Soudain, enfin, la pendule du temps avait sonné. Un coup. Et ce fut la fin des jours sans fin.

Les portes de glace s'étaient rompues. Des hommes avaient surgi.

Elle pouvait croire que rien ne s'était passé. Ou peu de choses. Rien que quelque chose de très simple et de très naturel dans la vie des hommes. Quelques mois d'hiver à franchir.

« Tout prend fin !... tout recommence », disait-il.

Elle aurait pu croire qu'elle l'avait rêvé. Un fantôme l'accompagnant de sa force pour l'aider à parvenir à l'autre bout du tunnel. Elle aurait pu croire qu'il n'avait pas existé, s'il n'y avait pas eu ce crucifix, toujours là, qu'elle apercevait avec sa petite étincelle rouge qui s'allumait aux lueurs du feu.

– Colin, ne m'as-tu pas dit que lorsque le jésuite est venu vers vous, il avait au cou son crucifix qu'il présentait ?...

– Si fait... Mais au moment où les Sauvages se sont saisis de lui, il l'a ôté et me l'a tendu. Et il m'a dit de façon très courtoise, mais très ferme :

« – Monsieur, je vous prie, ayez la bonté de remettre ce saint objet sur l'auvent de la cheminée, dans la chambre où, en ce moment, Mme de Peyrac sommeille. Elle vient d'être fort malade, mais la voici hors de danger. Je veux qu'à son réveil, elle aperçoive ce crucifix à sa place accoutumée.

« Il me cria de loin alors qu'on l'entraînait :

« – Montez vite vers le fort. Les petits enfants sont seuls !...

Angélique se mit à rire au milieu de ses larmes.

– ... Il était autoritaire !... Il était maniaque !... Oh ! Vraiment pour ces détails, il était maniaque comme une femme !... Pourquoi ai-je dormi ?

Elle pleura encore, mais plus doucement.

– Pourquoi ai-je dormi ? Pourquoi si longtemps ? Si j'avais été éveillée au moment où vous arriviez, suivis des Iroquois, il aurait eu le temps de s'enfuir.

– Je ne crois pas qu'il le voulait, dit Colin.

Chapitre 73

Plus tard elle ôta ses vêtements encore tachés du sang du martyr et pénétrés de l'odeur de fumée, de l'odeur de l'hiver, de l'odeur des longs mois passés dans les ténèbres.

Elle souhaitait pleurer encore, mais quand elle se trouva revêtue de linge et de vêtements frais, non usés, et qu'elle reconnut dans les plis de la jupe, du caraco et du fichu, le parfum discret de son amie Abigaël, une euphorie bienfaisante la gagna.

Bientôt elle serait près de sa douce amie à se laisser entourer par elle d'attentions, à écouter la mer battre les rivages de Gouldsboro en attendant que surgissent les voiles du navire qui ramènerait Joffrey.

Abigaël avait songé à tout. Même à joindre à ses envois un sachet d'écorces de quinquina apporté par Shapleigh.

Elle glissa dans le sommeil, apaisée. Elle sut qu'elle dormait quand le visage du jésuite vint se pencher sur le sien. Ses yeux étaient bleus et il n'y avait aucune brèche noire dans le sourire de ses belles dents qu'elle n'avait pas eu le temps de réparer. Elle crut qu'il allait lui dire : « Il y a un orignal dehors !... Levez-vous. » Mais il se contenta de lui chuchoter : « Et Honorine ? » avec un clin d'œil complice, comme pour lui rappeler un secret entre eux, et qu'ils avaient encore une œuvre commune à mener à bien.

Ce rappel tira Angélique de son demi-sommeil avec un cri.

– C'est vrai ! Honorine !... Je sais pourquoi je ne veux pas quitter Wapassou, dit-elle à Colin qu'elle aperçut, veillant toujours à son chevet. Je dois y attendre Honorine. Elle ne sait pas que Wapassou a brûlé et essaiera de nous rejoindre ici.

Colin Paturel ignorait tout de l'odyssée d'Honorine, et croyait se souvenir que l'enfant était en pension, chez les religieuses à Montréal. Mais, voyant Angélique s'agiter, il lui affirma qu'ils resteraient à Wapassou aussi longtemps qu'il le faudrait pour attendre Honorine, se promettant de la raisonner le jour venu. Pour le moment, la nuit était encore profonde. Il fallait dormir, insista-t-il.

Combien elle était faible, nerveuse et diaphane ! se disait-il, en la regardant repartir dans le sommeil, comme sous le coup d'une défaillance, mais toujours indomptable.

Colin Paturel s'agenouilla près d'elle et posa ses lèvres sur la main abandonnée.

– Merci ! Merci mon agneau ! lui murmura-t-il. Merci d'avoir sauvé le bonheur de nos vies en surmontant ta mort...

La seconde phase de son repos, un peu avant l'aube, fut pour Angélique plus troublée. « Les Iroquois ! Les Iroquois, répétait-elle, poursuivant une pensée qui la fuyait mais qui, à la fin, se précisa. Les Iroquois, mais ce sont eux, au moins certains d'entre eux, qui pouvaient me donner des nouvelles d'Honorine... Si elle a passé l'hiver chez une de leurs nations... J'ai oublié de m'informer près d'eux... »

Elle s'éveilla en s'écriant : Les Iroquois. Elle était seule cette fois, dans une chambre ensoleillée. On l'avait laissée dormir, malgré le jour venu.

Fâchée contre elle-même, elle se jeta hors de sa couche, toutes ses forces ranimées.

– Les Iroquois sont-ils encore dans les parages ?

– Oui ! Fort bruyants et désagréables pour notre malheur, ils continuent de palabrer et de se quereller au fond du vallon.

– Dieu merci !...

Elle lui expliqua qu'il fallait immédiatement ou les joindre ou les convoquer car, par eux seuls, elle pouvait espérer obtenir des nouvelles d'Honorine. Sans essayer de la distraire de son idée fixe, Colin put aussitôt lui donner satisfaction. Point n'était besoin de les convoquer. Les Iroquois montaient vers eux. Outtaké s'était fait annoncer avec les siens pour l'heure prochaine.

En sortant, Angélique aperçut le grand fauteuil de bois qui avait été porté dehors.

– Le messager du Mohawk a recommandé de sa part qu'on te prépare un siège afin que tu puisses écouter, sans fatigue, sa harangue qu'il compte nous adresser avant de prendre congé de nous et qui sera longue.

Angélique prit place dans le fauteuil préparé pour elle, en hochant la tête avec résignation.

« Ces Indiens, je ne les comprendrai jamais !... »

Dans l'esplanade, son regard embrassait la perspective de Wapassou, qui lui parut plus déserte encore que dans les premiers jours où ils y étaient arrivés, en caravane, des années auparavant, pour rejoindre déjà au fond de ce terrier les quatre mineurs qui avaient commencé d'y travailler.

À gauche, elle distinguait une partie du lac d'Argent, miroitant au soleil comme s'il avait oublié que sur sa plaine blanche elle avait couru, pourchassée par les loups, en traînant un cadavre d'orignal.

Au loin, dans la combe verdoyante du vallon, la foule brune des Iroquois s'agitait et leurs démarches et allées et venues, pouvaient laisser envisager qu'ils se préparaient au départ.

– S'ils montent sans armes, il faudra que nos sentinelles dissimulent les leurs, recommanda Angélique à Colin.

Elle demanda que les deux jeunes gens qui s'étaient chargés de veiller sur Raimon-Roger et Gloriandre, vinssent se placer à ses côtés avec les petits. Ses deux rejetons, elle en était persuadée, ne manqueraient pas d'être intéressés par le spectacle bariolé d'une délégation iroquoise, mais ce n'est pas pour cela qu'elle prenait cette mesure, qui souleva autour d'elle des murmures de désapprobation. Elle expliqua à ceux qui s'inquiétaient que la vue des enfants flattait les Indiens et surtout les farouches Iroquois, leur prouvant qu'ils n'inspiraient pas de crainte et qu'on les recevait en amis de la famille.

À part quelques hommes du groupe qui avaient couru les bois pour la fourrure, ou qui avaient eu l'occasion d'habiter dans des villages des frontières, la plupart de ceux qui étaient venus des rivages se porter à leur secours nourrissaient un solide préjugé de méfiance vis-à-vis des Indiens de l'intérieur, plus encore envers les Iroquois, très redoutés, et dont les partis de guerre venaient de fort loin, semer la panique chez les Algonquins de l'est.

Angélique restait calme. Pour sa part, elle ne redoutait rien. Elle redoutait seulement de perdre patience. Ou de se laisser gagner par l'impatience durant le discours, dans son attente de recevoir quelques nouvelles de sa fille. Elle avait hâte d'interroger Outtaké. Par lui. elle obtiendrait peut-être une indication, quelqu'un qui l'aurait vue, aperçue, qui sait ?... aurait parlé avec l'enfant, et qui lui rendrait l'espoir, en lui assurant qu'elle était toujours en vie, malgré les guerres, les épidémies et la famine. Elle devrait donc attendre sans nervosité la fin de sa harangue.

Une petite main se posa sur la sienne, qui reposait sur l'accoudoir du fauteuil.

– Moi aussi, je suis là, lui dit Charles-Henri lui rappelant sa présence d'une voix gentille.

Angélique l'entoura de son bras et le serra sur son cœur.

– Oui, toi aussi, tu es mon fils, mon vaillant petit compagnon. Tu vas te tenir debout près de moi et m'aider à recevoir le chef des Cinq-Nations. Garde ta main sur la mienne et tiens-toi droit comme un fier soldat que tu es.

Qu'allait-il lui demander encore, Outtaké ? L'impossible... ou peut-être rien. Avec lui, on pouvait s'attendre à tout.

– Voici notre théâtreux qui s'avance, dit-elle à Colin, qui se tenait derrière elle et qu'elle devinait plus tendu et moins à l'aise que s'il avait eu à prendre d'assaut toute une flotte de pirates des Caraïbes.

Mais pour sa part, avec le petit Charles-Henri à ses côtés, elle les regardait venir sans frayeur, et presque sans rancune. Ils portaient à leur ceinture leurs petites hachettes de combat et leurs tomahawks de pierre rouge ou blanche. Ils avaient laissé leurs mousquets dans le vallon, et Angélique fit signe aux porteurs de mousquets qui se tenaient la mèche prête, d'aller se dissimuler derrière la maison ou dans les broussailles alentour.

Les chefs principaux des Cinq-Nations s'arrêtèrent à quelques pas de son fauteuil, avec derrière eux la masse de guerriers assemblés.

Un soleil pâle, un soleil encore froid d'hiver les éclairait.

Malgré leur harnachement de plumes et de fourrures, de pointes de porc-épic dans leurs cheveux dressés, de colliers de dents d'ours, de bracelets de duvets teints en rouge, ils étaient maigres, aussi maigres que des loups affamés. Leur chair lui parut blafarde sous la résille bleutée de leurs tatouages. Elle ignorait qu'ils avaient vécu cachés de longs jours dans les ténèbres de la Terre, en traversant, sur plusieurs lieues, les méandres de grottes et de rivières souterraines.

L'homélie d'Outtaké, contrairement à l'avis qu'il en avait donné, fut de courte durée. Mais, bien qu'il en choisît avec soin, dans son français châtié, les mots, ce fut un discours difficile à saisir. Chaque parole en portait une autre et allait plus loin, telles les lignes superposées des montagnes.

Plus tard, elle s'en souviendrait comme une main effleurant les cordes d'une harpe, et dont les sons lui seraient parvenus amplifiés par l'écho, et l'écho de l'écho.

Pourtant, il commença par parler en toute simplicité de sa querelle avec Hiyatgou.

– L'un de nous devrait être mort. C'est la loi. Et nous voici devant toi en vie, tous deux. Ce qui veut dire, Kawa : Il a été de ton dernier combat comme de mon combat avec Hiyatgou : pas de vainqueur, pas de vaincu. C'est le combat qui ne décide rien. Parce qu'en fait, il n'y avait pas d'ennemi et il n'y avait pas de guerre. Seulement un précipice, et un pont qui manquait pour se rejoindre. Mais la clause est secrète et il faut se cacher de ceux qui ne voient pas le pont et qui ne comprennent pas pourquoi nous l'avons franchi.

« Ticonderoga m'a fait faire des choses bien étranges dès que je l'ai vu. Il tordait mon être à l'intérieur comme une peau dans l'eau de la rivière. Il obligea ma raison à penser un peu à côté de son chemin habituel, ce qui est une douleur et un danger, mais peut mener au pont.

« Toi, tu étais l'esprit flottant de Ticonderoga. Lui se tenait à la terre, lourd du poids de sa science, et toi, tu courais en avant, légère et invisible pour me happer. Je l'ai su quand je vous ai vus à Katarunk, après le feu. Deux et unis, et d'une telle force. C'est ce qu'a dit la Robe Noire. « Unis on ne peut les abattre. Il faut les séparer ».

Où, quand, Sébastien d'Orgeval avait-il expliqué cela au chef des Cinq-Nations ?... Sans doute, jamais. Outtaké l'avait peut-être entendu en songe...

– Mais Ticonderoga n'est plus là, et toi tu vas partir. Me voici obligé de marcher encore un peu à côté de mon chemin si je ne veux pas tout perdre. Et voici pourquoi Hiyatgou est en vie... Voici pourquoi je l'ai épargné, fit-il, jetant un regard provocant au chef des Onondagas.