Son intense pouvoir de concentration n'était pas sans donner à des cœurs jaloux une impression de mise à l'écart et elle n'avait jamais été sans inquiétude lorsque son intérêt, par exemple, se portait sur la gent féminine.
Pour l'instant, c'était le roi. Tout serait mené magistralement, Sebastien d'Orgeval pouvait en être convaincu.
Elle s'amusait lorsque ce dernier insistait sur le fait que M. de Peyrac devait aussi préparer avec le plus grand soin leur installation au Royaume de France.
– Vous ne devez avoir à souffrir d'aucun inconfort ! Vous devez pouvoir profiter de tous les agréments que votre fortune vous permet et que la capitale et le royaume mettent à votre disposition. Il vous faudra une nombreuse domesticité, dévouée, efficace, pas de tracas domestiques, carrosses, beaux attelages. Aux murs de vos hôtels et de vos résidences campagnardes, de beaux tableaux, de riches tapisseries, des meubles, des objets à aimer, la soie, le velours pour vous vêtir, des bijoux pour vous parer.
– Rassurez-vous, lui disait-elle, mon cher directeur de conscience. Si mon époux souhaite mon retour en Europe et décide de m'y attendre, tout sera prêt et rien ne manquera. Pas un bibelot, pas une parure, rien de ce qui peut me rendre le goût de l'existence et m'aider à trouver l'oubli de ce que j'ai perdu.
Quatorzième partie
La fin de l'hiver
Chapitre 69
Elle le surprit à examiner les armes. bien entretenues, enveloppées de chiffons gras, elles n'avaient pas souffert. Il y avait abondance de munitions.
La fin de l'hiver, c'était le retour des hommes. Il gardait le souvenir de ce qu'il avait surpris à la mission Saint-Joseph. Dès que le dégel serait amorcé et que rivières, fleuves et lacs auraient été dégagés des glaces, M. de Gorrestat et son armée reprendraient campagne contre les Iroquois.
– Ils sont à pied d'œuvre et en place. Ils encercleront les bourgades et les brûleront. Il se peut que ce soit la fin de l'Iroquoisie. Mais je les connais. Outtaké s'échappera encore. Il emmènera avec lui tous les survivants. En vain, les poursuivra-t-on ! Car ils auront disparu de la surface de la Terre.
– Que voulez-vous dire ?
– Disparu ! répéta-t-il avec un geste de la main qui effaçait. Je veux dire qu'ils seront rendus invisibles.
Et comme elle attendait la suite, intriguée, il consentit à en dire un peu plus.
– Je ne veux pas dire qu'ils seront morts. Ils reparaîtront.
– Je ne nie pas le merveilleux en bien des phénomènes, mais en celui-ci, je pense qu'il doit y avoir une explication matérielle que vous allez me donner. Soit, père d'Orgeval, n'a-t-on pas dit que vous aussi voliez dans les airs !... et pouviez vous rendre invisible. Cependant...
Mais il sourit à peine, plongé en de profondes réflexions.
– J'ai mon idée là-dessus, et vous avez raison. Dès que leurs poursuivants se seront retirés, il resurgiront à la surface de la terre et... non loin d'ici.
Il connaissait par cœur tous les secrets de l'immense région de rocs et de broussailles de forêts sauvages creusées de lacs, striées de failles profondes, infranchissables sur des lieues, boursouflées de montagnes en vagues successives qui en barraient l'accès, qu'on appelait selon les bannières, le Maine ou l'Acadie, inextricables, incivilisables, qui ne pouvaient s'ouvrir que pour quelques fous sautant les rapides, ou connaissant les verrous secrets des précipices, ou l'entrelacs mystérieux de pistes anciennes, d'une ligne de crêtes à l'autre.
C'était de la folie d'y avoir amené des chevaux. C'était de l'utopie de la part de M. de Peyrac, lançait-il parfois avec dérision, d'avoir envisagé que l'on pourrait un jour y tracer des routes, qu'on parviendrait un jour à joindre le nord et le sud, l'Atlantique et le Saint-Laurent, en le traversant.
Les deux tiers de la France. Un désert. Les peuples nomades eux-mêmes ne s'y groupaient pas. Car c'était un pan de désert impénétrable, une araignée, oui, une araignée et la complication et l'engluement de sa toile, hiver comme été. Il fallait être Canadien ou Abénakis pour s'y risquer, ou alors appartenir à un parti de guerre iroquois en expédition vers les côtes.
– Par où passeront-ils ?
– Je crois le savoir.
Mais il ne disait rien de plus.
– Alors, si vous êtes persuadé qu'ils vont surgir et non loin, il faut fuir, mon père.
Il opposa à son insistance un visage soudain morne.
– Pour quelle vie ?... Pour quelle existence ? Pour quelle œuvre ?
– Votre vie.
– Elle ne m'intéresse plus... Elle ne peut me promettre qu'errance et solitude. Je ne me sens pas fait pour être ermite. L'anachorète le plus isolé appartient, jusque dans sa solitude, à une communauté choisie par lui. Ceux qui, comme lui, ont entendu l'appel du désert, qui professent le goût de la même austérité, et surtout des mêmes disciplines mystiques. L'ermite se relie à ses frères d'espèce, prie le même Dieu, médite sur les mêmes vérités. J'en ai pris conscience au cours de nos conversations. Il n'y a plus de communauté pour moi.
– Nous serons votre communauté. Nous ne vous abandonnerons pas. Même au fond des déserts... Il y en a de très bien, vous savez ! dit-elle, en essayant de sourire et d'alléger leurs propos.
– Oh ! Je le sais. En Dauphiné... par exemple... La France est riche de ces lieux de recueillement. Il y a de beaux vallons qui incitent à la prière. Il y a des chartreuses, il y a des abbayes, des grottes, auprès d'eaux murmurantes... Mais ce n'est pas l'Amérique. Mon Amérique.
– Quelques capucins ermites ont trouvé où dresser leur oratoire du côté de la rivière Saint-Jean ou de l'isthme de Chignectou. Je connais l'un d'eux. Et l'on m'a dit que dans le Maryland, qui est l'État catholique des possessions anglaises, des moines cherchaient refuge. De toute façon, où que vous soyez, nous serons reliés à vous.
Il était tenté. Moins par la perspective de cette existence, vide malgré tout, qu'il lui fallait envisager car aucune lumière, aucune lampe ne pourrait remplacer en lui celle de sa vocation religieuse qui y avait brûlé si longtemps, mais plus par cette peur dont elle savait qu'il continuait d'être habité à l'idée de retomber entre les mains de l'Iroquois et qui l'encourageait à partir vers d'autres lieux.
Devinant, aux jours qui passaient, le relâchement du cercle de glace de l'hiver, voyant la Terre renaître à des signes invisibles, ils s'encourageaient mutuellement à émerger de l'inertie de la mort dans laquelle les plongeaient le froid et l'obscurité encore régnants, à imiter la courageuse et constante Mère du genre humain, cette Terre qui, de la nudité et des ravages de l'hiver, ne refusait pas, elle, de refleurir.
– Dès que le printemps sera là, disait-il, que de travail pour nettoyer la place ! On compte les barrières cassées, les toits crevés, les sentiers coupés, les objets perdus que la neige envolée vous rend... et les corps. Il y a un irrésistible courant à tout recommencer, n'est-ce pas ?
– Combien vais-je en compter, de corps ? En est-il resté sous les décombres de Wapassou ?... C'est ce que m'apportera le printemps.
– Non, affirma-t-il. Pas de morts. Vos hérétiques de tous poils dont vous me parlez avec tant de tendresse : vos huguenots, vos quakers, vos « loullars » anglais, vos « pauvres de Lyon », la pire secte française avant même les Cathares, ces « vaudois » dont on parlait comme du diable dans nos montagnes, vous verrez, ils ne sont pas morts... Vous les retrouverez, et vous les sauverez encore.
Il souriait, voyant que ses paroles atteignaient leur but, et que déjà l'ardeur que lui inspirait la perspective de se débattre pour le salut de ses amis, lui ramenait du rose aux joues.
– Vous pouvez tout, Madame. Le roi est à vos pieds. Que dis-je ? Le sceptre du roi est entre vos mains. Le souverain qui, déjà, gouverne la moitié de l'Europe et une partie du Nouveau Monde, vous écoute et, par son influence mieux que par les armes, vous pourrez agir et faire le bien. Aussi, vous vous devez de surmonter votre fatigue et de guérir. Il n'y a plus que quelques jours à franchir qui nous séparent encore du salut : le printemps.
– Soit. Mais alors, me laisserez-vous vous sauver ? Écouterez-vous mes avis qui vous recommandent de vous éloigner à temps ?
Le jésuite détourna les yeux et secoua doucement la tête.
– Outtaké m'a dit : « Je reviendrai, je me suis promis de manger ton cœur. Tu me le dois, Robe Noire. »
– Folie ! Ne vous laissez pas gagner par la folie des Sauvages. Vous disiez vous-même qu'il ne faut pas essayer de les comprendre, ni de perdre la raison à suivre les méandres de leurs pensées.
– Outtaké m'a dit : « Tu me le dois, Robe Noire ». N'es-tu pas venu de l'autre côté de l'océan, jusqu'à nous, pour cela ?
Elle protesta avec fougue.
– Non ! Non ! Une fois !... Deux fois !... C'en est assez ! Vous avez payé votre tribut à votre vocation. Fuyez ! Gagnez la Baie Française. Nous vous y rejoindrons. Je vous trouverai un refuge. Je vous cacherai dans un lieu sûr.
– Je ne peux vous laisser seule avec les enfants.
– Je me sens mieux maintenant. Je vous en fais promesse. Partez et n'attendez plus.
– Ne pensez donc pas tout le temps à me mettre dehors. La saison des tempêtes et des chutes de neige n'est pas close. Ce n'est pas pour moi que je crains. Guérissez ! Vous guérirez plus vite si vous ne vous tourmentez pas, ni pour moi, ni pour personne. Ne craignez rien. Je saurai bien juger le moment où je pourrai m'éloigner en toute quiétude.
Angélique ne protestait plus. Il avait raison. La nuit était encore profonde. La huit de l'hiver qui fait les jours si courts, les réduisant certaines fois à une grise traversée de quelques heures, ouatée de neige tombante ou zébrée de rafales cinglantes.
Alors, il vint à la pensée d'Angélique qu'il fallait retenir ces heures, qui seraient les heures dernières de l'hiver et, comme il le lui recommandait, de cesser de se tourmenter pour en goûter la richesse et le charme.
*****
Les travaux de la journée accomplis, le jésuite s'asseyait devant le feu, Angélique était dans son lit avec les enfants et leurs jouets contre elle, et ils recommençaient à parler à bâtons rompus, puis à s'entretenir plus longuement.
Il revenait moins sur le passé, et parlait surtout de sa vie de missionnaire, de ses expériences parmi les tribus.
– Elles survivront, disait-il, elles se prolongeront, mais par la rencontre des éléments les plus forts en elles avec ce que nous avons de plus fort en nous. Outtaké sait ce qu'il veut dire quand il me prévient : « Je veux manger ton cœur ».
« La nature broie ceux qui s'opposent à sa marche. Elle condamne ceux qui refusent de suivre son torrent impétueux. Disparaîtront ceux qui ne veulent pas entendre, car sa voix est celle de la Création elle-même. Or, la Création est une lente naissance, une lente mise au monde, une lente incarnation de la puissance divine qui se trouve instillée, insufflée dans les merveilles du monde. Nul peuple et nulle idéologie ne peuvent la refuser car cette force est aveugle et irrésistible. Elle sait ce qu'elle fait. Cruellement parfois.
« Des peuples disparaissent pour avoir refusé l'avance. L'évolution de la Création est notre devoir. Nous ne le savons pas. Nous nous croyons maîtres d'elle. Plus loin, toujours plus loin. Les hommes peuvent arriver à la destruction. Jamais à la destruction complète avant l'heure. C'est l'achèvement de la Création que nous poursuivons. Tous les esprits en sont dépositaires, si humbles soient-ils, comme ces petits enfants. Chacun apporte sa brindille, son fagot, à ce grand feu qui ne consume pas, mais engendre.
– Un feu aussi vous attendra, si vous prononcez de telles paroles en chaire, dit Angélique qui s'était laissée transporter par son éloquence et se retrouvait tout à coup dans leur pauvre cabane, et plus chétives créatures encore, de se comparer à des vues si grandioses.
– Et pourtant, toutes les oreilles humaines peuvent être ouvertes pour les entendre. Mais « ils ont des yeux et ne voient pas. Ils ont des oreilles et n'entendent pas ». Derrière ce mot, la Nature, impérative, dominatrice, inéluctable, ils ne voient pas que c'est la face de Dieu qui s'embusque. Et si je dis Dieu, ils ne comprendront pas. Ils verront leur idole. Ils ne verront pas, ne concevront pas l'immense aventure des mondes dans laquelle chaque homme, avec toute l'humanité, est entraîné. Ce sont leurs petits soucis, leurs petites affaires qui les captivent.
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