Il fit halte.
L'atroce était devant lui. Ses yeux pleuraient de douleur derrière le masque de cuir car il distinguait le fortin de Wapassou. Mais aucun filet de fumée ne s'élevait au-dessus du toit à demi enfoui sous les neiges.
Nul mouvement.
Jamais il n'avait éprouvé de sa vie un choc aussi terrible.
« ILS SONT MORTS ! ILS SONT MORTS ! »
Il se lança sur la pente en jetant des cris et des appels hagards.
– Me voici, mes petits enfants !... Me voici, j'arrive ! J'arrive !... Je vais vous préparer une bonne sagamité...
Il faillit se rompre le cou en tombant dans la tranchée avec son chargement.
Il se relevait, se ruait sur la lourde porte. Elle n'était que poussée et céda, battant mollement sur le vide et le silence.
Empêtré de ses raquettes qu'il n'avait pas ôtées, il demeurait sur le seuil, clignant de ses yeux blessés, afin de s'habituer à la pénombre. Il distinguait peu à peu, avec stupeur, les trois enfants très emmitouflés, mais qui, au milieu de la pièce, jouaient tranquillement aux osselets.
– Où est votre mère ?
– Maman dort ! répondirent-ils avec un geste vers la chambre.
Et ils se remirent avec gravité à faire tinter leurs osselets sur le plancher de gros bois.
Encore haletant de sa course, il pensait :
« Elle est morte ! Et les enfants prennent son immobilité et son silence pour un profond sommeil. »
À pas titubants, tremblant de tous ses membres, il gagna la pièce du fond et entra.
Elle était assise devant l'âtre éteint et dormait en effet, dans une attitude abandonnée qui trahissait une grande fatigue.
La lueur d'un soleil blafard venant de la petite imposte devant laquelle la neige avait été dégagée, jaunissait son visage déjà très pâle, et là encore, avec un tressaillement, il crut qu'elle était morte.
Il toucha ses mains, ses joues. Elles étaient glacées, mais il perçut le mouvement léger de sa respiration.
À genoux sur la pierre de l'âtre, il commença de briser des brindilles puis de rassembler branches et bûchettes pour allumer le feu.
– Me voici, mes petits enfants, marmonnait-il, je suis là maintenant... Je vais vous préparer une bonne sagamité... très chaude, avec des airelles... Je suis là... Je vous apporte la vie...
Ce fut le craquement des flammes qui réveilla Angélique et elle se dressa avec un sursaut d'effroi, car, sentant qu'elle allait perdre conscience, elle avait évité d'allumer le feu, craignant d'y tomber, ou de ne pouvoir le surveiller, ou que les enfants n'entreprennent de jouer avec, dans la bonne intention de l'entretenir.
Elle était si fatiguée.
Elle vit le voyageur à genoux devant elle, guettant son regard.
– Pourquoi n'avez-vous pas allumé le feu ? s'écria-t-il. J'ai cru mourir de douleur en n'apercevant aucune fumée au-dessus du toit.
Elle dit que les heures du jour lui ayant paru chaudes, elle avait préféré laisser tomber le feu pour économiser un peu de la provision de bois. Ils étaient sortis avec les enfants, il fallait profiter de ce soleil. Ensuite...
Il posa son front sur ses genoux, et elle voyait entre ses cheveux drus la tonsure comme une hostie blanche.
– Ô Seigneur ! murmura-t-il. Ô Seigneur ! Quelle douleur !... J'arrive à temps.
Alors elle lui avoua comme une faute que, depuis quelques jours, la fièvre ne la quittait pas. Avait-elle pris froid, ou était-elle victime d'une atteinte de malaria ?
– Je suis là, maintenant. Je vous rapporte aussi des cédrats confits, des pruneaux et toutes sortes de fruits séchés, dû riz de folle-avoine, du miel, de la mélasse...
Il accrochait le chaudron à la crémaillère, versait l'eau.
– Pourquoi, étant fiévreuse, ne vous êtes-vous pas réchauffée en vous étendant sous des couvertures ?
Elle lui expliqua qu'elle avait craint d'être entraînée dans les délires de la fièvre.
Étant assise, elle veillait.
Il comprit qu'elle ne savait plus depuis combien de jours il était parti, qu'elle n'avait plus trouvé de forces que pour les gestes essentiels des soins à donner aux enfants, qu'elle avait cessé d'espérer son retour... qu'elle ne tenait plus qu'en se répétant : « Ne t'endors pas... »
Elle regardait autour d'elle avec désolation.
– Excusez-moi, je n'ai pas balayé et rangé depuis longtemps. C'est une vraie porcherie.
Avec beaucoup de précautions, il l'enleva dans ses bras et la porta sur le lit.
– Je suis là maintenant. Je vous prends en charge.
Il l'étendit et la recouvrit avec soin.
– Le temps d'aller ramener à l'ordre ces petits piliers de tripot qui font des paris au jeu des osselets dans la grande salle, et je vous montrerai nos richesses. Ensuite, je vous mijoterai une soupe digne de ma tante Nenibush.
Mais elle détourna la tête en murmurant qu'elle n'avait pas faim.
En dépit de ses dénégations, elle put avaler quelques cuillerées du brouet.
Le fortin de Wapassou signait un nouveau bail avec la survivance.
Elle avait pris froid en essayant de trouver des tripes de roche et de l'écorce d'épinette pour Gloriandre. Elle en avait trouvé et avait pu faire boire une tisane à la petite qui se sentait déjà mieux.
– Femme de peu de foi, dit-il, ne m'étais-je pas engagé à vous maintenir tous en vie d'une façon ou d'une autre ? Jusqu'à mon retour, quand vous persuaderez-vous que le plus précieux de nous-même est invisible ? Vous semblez mépriser ces « pouvoirs » dont vous êtes pourtant si abondamment pourvue, et ne faire confiance qu'à vos actes. C'est là un défaut féminin, un défaut de ménagère. Le Christ l'a dénoncé en rendant visite à Marthe et Marie. Les femmes ne se sentent en paix avec leur conscience que si elles prouvent leur utilité, et apportent de façon souvent excessive la justification de leur existence.
Soit, dit-elle, elle avait eu tort de ne pas rester à l'attendre, les bras croisés, comme une lampe allumée qui veille. Ce n'était pas dans son tempérament. Et malgré ses remontrances, elle ne se corrigerait pas de si tôt.
Mais, blottie sous ses couvertures, les paupières baissées sur une martelante migraine, elle convint que c'était une des voluptés de la vie que de s'abandonner à la maladie, en rejetant toutes responsabilités sur quelqu'un d'autre.
Maintenant que le Souffle de l'Oranda avait permis au jésuite d'accomplir la randonnée du salut, le combat contre l'hiver pouvait reprendre.
Il rangea les roues de pain sur les étagères, le long des murs de la chambre et de la grande salle, là où était leur place de réserves. Et quand il n'y en aurait plus, on boulangerait. On ferait gonfler du bon pain dans le four, de ce pain qui est, par excellence, la nourriture des Français, mets vital et riche, né pourtant de si peu de choses, de l'eau, du sel, un peu de ferment et de la farine. Farine de fleur de froment, miracle des moissons, issue du grain plus précieux que de l'or. Pain, vin. Du vin, il y en avait peu à la mission. Rien que du vin de messe. Il le leur avait laissé. Par contre, il ramenait une provision d'eau-de-vie.
Et aussi de la chandelle. Mais les chandelles, on les ménagerait. Les chandelles peuvent être d'ultimes ressources pour corser de la sagamité brûlante mais parfois trop clairette vers la fin des hivernages.
On ne les allumerait que pour les fêtes. Bientôt serait la Sainte-Honorine.
– Nous ferons un gâteau en l'honneur de votre grande sœur et nous prierons pour elle.
Dans la nuit, elle l'entendit délirer. Elle ouvrit les yeux et aperçut au mur les roues de pain de la mission Saint-Joseph, rangées comme des faces bonasses qui veillaient sur elle.
Il était donc revenu ? Mais où était-il ?
En réalité, elle n'avait jamais cru qu'il reviendrait.
Elle avait subi son départ comme une mort, et cela avait plus influé sur sa santé que les privations.
Il était étendu devant la pierre de la cheminée, enroulé dans une couverture.
Encore faible, mais se sentant mieux, elle alla s'agenouiller près de lui. Il dormait d'un sommeil fébrile et marmonnait des phrases sans suite. À ce voyageur qui revenait d'avoir traversé le Tartare glacé de l'Enfer, elle n'avait offert que des plaintes et aucune hospitalité. Elle avait pourtant eu le temps de se dire qu'il avait l'air d'un spectre. C'était tout juste s'il n'était pas encore plus affreux que lorsqu'elle l'avait trouvé cousu dans son linceul de cuir. La peau blême sous la barbe hirsute, le nez bleuâtre, les yeux enfoncés dans l'ombre du capuchon, un squelette sous sa défroque gelée par sa sueur dans la course, et maintenant humide, irritant ses plaies, un revenant...
Comment avait-il pu exécuter un tel exploit, fournir un tel effort ?
Elle le réveilla doucement.
– Venez vous mettre au chaud, dans le lit. Je parie que vos blessures se sont rouvertes, et que vous n'avez pas même avalé un bol de bouillon. Ah ! Nous faisons une belle paire à nous deux !...
Mais à eux deux se relayant, ils continueraient à faire reculer la mort.
Chapitre 66
Quelques jours plus tard, il lui fit part de la mort de celle qu'entre eux ils continuaient d'appeler Ambroisine de Maudribourg. Il avait surpris la nouvelle dans les propos échangés par les deux jésuites de la mission Saint-Joseph.
L'épouse du nouveau gouverneur, en visite officielle à Montréal s'étant écartée dans sa promenade, avait été victime, à l'automne, d'une étrange agression.
– Elle est morte ! Une bête sauvage l'a dévorée.
– Ce n'est pas la première fois.
– Cette fois, c'est la bonne, murmura-t-il.
Sur cette agression, les avis de la colonie, fort secouée par les conditions horribles de cet attentat sans précédent dans les annales, demeuraient partagés. Les uns parlaient d'une bête sauvage qui l'aurait mise en pièces, les autres, d'une attaque d'un parti d'Iroquois sournoisement rôdant en cette fin d'été.
– Avez-vous des détails ? Ce n'est pas courant qu'une dame de qualité se fasse attaquer par une bête sauvage en l'île de Montréal, bien peuplée.
– Madame de Gorrestat était allée se promener à la brune, vers la pointe du Moulin, tout à l'extrémité ouest de l'île. Seule. Malgré la réputation de piété et de vertu qu'elle s'était déjà méritée, il y eut certaines mauvaises langues pour chuchoter qu'elle y avait un rendez-vous galant.
– Toujours la même ambiguïté quand on parle d'ELLE. Les uns sont innocents et veulent croire à son charme, les autres savent et se taisent et ne parlent qu'après. Elle s'est donc éloignée seule vers la pointe du Moulin. Et ensuite ?
L'ancien compagnon d'enfance d'Ambroisine eut un sourire sardonique.
– Et l'Archange était là ! Et le monstre !...
– Qu'a-t-on vu ?
– Rien ! Ni personne ! Aucunes traces alentour, ni de pas, ni de pattes... sauf, chuchote-t-on, de griffes sur l'écorce d'un arbre... Mais, rien. S'il y eut traces, elles furent effacées. Ce qui habilita par la suite la thèse d'une attaque d'Indiens, car pour effacer des traces avec tant de talent, il fallait être un esprit ou un habitué des bois. Il fallait bien donner à M. de Gorrestat de quoi alimenter sa douleur et son désir de représailles. On sut le persuader que la mort de sa femme était due à un parti d'Iroquois, et, bien qu'à l'évidence, d'après ses blessures, celle-ci ait été plutôt victime d'une bête féroce, ce qui aussi ne laissait pas, malgré tout, de paraître invraisemblable si près de la ville, l'époux effondré et qui n'avait pas eu le courage de regarder le corps, puisa la force de faire face à son épreuve dans un brûlant désir de vengeance.
« Un chef huron vint proposer « une chaudière », c'est-à-dire une expédition de guerre. L'armée, les seigneurs canadiens et les alliés sauvages se mirent en branle. Pour justifier ce déploiement de navires et de canots chargés d'armes vers le lac Champlain, on eut recours à la ruse. Le nouveau gouverneur envoya une convocation aux Principaux des Cinq-Nations, souhaitant les rencontrer et leur offrir festin pour les honorer. Les Iroquois qui regrettaient de n'avoir pas été au pawa de Fort-Frontenac à Cataracoui, comme chaque année, se rendirent à l'invite du nouvel Onontio. Au cours du repas, les Principaux furent enlevés et chargés de chaînes, et depuis dirigés sur Québec d'où on les enverra ramer sur les galères du roi.
« Seuls Outtaké, qui était en expédition au loin, et, l'on croit, Tahontaghète échappèrent.
« L'armée continua en direction de la Vallée des Cinq-Lacs. Mais l'hiver, surgissant brusquement et avec une sévérité sans égale, les troupes durent rebrousser chemin, non sans pertes. Ils se sont retirés dans les forts et les comptoirs de traites, et reprendront la campagne au printemps.
"La victoire d’Angélique" отзывы
Отзывы читателей о книге "La victoire d’Angélique". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La victoire d’Angélique" друзьям в соцсетях.