Saint-Castine, après vous avoir laissé regagner Gouldsboro. Prenant, lui aussi, comme le colonel de Loménie-Chambord, l'initiative de contrevenir à mes ordres et de juger mes intentions. Ce courrier contenait un pli scellé de ses armes, et quelques courtes lignes dans lesquelles il me demandait de bien vouloir me charger de faire parvenir la missive ci-jointe à Mme de Peyrac, au cas où il lui arriverait malheur.
– Cette lettre ? Vous l'avez lue ?
– Oui ! J'étais son confesseur.
– Beau confesseur !
– Ces licences sont autorisées aux directeurs de conscience.
– Belle conscience !
– C'était une lettre d'amour, elle commençait ainsi :« Ma chère enfant, ma petite compagne de L'oiseau blanc... ».
Soudain, l'humeur d'Angélique changea et elle se mit à rire, à rire au point que les enfants, éveillés, l'imitèrent.
– Pardonnez-moi ! se reprit-elle, mais la vie est si merveilleuse ! Une voyante m'a dit un jour : « L'Amour te protège !... » L'amour m'a protégée. Le père de Vernon n'a pu laisser exécuter la sentence. Il n'a pu me laisser me noyer. Il a plongé !... Oh ! Mon cher Merwin ! Comme je suis heureuse !...
Plus tard, il revint sur le sujet de Loménie-Chambord. Cela ne passait pas. Plus que tout il ne supportait pas son insensibilité à elle. Il avait été hérissé, scandalisé de la brutalité avec laquelle elle lui avait résumé la scène fatale : « Il venait les mains nues, parlant de paix. Je l'ai abattu. » C'était choquant !
– Plus choquant pour moi, désastreux, riposta-t-elle, aurait été de me laisser attendrir, de me laisser fléchir, de le suivre, lui livrant Wapassou, mes partisans, mes enfants, de le laisser poursuivre, comme il en avait l'intention, sa campagne jusqu'à Gouldsboro, où, avec l'aide de Saint-Castine, ou contre lui, qui sait ? L'établissement lui aurait été remis. Sans coup férir ?... ce n'est pas certain. Il y aurait eu des morts. La faiblesse souvent ne fait que reculer le massacre et en multiplier l'ampleur.
« Vous m'avez trouvée brutale, mon père, dans mes paroles. Parce que je vous ai fait grâce de tous les conflits et tourments qui ont agité mon âme et brisé le cœur, en ces quelques secondes d'hésitation avant de tirer. Il m'aurait fallu des heures pour vous les décrire. Je lui criais : « N'approchez pas ! N'approchez pas !... »
« Mais il continuait d'avancer. Lui aussi avait fait son choix. Reniant l'alliance qu'il avait passée avec nous. Comptant sur l'affection que je lui portais pour que je me rende docilement... Que se passait-il en lui ? Il était retombé sous votre égide au point de faire fi de son honneur, au point de vous complaire, de complaire à votre mémoire ? Ou bien essayait-il d'échapper ? D'échapper à ce choix, d'échapper à nous tous qui ne le comprenions plus ?... Je l'ai abattu, répéta-t-elle.
Ce fut Sébastien d'Orgeval qui, cette fois, tourna lentement les yeux afin d'observer ce profil de femme, à ses côtés, ourlé d'un liséré de lumière venu de l'âtre, cette bouche fine et parfaite qui prononçait de tels mots.
– Je comprends, maintenant, comment vous avez pu vaincre Ambroisine. C'est cela qu'elle ne peut vous pardonner. On vous croit une femme sensible, vulnérable. Et soudain, vous vous révélez rusée, implacable.
– Si j'entends bien, vous voulez dire que je ne joue pas le jeu ?... Ce n'est pas la première fois qu'on m'en fait le reproche, et surtout qu'on s'en désole... Ce serait si facile, sans cela !... n'est-ce pas ? « Jouer le jeu ? » Quel jeu ?... Celui de la faiblesse, se couchant, vaincue, aux pieds de la force ?... Celui de la femme héréditairement soumise, s'inclinant d'elle-même devant l'homme, le guerrier... Celui de la sensibilité et de la générosité fatalement piétinées et brisées par la cruauté et la traîtrise de ses adversaires, eux sans scrupules.
« Il est facile d'abuser de la bonté et de l'élan des cœurs généreux pour causer leur perte. Je suis un Sagittaire. Il m'a toujours été insupportable de donner à mes ennemis la satisfaction de ma défaite, sans qu'il leur en cuise, d'une façon ou d'une autre, si peu que ce soit. Une question de justice. Rétablir l'équilibre entre le Bien et le Mal. Entre les lois du Ciel et celles de la Terre. Mais il y a plus encore. L'être humain est au milieu. Il n'a pas le choix.
« Ce n'est pas nous, les « tendres », qui nous montrons durs et intraitables, sans rime ni raison. C'est la vie, ce sont les autres, les égarés ou les sans scrupules. C'est la médiocrité, c'est la félonie des autres qui nous contraignent au choix.
« Qu'on le veuille ou non, qu'on rêve d'harmonie, de paix, de bonheur quotidien, d'enfants heureux parmi nos œuvres fécondes, vient un jour où l'on est contraint au choix, un jour où il faut prendre les armes. Pour survivre ou pour défendre l'innocence. Et c'est cette contrainte que je hais le plus, mais j'ai appris combien elle était inéluctable. Bien peu peuvent éviter de l'affronter au moins une fois dans leur vie.
« Claude de Loménie est mort parce qu'il avait fait son choix de vous servir. Sachez, M. d'Orgeval, que vous m'avez imposé un acte dont je ne me consolerai jamais. Car moi aussi, je l'aimais.
Ces deux scènes convulsives les laissèrent ébranlés, épuisés.
Tandis qu'ils reprenaient force, étendus côte à côte, ils flottèrent sur des eaux paisibles et réalisèrent l'inanité de leurs débats et la profondeur d'un sentiment qui venait de loin et qui ressemblait à de l'amitié.
Au-dessus d'eux passaient les orgues du vent, et aussi les chœurs des anges en chevauchées fantastiques.
Chapitre 61
Ils s'imaginaient toujours que tout avait été dit, que la paix entre eux s'était faite, et puis, sur un mot, une allusion, se réveillaient la rancœur, le désespoir, les regrets.
Rancœur d'avoir payé un si lourd tribut, désespoir devant l'irréparable, regrets de s'être montrés craintifs, imparfaits, d'avoir, par bonne volonté, fait le jeu de piètres passions qui, une fois assouvies, semblent futiles, sans proportions avec les désastres qui s'ensuivent, les deuils qu'elles ont engendrés, les larmes qu'elles ont fait couler.
Leur antagonisme éclata une fois de plus, et c'était pourtant à l'occasion d'un événement qui aurait dû être marqué du signe de la joie : leur première sortie hors du fortin, après une longue période inclémente de nuit et de tempêtes, où ils n'avaient pu faire autrement que de rester terrés dans leur trou, sortie qui verrait les premiers pas du « ressuscité » à la lumière.
Depuis le début, elle avait pris soin de lui faire plier et déplier les jambes malgré les douleurs que cela entraînait et qui lui faisaient pousser des cris. Car elle avait remarqué qu'il pouvait exécuter des mouvements témoignant de souplesse et de vigueur, comme cette fois où il s'était redressé pour atteindre sa main et la baiser. Et cela évitait la raideur des membres qui risquaient d'être gauchis par les cicatrices, toujours imparfaites, que forment les chairs brûlées.
– Aujourd'hui, vous devez essayer de vous asseoir, lui disait-elle en lui tendant les deux mains, pour qu'il puisse s'y agripper.
Le moment vint de l'encourager à se bouger plus encore.
Les progrès furent lents, pourtant avec des étapes décisives, franchies d'une heure à l'autre, comme par miracle.
Un jour il fut debout, squelettique, désarticulé, comme un polichinelle cassé, mais réussissant à déplacer ses pieds de quelques pouces tandis qu'elle le soutenait, le portait plutôt, le retenant à la taille, l'un de ses bras autour de ses épaules, et qu'il s'appuyait de l'autre main au petit Charles-Henri.
Le temps s'étant amélioré, elle décida d'effectuer une sortie avec lui et les enfants. La saison traversait une période de beau fixe. Le froid restait intense, mais le soleil brillait sur la neige fraîche et poudreuse.
Angélique avait dégagé la porte. Avec les enfants, ils avaient pointé le nez dehors et perçu la caresse du soleil au-delà de l'étreinte du gel. C'est le temps au cœur de l'hivernage où quelques ours risquent une vague sortie titubante pour replonger ensuite dans un meilleur sommeil.
À Wapassou, les autres hivers, tout le monde sortait, et l'on passait les brèves heures ensoleillées du jour à baguenauder. On allait se visiter, visiter les Indiens, on se promenait en raquettes, on poussait des traînes et les enfants faisaient des glissades au bord du lac, où, pour imiter la société québécoise lorsqu'elle organisait ses parties de patinage et de pique-nique au Pain de sucre, près des Chutes Montmorency, l'on dressait des auvents avec brasero, distribuant des saucisses et des tartines de mélasse. C'était toujours pour les enfants des jours de liesse. Par ce temps-là, Angélique et Joffrey montaient au sommet de leur donjon et regardaient l'animation tout autour de la belle forteresse de bois de Wapassou, la fumée s'élevant des toits enfouis des autres habitations ayant essaimé sous leur sauvegarde. Les cris des enfants sonnaient loin, les rires des femmes, les interpellations des hommes, se hélant ou s'encourageant dans leurs travaux.
On sortait afin de boire l'air et le soleil comme une panacée dont il fallait faire provision avant que la tempête ne les emprisonnât pour de longues semaines encore, entre leurs murs, sous le poids des neiges.
À l'arrivée du père d'Orgeval mourant, après l'avoir débarrassé de ses haillons, elle avait puisé parmi les chemises et les gilets de Lymon White pour le vêtir. Pour la circonstance, elle lui apporta les hauts-de-chausses, bas, souliers du gardien de la maison – qu'était-il devenu, le pauvre muet ? – plus sa casaque et son bonnet de peau fourrés. Lorsqu'elle vit le jésuite équipé de pied en cap, elle ne résista pas à la malice de lui demander si, de se sentir revêtu des hardes d'un Anglais puritain congrégationaliste du Massachusetts, et qui avait eu la langue coupée pour blasphème, ne l'impressionnait pas. Il répliqua, frémissant :
– Comment osez-vous plaisanter sur vos trahisons ? La racaille pernicieuse dont vous vous êtes entourés, votre époux et vous, a causé votre perte.
Comme il était debout et fort vacillant, et qu'elle-même et Charles-Henri avaient de la peine à le soutenir, elle s'exerça à la patience et garda le silence.
Elle commit une imprudence. Celle de ne pas prendre en compte l'émotion que de telles paroles, injustes et révoltantes, éveillaient en elle.
L'aventure commençait mal. Ce fut son erreur de ne pas y renoncer, et de poursuivre son dessein qui était de traîner tout son monde dehors. Affaiblie par la contrariété et la rancune que ces réflexions mal intentionnées de son patient avaient provoqué en elle, elle se sentit presque mal. Elle lui en voulut à mort.
– Avec vous, je vais prendre dix ans de plus, lui dit-elle.
Mais il ne comprit pas. Il était préoccupé d'avancer le long du couloir, chaque pas lui coûtant un effort, et, sans doute, une souffrance.
Lorsqu'ils se furent extirpés de la tranchée glacée et se trouvèrent debout sur la neige en proie au froid et à la lumière, le regard qu'Angélique jeta sur la plaine blanche et étincelante, au lieu d'être heureux, fut amer.
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