Cantor s'occupait des survivants, surtout des femmes et des enfants, parmi lesquels il lui restait un espoir d'obtenir un renseignement sur la fillette Honorine.

Il n'oublierait jamais sa joie, mêlée d'effroi et de compassion, lorsqu'il l'avait enfin rencontrée, un soir, à la lueur des feux, lorsqu'il l'avait tenue dans ses bras, un petit gibier graisseux, maigre à faire peur. Effroi parce qu'il avait failli ne pas la reconnaître sous sa défroque de garçonnet et l'avait tout d'abord repoussée ; alors elle s'était sauvée, et il avait dû parcourir tout ce camp, en lançant leur appel de jadis :

« Honn !... Honn !... »

Compassion, en la découvrant défigurée par les marques de la variole, dont l'épidémie avait commencé par décimer les populations iroquoises, déjà durant l'hiver.

Ne disait-on pas que c'était M. de Gorrestat qui avait eu l'idée de faire introduire des couvertures de traite ayant enveloppé des varioleux parmi les ennemis dont il voulait la perte ?...

Mais l'on disait tant de choses ! Les fléaux s'abattaient sur ces pays sauvages comme l'ouragan. On aurait dit que les intentions avaient des possibilités d'incarnation et de rapidité anormales. Elles se réalisaient plus vite que la pensée. Et d'autre part, l'immobilité de la mort aussi avait pouvoir démesuré de figer toute vie, subitement, sur des centaines et des milliers de lieux, l'emprise du froid interdisant tout mouvement, tout déplacement des êtres pour des mois sur la surface d'un continent.

« Maudit hiver ! » songeait Cantor tandis que, d'un pas alerte, il suivait la ligne de crête des monts hérissés dont la piste mal tracée les menait vers Wapassou.

En Europe, qui pouvait concevoir la puissance du dieu farouche de l'hiver qui les pétrifiait tous, là où il les surprenait ? Et malheur à celui qui cherchait à lui tenir tête. De justesse, les deux frères Lemoyne, qui avaient voulu poursuivre vers la grande mission des jésuites, au Sault-Sainte-Marie, n'avaient pu revenir vers les Objibways sans « s'écarter », que grâce à un feu que Cantor avait fait allumer pour eux, entre deux tempêtes.

Maudit hiver ! Trop précoce, trop long, trop rude, qui ne lui avait pas permis de sauver à temps Honorine. Mais l'aurait-il pu ? Car l'hiver est implacable et les aurait rattrapés n'importe où tous les deux, quand même inexorablement et peut-être loin de tout abri, dans le no man's land du désert blanc.

À Quinte, la tenant dans ses bras, il avait songé :

« Qu'importe ! tu es vivante ! Notre mère te guérira ! »

Bien sa chance, pauvrette ! Elle qui, déjà, n'était pas très adroite, maintenant elle se cognait dans tout, tombait, s'égarait. Elle en abusait, s'était-il dit, retrouvant ses ronchonnements de frère aîné. Il avait dû la porter sur son dos, et avait fini par l'attacher à lui par une ficelle, tandis que, par les fondrières du dégel, la traversée des bourgades iroquoises brûlées, pillées et encombrées de cadavres, le danger des lacs et des rivières dont la glace cédait sous leurs pas, ils entreprenaient le long voyage de retour vers Wapassou.

À Orange, où ils s'étaient offert une nuit de repos sous le confort des couettes hollandaises, Cantor s'était interrogé.

Si l'Hudson avait été dégagé de ses glaces, il eût trouvé plus sûr de continuer son voyage en descendant vers New-York. Puis d'escale en escale, ils seraient remontés sur Gouldsboro. Le périple aurait exigé plusieurs mois.

Mieux valait continuer vers l'est par la sauvagerie des bois.

Il était comme sa sœur. Il éprouvait l'impatience de rentrer à la maison. De rentrer au plus vite chez lui, chez eux. Et la maison, chez eux, c'était Wapassou. C'était le visage et les yeux de leur mère, ses bras ouverts, sa joie de les avoir là, qu'ils ne cessaient d'imaginer, c'était la présence de leur père, son sourire, rare mais si chaleureux, si complice, si entraînant qu'on était prêt à conquérir le monde pour en être digne, en recevoir l'approbation, c'était leurs amis, les Espagnols, les Jonas, c'était le petit frère et la petite sœur qu'il ne connaissait pas, mais dont Honorine ne cessait de lui parler. Elle se demandait comment des bébés de cet âge avaient pu accomplir autant de prouesses dans leurs courtes vies.

Il se retournait, et la regardait marcher derrière lui avec un profond sentiment de bonheur.

Il avait envie de lui dire qu'elle ressemblait à un porc-épic décoiffé, mais il se retenait. Elle était si fière d'être habillée en garçon iroquois.

– Outtaké a dit que j'étais digne d'être un guerrier, et puisqu'il y avait des garçons qu'on autorisait à s'habiller en femmes quand ils ne se sentaient pas de goût pour porter les armes, il n'y avait pas de raison de m'empêcher de m'habiller en garçon puisque je tirais bien à l'arc... C'était bien fait pour ces idiotes de femmes qui voulaient que j'aille ramasser du bois ou chercher l'animal tué par le chasseur, sous prétexte que j'étais une fille.

Parfois l'enfant s'arrêtait. Une crainte s'emparait d'elle.

– Crois-tu qu'elle est morte ? demanda-t-elle un jour.

– Qui ?

– Ma mère qui m'attend à Wapassou.

Elle disait « ma mère » d'un ton possessif, mais Cantor ne s'en formalisait pas. Il niait avec force.

– Non ! Cela n'est pas possible. Elle ne peut pas mourir. Je vais t'expliquer pourquoi. Trop de forces mauvaises se sont liguées contre elle. Et sais-tu alors ce qui arrive dans ces cas-là ?...

– Non !

– Un bien imprévu naît de ce mal intense. C'est une loi, comme dans une opération de transmutation chimique.

Honorine hochait la tête. Depuis son plus jeune âge elle avait entendu discuter autour d'elle de chimie, d'alchimie, et de phénomènes scientifiques.

Elle raconta qu'une nuit d'hiver, aux Cantons iroquois, tandis qu'elle dormait, elle avait vu Angélique mourante, elle s'était élancée en hurlant : « Ma mère se meurt ! Oh ! Faites quelque chose vous autres !... » bouleversant tous les habitants de sa longue maison. On courait d'un cagibi à l'autre en s'informant de la santé de l'Indienne qui l'avait adoptée.

Elle se tut, retrouvant des souvenirs qui s'étaient effacés de sa mémoire depuis qu'elle avait été terrassée par la maladie. Puis elle reprenait ses confidences. Dans le feu rouge de la fièvre, plusieurs fois Angélique était venue la visiter. Et, persuadée que sa mère était près d'elle, elle luttait afin de pouvoir lui parler. Mais quand elle reprenait conscience, elle ne voyait que de tristes visages indiens penchés sur elle et qui secouaient la tête : « Non, ta mère n'est pas là ! » Une vieille Indienne comprit ce qu'il fallait faire pour la maintenir en vie, la petite fille blanche. Elle lui disait : « Bois ce bouillon, et quand tu te réveilleras, ta mère sera là. »

Une fois, elle s'éveilla, guérie. Elle pouvait se lever, aller à la rivière. La vieille Indienne n'était plus là, car elle était morte, et Honorine savait que sa mère n'était jamais venue. Peu après, les Français arrivèrent et se chargèrent des femmes et des enfants survivants.

Aux environs du lac du Saint-Sacrement, Cantor « les » sentit, grouillant autour de lui.

– Ne crie pas ! « Ils » sont partout !...

Il se jeta avec elle derrière un buisson que commençait de voiler d'une résille verdâtre des bourgeons poisseux. Les sous-bois, sous l'effet des premiers signes du printemps, bourgeons, feuilles timides, roulées comme des chenilles, offraient une apparence floue, embrumée, propice à tous les guets-apens.

C'était peut-être un leurre ! La forêt était vide. Non, il n'avait pas rêvé. Levant les yeux, il vit flotter, à demi dans la frange mouillée des brumes basses, une bannière fleurdelisée.

– « Ils » sont partout, derrière chaque arbre !...

Par bonheur, un visage adolescent lui apparut entre les branches, et c'était celui du jeune Ragueneau avec lequel il avait chanté Minuit, chrétiens la nuit de Noël dans la cathédrale de Québec.

Fils du docteur Ragueneau qui, avec ses dix enfants, portait chaque été sa dîme d'un bouquet de fleurs de son jardin aux religieuses de l'Hôtel-Dieu, il avait été engagé parce qu'il jouait du fifre et du tambour.

Précédant l'armée, le roulement des tambours semait l'effroi dans les cœurs iroquois.

L'armée franco-indienne – cent vingt soldats de la métropole, quatre cents réguliers canadiens, et autant d'Indiens des missions, assurant l'avance et les flancs-gardes – suivait l'habituelle piste qui conduisait aux Mohawks et aux Oneidas. « Cette piste était tortueuse, brisée partout, coupée de trous et d'à-pics, traversée par quantité de torrents... »

Pour atteindre le Nord du Maine, Cantor devait traverser cette armée dans sa largeur, comme un fleuve. Le jeune Ragueneau jeta sur ses épaules un dolman blanc cassé, uniforme du célèbre régiment de Carignou. Ainsi vêtu, mêlé à la troupe, et traînant derrière lui son sauvageon aveugle, il s'y mêla plusieurs jours, profita des bivouacs où l'on faisait bonne chère, garnit son havresac d'anguilles fumées, de pemmican et rations de pain.

Puis il s'écarta de la longue coulée guerrière qui se glissait inexorablement vers le sud à la recherche des survivants des Cinq-Nations, quitte à buter contre les premiers habitants des frontières de Nouvelle-Angleterre et à y cueillir scalps et captifs pour se dédommager d'une inutile poursuite.

Continuant vers l'est, ils traversèrent un pays désert, sans hommes, sans bêtes, sans pistes. Ils pénétraient dans le Maine, le vrai Maine, inextricable, où, plusieurs fois par jour, il fallait, pour effectuer quelque avance, descendre au fond des gorges, trouver un gué dans le bouillonnement des torrents ou des chutes d'eau, remonter de l'autre côté la falaise abrupte.

Malgré son habileté et son flair, Cantor se surprenait à tourner en rond parmi les branches d'arbres cassées, à hésiter entre les traces de pistes indigènes, souvent désaffectées, et qui ne menaient nulle part. Les bosquets de Versailles lui avaient fait perdre le sens de ces fourrés-là, songeait-il avec dépit.

Mais les cours d'eau devenaient navigables. Une petite tribu d'Indiens nomades, qui émergeaient de l'hiver comme autant de sarments desséchés, achevait au bord d'une rivière de coudre des canots d'écorce et de les vernir de la résine du sapin baumier.

Les nuits étaient glacées, mais le soleil chaud durant la journée. Les Indiens avaient recueilli la sève sucrée de l'érable, et ils reprenaient des forces à en boire.

Avec les Indiens, le frère et la sœur descendirent la rivière, traversèrent des lacs, franchirent, le canot sur la tête, les saults qui, de marche en marche, les amenaient vers d'autres lacs ou vallées sillonnées de rivières où des wigwams se groupaient, rassemblant les rescapés du froid. Ils amenaient leurs fourrures et discutaient de la direction à prendre pour aller à la traite : soit vers les Français, soit vers les Anglais.

Cantor acheta un canot, et tous deux pagayant continuaient leur randonnée vers l'Est.

Un jour, entre deux nuages d'une journée un peu hivernale, ils aperçurent le sommet encore couvert de neige du mont Kathadin.

Wapassou n'était pas loin.

C'était la dernière étape, par une matinée légère. Encore une heure, deux heures de marche...

Il l'entendit derrière lui pousser des gémissements de chiot et se retourna.

– Fatiguée ?

Il s'étonnait car elle ne s'était jamais plainte des longues marches qu'il lui imposait.

– Elle m'a pris mes boîtes à trésors ! se mit a pleurer Honorine.

Sur le moment, il ne savait de qui elle parlait. C'était si loin déjà : le navire, la poursuite, le coup de grâce, la fin de la Démone. C'était comme si elle n'avait jamais existé ! Il s'étonnait même en pensant qu'il avait vécu à la Cour de France. Il était redevenu un adolescent du Nouveau Monde.

– Elle m'a tout pris, même la dent de cachalot de cosse de châtaigne, et le coquillage que tu m'avais donné...

– Que dis-tu ?

La maladie lui avait laissé une faiblesse dans la gorge et quand elle pleurnichait, elle devenait inintelligible.

– Même la bague de mon père, et la lettre de ma mère, continuait sur un ton d'homélie Honorine dont l'approche de Wapassou devait réveiller les souvenirs.

– C'est peut-être cela qui l'a affaiblie, murmura-t-il songeur.

Ce fut le tour d'Honorine d'essayer de comprendre et d'interroger.

– Que dis-tu ?

– La bague de ton père et la lettre de ta mère, ils lui ont sauté au visage, comprends-tu ? Et après, elle était comme paralysée. Comprends-tu ?

Elle hocha gravement la tête. Et, dans cette pensée, Honorine puiserait consolation pour ses trésors perdus.