Il allait continuer à lui poser des questions.

Pour détourner leur attention, il fit l'effort de les interroger sur leurs travaux. Combien de catéchistes ? Combien de baptêmes pour l'année ?

Ils parlèrent volontiers de leur ministère. Cette année, il y avait ces tribus algonquines qui étaient montées du Sud. Les Indiens n'écoutaient pas volontiers la bonne parole, dit le Père, mais, ayant tout perdu par les Anglais, ils comprenaient que le seul refuge qu'ils pouvaient trouver désormais était à l'ombre de la croix catholique et de la bannière du roi de France.

Ils arrivaient de plus en plus nombreux. Ce n'était pas facile de les nourrir, de les soigner, de les défendre des sorcelleries de leurs « jongleurs » et de l'amoralité de leurs femmes. Surtout de l'ivrognerie, qui causait de grands crimes.

– Nous n'avons que peu de réserve de spiritueux ici. Seulement pour les malades et les blessés. Nous ne brassons même plus de bière pour ne pas les tenter. Mais dès que le temps se fait meilleur, le froid moins dur, ils partent en campagne, sous prétexte de chasses, et remontent jusque sous Sorel ou sous Lévis pour se faire donner des provisions d'eau-de-vie, en échange de leurs fourrures qu'ils ont souvent volées dans les pièges des tribus locales, ce qui entraîne des conflits.

Ils devisèrent, et il se laissait aller à les écouter, les approuver, les encourager par de brèves paroles, touché de pitié pour eux, de compassion pour la rudesse de leur existence. Mais, sachant à quelle source sainte ils puisaient leur courage, il les admirait, il les enviait, il se sentait leur frère plus qu'aucun autre ne pouvait l'être, et en même temps, il se sentait séparé d'eux pour toujours, jusqu'à l'éternité, comme par une dure et infranchissable vitre, comme par le voile de la mort.

Le feu baissait dans l'âtre, et ses lueurs rouges et tressautantes jouaient sur les faces des trois hommes, assis à la table, et penchés les uns vers les autres en une attitude de confidence.

Sébastien d'Orgeval fut le premier à prendre conscience de la nuit qui s'avançait.

– Il se fait tard, mes frères, murmura-t-il. N'est-il pas temps pour vous de prendre du repos ? Pour moi, si vous l'autorisez, je dormirai en cette pièce, dans ce « banc de quêteux » que j'aperçois là-bas.

Les deux religieux se levèrent en silence. Le frère coadjuteur se souvint qu'il lui fallait veiller jusqu'à la fin de la cuisson du pain de la seconde fournée.

– Je veillerai, moi, s'interposa leur hôte. Je vous en prie, reposez-vous. Je serais heureux de vous remercier de votre hospitalité par quelque service.

Le père Lambert et le frère acquiescèrent d'un signe de tête. Ils se tenaient devant la porte, ayant en main des veilleuses de fonte, dites « à bec de corbeau » dont la mèche, trempant dans la graisse d'ours, répandait un halo d'une couleur d'or sombre d'enluminure. À la mission, les chandelles servaient de cierges, et on les réservait pour la chapelle.

Ils regardaient vers l'homme debout dans la pénombre, l'homme aux mains de martyr, l'hôte venu du froid désertique, comme surgi, né de la tempête même, de ses rafales et de ses cris, et qui ne cherchait plus à feindre la posture gauche et bourrue d'un coureur de bois insoumis, habitué chez les Indiens.

– Nous nous levons dès matines pour prier, dit le père de Lambert. Les journées ne nous en donnent pas assez l'opportunité. Ensuite, je dirai la messe. Serez-vous des nôtres ?

– Avec joie. Et si vous ne m'en jugez pas indigne, après m'avoir confessé, je serai heureux de vous la servir.

Ils eurent un signe de tête affirmatif, et graves, se retirèrent.

Leur nuit serait courte.

Il devait mettre ce laps de temps à profit.

Pour lui, pas de sommeil. Quand il s'était relevé, ses plaies s'étaient rappelées à lui. Il ne pourrait les soigner. Les premiers mouvements qu'il ébaucha le firent grimacer de douleur. Il songea aux mains douces d'Angélique posant des compresses sur ses blessures, et à ce pli léger qu'elle avait entre les sourcils lorsqu'il lui prenait d'examiner une plaie avec attention, comme si celle-ci lui eût parlé face à face et qu'elle eût écouté ses explications.

Il sourit.

« Vite ! Hâtons-nous ! »

Il alla dans le fournil, et à l'odeur qui s'en échappait, jugea du temps qu'il faudrait encore pour que la cuisson des pains soit achevée.

Puis il entra dans un appentis attenant qui devait servir de cuisine d'été. L'hiver, on y entreposait traînes et raquettes, bottes et gants fourrés, bonnets, lourdes casaques de peau ou cabans de grosse laine.

Il choisit une traîne, large, longue et solide, déjà harnachée de ses rênes, une paire de raquettes de rechange. Il entrouvrit la porte de la cabane et vit l'arrière-cour encombrée de neige avec un terre-plein déblayé devant la maison. Le remblai de neige, ourlé de clair de lune, projetait son ombre jusqu'au seuil. Il disposa la traîne au-dehors, sortit aussi la paire de raquettes.

Il revint à l'intérieur et alla ouvrir la remise aux provisions.

Il agissait sans bruit aucun, le pas si léger et les gestes si adroits qu'un Indien même n'aurait pu le surprendre.

Du magasin, il ramena des sacs de farine de froment, du blé d'Inde, des boîtes de pruneaux et d'écorces confites de citrons verts, du riz de folle-avoine, de la mélasse, des pains de sucre, du sel, des pots de conserves de graisse d'oie, des haricots, des courges séchées, et toutes sortes d'herbes.

Il se rendit dans la sacristie de la chapelle et prit quelque chose dans un des placards. Il revint dans la maison. Il se déplaçait avec une telle célérité évanescente qu'il semblait qu'il ne pouvait laisser aucune trace ni sur la neige, ni sur la terre battue des magasins et des caves, ni sur les planchers de l'habitation. Toute la ruse corporelle de l'Indien était en lui.

Il cherchait encore un objet qu'il trouva enfin dans un petit coffre de la grande salle, et, avant de s'éloigner, il mit quelques cendres sur le feu afin de l'étouffer. Le produit de ses rapines avait été solidement arrimé sur la traîne.

En dernier lieu, il retourna au fournil et ouvrit le four pour y prendre les pains qui étaient bien levés et que l'on pouvait considérer comme cuits. Il les prit tous, et les transporta un à un sur la traîne. Il les tenait sur son cœur avec volupté, se réchauffant de leur chaleur brûlante et se disant que ce parfum de boulange était bien le parfum le plus grisant de la Terre pour un être affamé.

Un instant, il craignit que cet encens généreux de la plus noble nourriture des hommes, le pain, ne parvînt aux narines des religieux endormis. Dans l'air glacé, les effluves s'élevaient comme une offrande sacrée.

Il jeta sur les miches fumantes une couverture de traite, et une fois encore serra et boucla des liens. Puis il chaussa ses raquettes, enfila à ses épaules les harnais de la traîne, et se mit en marche à travers la cour.

Il ne ressentait plus rien, ni douleur, ni fatigue. Il n'était qu'un corps en mouvement, et la lueur crue du clair de lune lui fut indifférente. Arrivé à la porte de la palissade, il retira habilement les diverses chevillettes, tourna la clé de la forte serrure qu'ils avaient placée pour décourager les voleurs la nuit, et commença de s'avancer vers la plaine.

Peu après, il se retourna. Au revers du coteau, la mission, déjà à demi ensevelie sous des masses de neige, commençait de disparaître à ses yeux. La petite croix du clocher brillait encore, en filigrane argenté sur le ciel d'un bleu sombre et vide, car, sous l'effet de l'éclat de la lune ou d'un léger brouillard, on n'y voyait briller aucune étoile.

En contrebas, il y avait les wigwams des Indiens, Wapanogs et Wonolancets, amoncelés en taupinières, d'où montait une nappe stagnante de fumée. Mais peu de lueurs brillaient. Au cœur de la nuit, on ménageait le bois.

Les bruits étaient étouffés, comme la vie elle-même, non seulement par l'hiver, mais par la misère et l'angoisse de la défaite, l'interrogation du lendemain comme une infinie pesanteur qu'on ne pourrait plus jamais repousser, rejeter.

Des enfants pleuraient, des chiens aboyaient, des vieillards toussaient. Cela s'entendait à peine. C'était fort menu, fort lointain, comme un rêve.

Il regarda vers le sud-est, et vit au-dessus des montagnes éclairées de lune, une barre noire qui montait lentement. La tempête. C'était vers elle qu'il allait.

La neige effacerait ses traces.

Personne ne pourrait le poursuivre.

Ils ne songèrent pas à le poursuivre.

*****

– Où sont donc passés tous les pains de la seconde fournée ? s'écria le frère Adrien, lorsque, déçus de n'avoir pas vu leur hôte à la messe, les deux religieux se rendirent dans la pièce commune et que le convers ouvrit la porte du four.

Désorienté, il regardait autour de lui et ne discernait plus nulle trace de celui qui, la veille au soir, avait frappé à leur porte et demandé l'hospitalité.

– Avons-nous rêvé ? Était-ce un revenant ?...

– Un revenant ne vole pas trois sacs de farine de fleur de froment, autant de maïs et la moitié de notre réserve de pruneaux, fit remarquer le père de Lambert après avoir mené une rapide inspection au magasin de vivres.

– Allons voir s'il n'a pas volé autre chose, dit le frère tout chagrin.

– Que voulez-vous qu'il vole d'autre ?... de la nourriture, c'est ce qu'il voulait.

– Il a pris la traîne.

– Pour porter son butin.

Le père ne voulait pas signaler qu'il avait remarqué la disparition d'une soutane et d'un missel.

Durant la nuit, la tempête les avait effleurés. À l'aube, des nuées sombres étaient passées au-dessus de la mission, une neige tourbillonnante était tombée mais ce n'était qu'avant-garde préludant à de plus sévères chutes qui ne sauraient tarder. Dans le tapis mince et velouté de neige fraîche, la piste de la traîne et des raquettes était encore visible. Ils la suivirent jusqu'au-delà de la palissade et restèrent à regarder vers les lointains dans la direction dangereuse du sud-est inhabité, vers lequel s'en était allé l'inconnu. La tempête continuait d'avancer et promettait d'être farouche. La neige recouvrirait les traces du voleur, sinon lui-même et ses larcins, ensevelis.

– Pourquoi pleurez-vous, mon frère ? s'enquit le père profès. Allons ! Allons ! Pour quelques livres de farine volées. Et il nous en a laissé à notre suffisance.

– Ce n'est pas pour cela que je pleure, dit le convers. Que m'importe le vol...

Des larmes coulaient sur ses joues paysannes, sans qu'il pût les retenir, mais c'étaient des larmes suaves.

– Je pleure parce que je me souviens de notre veillée hier soir. Comme nous étions bien lorsqu'il était assis parmi nous, partageant notre repas et que nous parlions ensemble. Quelle lumière ! Ô père, ne l'avez-vous pas remarquée ?

– En effet, dit le père, songeur. Il y eut comme une clarté autour de lui et une sérénité en nous et autour de nous.

– Je ne me souviens plus de rien d'autre. Ni de ses paroles, ni des sujets de nos entretiens, je me souviens seulement que ses yeux étaient bleus comme le ciel, et que nos cœurs étaient pleins de joie.

Chapitre 65

Depuis déjà plusieurs miles, il avait repris ses bonds déments. Une panique qui, à chaque pas, s'enflait, lui tordait les entrailles.

« Oranda ! Oranda ! »

Depuis plusieurs miles, il aurait dû percevoir au loin cette trace de fumée qui ne peut se confondre avec les traînées de brumes pour un œil exercé, et qui l'aurait averti de l'approche de Wapassou.

Cette trace de vie dans le paysage mort, il se brûlait les yeux à la découvrir derrière les fentes du masque de cuir indien qu'il s'était fabriqué afin de moins souffrir de la réverbération.

Déjà, estimait-il en flairant le vent, il aurait dû percevoir l'odeur de fumée, si ténue serait-elle, diluée dans l'air glacé.

Rien. Et une mortelle appréhension le submergeait. Il s'arrêtait, et se tordait les mains. Puis repartait, volait par-dessus les fondrières, avalant, sans la voir, la piste blanche, entraîné par le rythme de ses raquettes frappant la neige et le bruit de sa respiration sifflante.

Trop tard ! Là-bas, au fond de l'impavide horizon translucide et glacé était la Punition !...

« Qu'ai-je fait ? se disait-il. J'ai voulu sa mort, j'ai voulu sa destruction... À travers elle, je voulais détruire la Femme. Dieu, pourquoi as-tu laissé une telle folie s'emparer de moi ? Je voulais Te servir... Je ne pensais pas qu'elle était si fragile, et si gaie, et si tendre. Je n'ai pas pensé aux petits enfants. Comme si je n'avais jamais su que derrière toute femme il y a des enfants. Ô Seigneur, pourquoi m'as-tu fait naître parmi les démons ? Pourquoi as-tu abreuvé mon enfance de sang ?... »