Certes ce visage tant aimé portait la trace d'épreuves indicibles, mais il était évident qu'elle les avait traversées et dominées sans vouloir abandonner rien d'elle-même, ni de son énergie, ni de sa vitalité de cœur.

– Et l'homme ? répéta-t-elle.

– Quel homme ?

– Celui que vous avez aperçu de l'autre côté du lac et qui s'est enfui ?

Elle le fixait de ce regard clair qui s'agrandissait et dont s'accentuait la couleur verte, limpide et rare, dont il avait appris le pouvoir, dont il avait analysé qu'en cet instant elle vous ravissait l'âme, dans le sens plus proche encore du mot ravir, lorsqu'il signifie s'emparer, que de ravir : enchanter. Mais l'enchantement s'y mêlait aussi. Un homme sous ce regard n'avait plus aucune échappatoire.

Il détourna la tête.

– Eh bien, nous te l'avons dit ! répliqua-t-il, retrouvant le tutoiement, dans son trouble qui le livrait à elle, malgré toutes les rudes et rigides barrières que le gouverneur Colin Paturel avait voulu élever entre eux. Nous l'avons aperçu, cet homme de l'autre côté du lac, et il s'est enfui.

« Ensuite, sur nos gardes, nous avons contourné le lac que nous ne pouvions traverser, et nous sommes parvenus un peu en contrebas du fortin... Et alors...

– Et alors ?...

– Alors, à ce moment, les Iroquois débouchèrent de la forêt, vers l'ouest, Outtaké à leur tête. Je vis le chef Mohawk courir vers moi à une allure folle, le tomahawk brandi. Il me cria :

« – Celui que je cherche est là. Vous l'avez laissé échapper !...

« Je protestai avec vigueur, mais jamais je ne fus si près d'avoir le crâne fendu, sans avoir eu seulement le temps de porter la main à la crosse de mon pistolet, ni pour mes compagnons celui d'épauler... S'il ne s'était arrêté aussi brutalement à quelques pas de moi, j'étais mort. Mais il s'arrêta. Et il tendit le doigt vers le sommet de la colline.

Levant les yeux, nous aperçûmes une Robe Noire. Un jésuite se tenait là-haut, immobile comme une apparition. Nous attendions qu'elle s'effaçât. Mais il se mit à descendre vers nous d'un pas tranquille, tandis que nous restions tous en arrêt, Blancs et sauvages également médusés, et nous demandant quelles intentions cachaient son audace. Il tenait d'une main sa croix pectorale, la présentant à nos regards, et, quand il fut proche, je vis qu'il y avait au centre du crucifix une pierre rouge qui brillait.

Le jésuite alla droit à Outtaké et lui dit :

– Me voici.

– Et ils s'en saisirent, murmura Martial.

Angélique restait pétrifiée, écoutant décroître en elle l'écho d'un coup de ce gong solennel : « Ils s'en saisirent ».

– Colin, qu'en ont-ils fait ? Qu'en ont-ils fait ?

Il détournait la tête.

Ils l'avaient emmené, raconta-t-il, vers le vallon. Puis leur chef était monté jusqu'aux ruines de Wapassou et en avait rapporté un pieu de palissade noirci. L'ayant planté en terre, ils y avaient attaché le jésuite, après l'avoir dépouillé de ses vêtements, et ils avaient entrepris de le supplicier.

Angélique sursauta et se dressa d'un bond.

– Mène-moi vers eux !

Colin la retint alors que, debout contre lui, elle vacillait.

Avec véhémence, il lui jeta toutes les paroles qui lui tournaient dans la tête depuis leur arrivée. Car il la connaissait, et il aurait souhaité maintenant qu'elle eût dormi plus longtemps.

– Je t'en supplie, Angélique ! Assez de risques ! Assez de folies ! N'avons-nous pas déjà assez obtenu du ciel en vous retrouvant toi et tes enfants, vivants !... Nous devons partir le plus tôt possible. Profiter de ce qu'ils sont... occupés.

– Laisse-moi ! Tu ne peux pas savoir. Je ne supporterai pas qu'il retombe entre leurs mains. Conduis-moi jusqu'à eux !...

– Angélique, c'est notre massacre que tu veux ? Tu sais comment ils sont avec leurs prisonniers. Leurs coutumes sont sacrées. Ils ne supporteront pas que des Blancs s'en mêlent. Et quand bien même nous essayerions... Il faudra tuer tout le monde. Nous ne sommes pas en force, te dis-je ! Nous ne pouvons intervenir...

– Vous ? Peut-être. Mais moi, si. Ils ne me font pas peur... Si je pouvais marcher seule, j'irais seule. Aide-moi. Aide-moi à marcher.

– Angélique, pour l'amour du ciel, je ne serai sûr de ta vie que lorsque je t'aurai ramenée au rivage. Quel front présenter à ton époux, si tu n'es plus en vie. Ce cauchemar m'a hanté. Tu décides de notre mort ! Pense à lui !

Elle eut une brève hésitation.

– Joffrey le ferait !

Elle s'élança soudain, oubliant de mettre ses souliers. Elle se sentait plus légère pieds nus, pour courir. Courir !...

Elle entendit Martial, le jeune huguenot de La Rochelle, crier avec désespoir.

– Pourquoi, pourquoi, Dame Angélique ?... Ce n'est qu'un jésuite... Un de nos pires ennemis...

« Ah ! Laissez-moi tranquille, avec vos pires ennemis !... » pensa-t-elle.

Mais elle n'eut pas la force de leur jeter sa riposte. Elle traversa, sans les voir, sans les saluer, une haie de personnes. Plus tard, cela lui reviendrait, le choc intérieur de distinguer l'espace désert qui n'avait cessé de les environner, soudain comblé de présences.

Le vertige la fit tituber dans le soleil brutal. Colin la rejoignit, l'entoura de son bras et la soutint dans sa marche, renonçant à la retenir.

Cette fois, elle était pieds nus sur le tapis mordoré des herbes écrasées, à peine libérées par le dégel. Elle allait dans sa pauvre vieille jupe qui l'avait accompagnée tout l'hivernage, elle avait un aspect de revenante, mais son regard ne les trompa pas. Tous, qui la virent apparaître comme sortie d'un tombeau, la reconnurent. C'était bien elle, et elle n'avait rien d'une mourante.

Colin la soutenait, mais c'était elle qui l'entraînait, se dirigeant vers ce vallon où était rassemblée la masse sombre et emplumée des Iroquois et d'où s'élevait, poussés vers eux par un vent serein, l'odeur de fumée et un bourdonnement incessant de tambour.

Sur un signe de Colin, plusieurs des hommes de Gouldsboro, dont le grand Siriki, leur emboîtèrent le pas, tenant leurs mousquets, tandis que d'autres allaient se poster aux alentours du fortin et sur sa plate-forme, prêts à toute éventualité. Mais personne ne voulait rentrer à l'intérieur et le groupe, avec les enfants dans les bras, resta de loin à regarder.

– Tu ne peux pas comprendre, Colin, murmurait Angélique tout en avançant. Pas deux fois ! Pas trois fois !... Je ne peux pas laisser faire ça.

Ses pieds ne touchaient pas terre. C'était la seule force de Colin qui la soutenait et la portait de l'avant, d'où sa sensation qu'elle avait de faire du surplace, comme dans les mauvais rêves où une force contraire vous cloue au sol.

Et devant elle, les longues, longues et lointaines montagnes des Appalaches se déroulaient sur un ciel pâle, avec des coulées plus vertes dans les vallées.

Une vierge et superbe nature s'était réveillée, et si farouche et si tendre que les ruines noircies de Wapassou au revers de la grande prairie, dominant le lac, à la corne du bois, semblaient belles.

On entendait se rapprocher le bruit des tambours. L'odeur de feu et de chair brûlée se faisait plus intense et c'est vers cela que tendait son effort. Son cerveau était comme vide... une prière y grelottait :

« Mon Dieu, faites que... faites que... je n'arrive pas trop tard !... Le wampum... je n'ai plus le wampum... »

Là-bas !... Le cœur de l'Amérique qui rôtit sa propre chair, la dévore pour survivre.

Elle aurait voulu courir, et entraîner Colin.

– Je t'en prie, ne te détruis pas, suppliait-il. Vois, tu es faible. Tu vas tomber.

Il craignait maintenant, pour l'avoir sentie si fragile en son corps amaigri, qu'elle ne succombât à cette crise de force surhumaine.

Mais elle ne l'écoutait pas. Son cœur à elle aussi brûlait... De révolte et de détresse. De révolte et de détresse impuissantes... jusqu'à la fin des temps.

Colin ne pouvait pas savoir. C'était trop long à raconter... C'était impossible à raconter... Mais il lui fallait parvenir là-bas.

Enfin, elle y parvint !

Et elle le vit aussitôt.

Une silhouette de chair nue, maigre et misérable, attachée au poteau parmi les danses syncopées de quelques « jongleurs », et les fumées des braises à ses pieds, un homme blanc environné du ballet horrifiant des haches incandescentes qui faisaient grésiller la peau de ses cuisses sur laquelle elles passaient et repassaient, des couteaux qui lentement, savamment, découpaient de petites lanières sur sa poitrine.

Elle ne vit d'abord que cela, et dut s'arrêter pour retenir le cri qui lui venait aux lèvres et reprendre souffle.

Trop tard !... Elle arrivait trop tard !...

Mais en regardant à nouveau en direction du supplicié, elle vit qu'il avait la tête droite et les yeux tournés vers le ciel.

Son silence n'était pas celui de la mort, mais celui de l'héroïsme.

Tout devint différent. Tout reprit sa place. Elle put s'avancer à nouveau, rapide, pleine d'énergie et d'espérance.

– Outtaké ! Outtakéwatha ! Donne-moi sa vie !

Elle allait seule, lançant son appel d'une voix haute et claire.

– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi sa vie !...

Il tourna vers elle sa face, le dieu rouge, le dieu tutélaire de l'Amérique, et parmi les taches bariolées de ses peintures de guerre, son regard était fiévreux. Son cimier dressé et ses pendants d'oreilles frémissaient. Il se rapprocha de quelques pas, tandis qu'elle faisait halte. Il ne paraissait pas surpris de la voir là, mais son expression demeura menaçante. Un long silence s'établit.

– Jusqu'à quand me demanderas-tu des vies ? jeta-t-il enfin, avec humeur. Je t'ai donné la tienne et celle de tes enfants. N'est-ce pas assez ?... Jusqu'à quand t'acharneras-tu à sauver ceux qui te rejettent ou ceux qui veulent ta perte ? Que t'importe ce jésuite ? Pourquoi veux-tu sauver sa vie ? C'était ton ennemi. Je te l'ai envoyé pour que tu l'achèves. Je te l'ai envoyé pour que tu l'achèves, insista-t-il en s'animant, de tes ongles, à la manière des femmes. Et tu ne l'as pas fait. Je te méprise. Tu as contrevenu aux lois de la justice.

– Je n'ai pas à obéir à tes lois. Je viens d'une autre contrée, et j'ai un autre Dieu pour me juger. Tu le sais fort bien, toi qui as traversé l'océan, Outtaké, dieu des nuages...

Outtaké se mit à aller et venir, s'adressant avec emphase aux troupes iroquoises, massées sur la pente herbeuse, dans un mélange de dialecte mohawk et de français, qu'il parlait fort bien, quoique avec cet accent criard qui venait de la prononciation de gorge sans presque de mouvement des lèvres.

– Vous l'entendez ?... C'est moi qui la comble de bienfaits et c'est elle qui me dicte des ordres.

Il continua de se démener avec une mimique qui signifiait qu'il étouffait d'indignation, et des gestes de dérision exprimant que toute sa raison était dépassée par l'inconscience des êtres, et surtout des Blancs, et surtout des femmes !...

Puis se figeant subitement, son expression changea et devint d'une gravité solennelle. Sa face matachiée parut se changer en pierre, ses yeux de jais immobiles dans leurs orbites étirées, lancèrent d'étranges éclairs.

Il tendit le bras vers Angélique d'un geste lent et hiératique, qui demeura raidi comme celui d'une statue.

Les mots qui tombèrent de sa bouche eurent comme une résonance éternelle.

– Regardez ! Voici une femme folle au service d'un dieu fou. Et cela est de valeur.,. Elle est folle mais elle est fidèle à son dieu, qui a dit cette parole insensée : « Pardonnez à vos ennemis. » Une femme aussi folle que son dieu : la voici. Elle, au moins, son cœur est droit et elle va son chemin sans bifurquer. Elle a sauvé l'Anglais malade et l'Iroquois blessé, le pirate français abattu, et la Robe Noire mourante. Et elle vient crier : « Rends-lui la vie ! Rends-lui la vie... »

Sa pose changea quelque peu, les mouvements de son bras se firent à la fois accusateurs et lyriques.

– Oui, tu es bien cela... Tu ne dévies pas de ta route, Kawa, étoile fixe, et que pouvons-nous contre l'étoile qui est placée au centre du ciel et montre toujours la même direction ?... La suivre ! Dans la nuit de nos âmes, dans la nuit de nos cœurs... Ah ! Tu brilles, et tu nous égares pourtant...

– Je ne vous égare pas.

– Si !... tu m'as trompé. Je te l'ai envoyé pour que tu l'achèves.

– Non ! Tu savais que je ne l'achèverais pas... La preuve en est, c'est que tu lui as dit, avant de l'envoyer : « Je reviendrai te chercher et je dévorerai ton cœur. »