« Un seul mot encore que j'ai besoin d'entendre de ta bouche, Kawa. Assure-moi, assure-moi que celui qui est mort hier ne reviendra pas pour nous détruire...

– Comment peux-tu douter ? fit-elle, surprise de lire sur ses traits impassibles une réelle anxiété. Tu es averti de ces choses mieux que moi-même.

– La faim et la défaite ont affaibli la clarté de mes presciences. Autant Ticonderoga me fortifiait, autant Hatskon-Ontsi troublait et affaiblissait mes jugements.

– Tu parles au passé. Tu te donnes la réponse à toi-même, Outtaké. Il n'y a ni vaincu, ni vainqueur, disais-tu, parce qu'il n'y a jamais eu d'ennemi. Toi qui as mangé son cœur, tu sais maintenant de quel amour il vous aimait...

– Ne va-t-il pas s'employer à aider ses frères de race, les Français, contre nous ?

– Non ! Les Français n'ont pas autant besoin de lui que vous autres, Iroquois des Cinq-Nations, et c'était pour vous qu'il était venu. Je te le dis parce qu'il me l'a dit et que je le sens ainsi. Il est venu pour demeurer avec vous. Encore un peu de temps, et il se glissera parmi vous. Je sais que toi surtout, tu le sentiras toujours présent pour t'aider dans ta tâche et combattre à tes côtés.

– Veux-tu dire qu'il aura découvert la justice de notre cause et l'horrible trahison dont nos ennemis nous accablent ? interrogea le Mohawk, ses prunelles noires laissant miroiter une étincelle de joie et de triomphe.

Angélique ferma les yeux. À l'image de Wapassou détruit, l'Amérique qu'ils laissaient derrière eux lui apparaissait comme un champ de ruines, une terre brûlée, une terre qui se dévorerait elle-même jusqu'à ce que les surgeons aux racines les plus robustes réussissent à se maintenir et à dominer le chaos.

Elle n'était pas en état de jeter sur l'avenir un regard optimiste, mais devait lui répondre et lui rendre confiance.

– Il aura découvert que tu as mérité de l'avoir à tes côtés pour te soutenir et te conseiller jusqu'au bout de tes jours, répondit-elle avec fermeté, mais en soulevant ses paupières avec peine.

Ce bref instant où elle avait fermé les yeux pour réfléchir, elle avait cru qu'elle allait s'évanouir ou pour le moins s'endormir tant elle était fatiguée, mais elle savait que même blessés ou menacés comme ils l'étaient présentement, les Sauvages, et surtout son interlocuteur, étaient capables de reculer leur départ et de minimiser le danger qui les guettait, afin de poursuivre une discussion « de valeur », montrant, à présenter et réfuter les arguments de leur défense et de leurs attaques, une endurance qui pourrait les mener jusqu'au soir.

– Crois-tu vraiment, recommença Outtaké, rassemblant son souffle, pour une longue période...

Les paupières d'Angélique étaient retombées. Elle les rouvrit avec vaillance et fut surprise de voir le chef des Cinq-Nations incliné devant elle et lui présentant sur ses deux paumes une mince lanière de cuir enfilée de perles de koris blanches, noires et mauves.

– Je t'offre cette branche de porcelaines, dit-il. C'est tout ce qu'il me reste du trésor de guerre des Mohawks que les Français appellent Agniers. Garde-le en signe de mon alliance éternelle, et celui-là, ne le perds pas.

– Mais, je n'ai pas perdu le wampum des Mères des Cinq-Nations que tu m'envoyas lors de notre premier hivernage ici, protesta Angélique. Il a disparu dans l'incendie de Wapassou. Peut-être, si l'on fouillait les décombres, le retrouverait-on ?

– Les mères sont mortes qui te l'avaient envoyé, dit Outtaké d'une voix creuse, et le wampum qu'elles avaient tissé de leurs mains est enseveli sous les cendres. Ainsi vont les signes.

Il se recula de quelques pas, laissant le brin de coquillages enfilés sur les genoux d'Angélique.

– Et maintenant, j'ai à te donner des nouvelles de ta fille dont le nom est imprononçable, et que nous autres, Iroquois, nous nommons Nuée Rouge, fit-il d'un ton volontairement neutre et mesuré.

Mais son regard pétilla de malice, se réjouissant à l'avance de ce qu'il allait déclencher par ces paroles chez une aussi impulsive Française que celle qu'il avait sous les yeux et qui, si bien s'efforçait-elle de respecter les manières pondérées des Indiens, restait soumises au sang bouillonnant et anarchique de la race des visages-pâles sans éducation.

Cela ne manqua pas.

Angélique poussa une exclamation de joie, et son expression dolente fit place à l'excitation la plus éveillée du monde.

– Honorine ! Ma fille Honorine ! Tu sais quelque chose d'elle ?... Tu sais où elle est ? Ah ! Diable de Mohawk ! Pourquoi te taisais-tu ? Pourquoi ne pas me le dire aussitôt ?

– Parce qu'ensuite tu n'aurais plus rien écouté des discours que j'avais à te faire. Tu n'aurais plus apporté la moindre attention aux paroles très importantes que j'avais à te communiquer avant de te quitter, et peut-être ne plus te revoir jamais, et je tenais à m'adresser à une personne aux oreilles ouvertes. Tu n'aurais même pas remarqué, je te connais, fit-il avec un grand geste désabusé, que je t'offrais mon unique branche de porcelaines en signe d'alliance éternelle, Ô, mère que tu es ! Ô, Femme ! Femme ! Femme que tu es, car tu es trois fois femme, par la lune et par les étoiles. Il y a des femmes qui peuvent se souvenir de l'homme qu'elles furent dans un autre cycle, et trouver les mots ou attitudes qui ne choquent point la dignité de celui qui s'adresse à elle, mais toi, tu as toujours été trop femme pour t'en préoccuper...

– Parle ! s'écria Angélique, en se cramponnant des deux mains aux accoudoirs de son fauteuil.

Si elle avait eu à faire à Piksarett, elle se serait dressée pour le secouer par ses tresses d'honneur.

– Parle ! Je t'en supplie, Outtaké ! Dis-moi tout ce que tu sais d'elle, et ne me fais pas languir ou je te promets que je vais me souvenir que je fus moi aussi un guerrier qui maniait le coutelas mieux que toi-même, et qui te l'a fait comprendre un soir près de la source, et ceci n'arriva pas dans une vie antérieure.

Outtaké éclata de rire, imité par ses compagnons qui ne comprenaient qu'à demi l'allusion, mais appréciaient l'animation de la scène.

Puis, se calmant :

– Soit ! Je te dirai tout ce que je sais d'elle. Je te dirai d'abord ce que je sais d'elle de certitude.

– Où est-elle ? Est-elle vivante ? L'as-tu rencontrée ?...

Le Mohawk prit un air offusqué.

– Rencontrée ? Que dis-tu ? Mais tous les mois d'hiver elle partagea la vie d'une famille dans la longue maison de l'Ohtara du Chevreuil aux Oneiouts, et tous les jours, moi qui me rendais au Conseil de la Fédération comme chef des Cinq-Nations, je la vis et devisai avec elle, jusqu'au jour où, maudit soit-il, le nouvel Onontio de Québec mena à nouveau ses troupes jusqu'à notre vallée des Cinq-Lacs, et brûla la bourgade de Touansho malgré ses fortes palissades après un effrayant combat.

« C'est pourquoi, je ne peux répondre de certitude à ta première question : Où est-elle ?... Ni à la seconde : Est-elle vivante ?... Car, tu l'ignores peut-être, presque toute la population de cette bourgade a péri, sauf les quelques misérables que je pus entraîner avec moi et soustraire par mon habileté à la fureur vengeresse des Français et de leurs damnés Hurons, et de ces chiens d'Abénakis. Tout ce que je peux dire de certitude, c'est qu'elle ne fut pas parmi nous.

Il suspendait d'un geste le mouvement désespéré d'Angélique.

– Je sais qu'un certain nombre de femmes et d'enfants iroquois, m'a-t-on dit, ont été emmenés par les Français jusqu'aux missions de Saint-Joseph ou de Quinte près du Fort-Frontenac, mais je ne peux pas te dire de certitude si elle se trouvait parmi eux.

Voilant son visage de ses mains pour dissimuler ses traits, Angélique refusait d'envisager que l'enfant eût péri dans les flammes des villages incendiés. C'était impossible. Il fallait donc souhaiter qu'Honorine se trouvât entre les mains des Français, ses compatriotes, que ceux-ci la ramèneraient à mère Bourgeoys ou à son oncle et sa tante du Loup.

Outtaké éleva le bras avec solennité, comme pour réclamer du ciel l'inspiration et, des personnes présentes, la plus scrupuleuse attention.

– Et maintenant, je vais te dire ce que je sais d'elle, Nuée Rouge, par voyance.

Il ferma les yeux et se prit à sourire.

– Elle arrive ! murmura-t-il. Elle vient vers nous ! Ne te hâte pas de quitter ces lieux, Kawa, car ton enfant se dirige vers le lac d'Argent pour t'y retrouver. Elle est accompagnée... d'un ange !...

Il s'esclaffa derechef, comme s'il avait été le témoin d'une cocasse plaisanterie.

– Ah ! Tu m'écoutes à présent, et sans dormir cette fois !...

Il riait de plus belle, soutenu par l'hilarité de ses guerriers. Ce fut sur ces éclats de franche gaieté suscitée une fois de plus par les expressions interloquées des Blancs, et leurs difficultés à ajouter foi aux révélations si sûres des songes, que les Iroquois s'éloignèrent et se séparèrent de celle qu'ils ne reverraient, sans doute, jamais plus.

Abasourdie par ce qu'Outtaké venait de lui dire, Angélique réalisa trop tard qu'ils s'étaient éclipsés. Et lorsqu'elle voulut au moins faire revenir Outtaké pour lui demander plus de renseignements et prendre mieux congé de lui, on ne trouva plus trace du chef Mohawk, ni de ses compagnons.

– Par grâce, rattrapez-le, supplia-t-elle.

Outtaké n'avait-il pas dit d'Honorine : « Je la voyais tous les jours » ?... Elle aurait voulu le questionner sur sa petite fille perdue au cœur de la si grande Amérique.

Et puis, elle s'avisait qu'à aucun moment elle n'avait songé à le remercier pour les sachets de nourriture qu'il lui avait fait parvenir par l'intermédiaire du jésuite.

– Rattrapez-les !

Mais on ne rattrape pas des Iroquois qui sont repartis à la recherche des fragments errants de leurs tribus afin de les ramener dans la vallée des Ancêtres, et à la recherche de leurs ennemis afin de les exterminer.

Ils s'étaient fondus à travers le vaste paysage de monts, de bois et de gouffres, aux pistes invisibles et intracées.

Et à vrai dire, personne ne se sentait vraiment très empressé de vouloir les rattraper.

Chapitre 74

Cantor tira le canot sur la petite grève, dans un recoin de la rivière, puis, le hissant sur sa tête, le porta jusqu'à un abri de rochers où il le dissimula sous les branches.

– Nous n'irons pas plus loin par l'eau, dit-il. Nous devons aller à pied. Mais si nous marchons bien, nous pourrons être à Wapassou un peu après midi.

L'enfant indien qui l'accompagnait opina de son panache rouge de cheveux hérissés, et se mit en marche docilement derrière lui. Cantor le retenait par un lien à son poignet car l'enfant était à demi aveugle, et au début de leur voyage, à plusieurs reprises, il avait failli le perdre en traversant des forêts trop broussailleuses.

– D'où sortez-vous ce sauvageon ? lui avait demandé l'apothicaire de Fort-Orange, cette nuit-là où, après mille dangers traversés, ils avaient pu dormir à l'abri des remparts de la petite ville anglo-flamande, sur le haut Hudson.

Il avait répondu que c'était un orphelin iroquois, échappé aux massacres et aux épidémies qui avaient accablé la vallée des Mohawks, et qu'il avait recueilli.

Il était difficile d'avouer à ce brave Hollandais qui, très charitable, avait procuré de la pommade pour soigner les yeux du petit « maquas », qu'il s'agissait de sa demi-sœur Honorine de Peyrac.

Honorine, enfin, avait été retrouvée par lui dans un camp de réfugiés du lac Ontario, parmi les femmes et les enfants iroquois que les Français avaient rassemblés là sous la protection des Sulpiciens de Quinte.

M. de Gorrestat, l'intraitable et borné gouverneur dont la Nouvelle-France se trouvait affublé – provisoirement, disait-on, mais c'était comme un cauchemar – n'avait pas attendu la complète fonte des neiges pour lancer à nouveau ses armées contre les Cantons iroquois.

C'est ainsi que Cantor qui, lui aussi, dès les premiers signes du dégel s'était mis en route, non sans encourir le risque d'affronter les dernières et redoutables tempêtes du rigoureux hiver, n'avait trouvé, lorsqu'il se rapprocha des régions où il voulait se mettre en quête de sa jeune sœur, que des bourgades ravagées par les combats, fumant encore des incendies. Il s'affola, se demandant, si elle n'était pas morte, de quel côté s'enquérir.

On disait que les Iroquois avaient « disparu de la surface de la Terre... »

Un contingent des plus braves et des principaux « capitaines » de ces Nations, parmi lesquels l'insaisissable Outtaké, s'était évaporé au moment d'une bataille décisive, et les « voyageurs » et « coureurs de bois » les soupçonnaient de s'être dérobés à la poursuite des Français et de leurs alliés indiens, en plongeant dans les labyrinthes souterrains de grottes dont le long réseau se déroulait invisible sur plusieurs dizaines de miles. Mais nul Blanc n'y avait jamais pénétré. Et la légende courait que l'obscurité y était si profonde qu'un séjour trop prolongé dans ces ténèbres faisait perdre la vue.