Ils l'avaient mordue l'Empoisonneuse, et c'était bien fait !...
– Nous arrivons !... pensa-t-il.
Mais ce n'était plus sous le coup, comme précédemment, d'une impatience enfantine, laquelle pourtant, contenait dans son exultation la même vaste impression de victoire, d'achèvement, d'élargissement infini qu'il venait d'éprouver au moment où il murmura ces mots : « Nous arrivons ! » et où il sentit qu'il englobait tous les siens dans un mouvement nouveau.
La porte s'ouvrait où ils pénétreraient tous ensemble. Tout était immense et lumineux.
« Pour tant de félicité, un jour, dans une abbaye, je chanterai Ta Gloire !... »
L'instant d'après, il était redevenu un jeune coureur de bois, tenant par la main sa sauvageonne de sœur, et contemplant d'un œil déconcerté et vaguement anxieux déjà, l'emplacement de Wapassou qui, de ce belvédère, aurait dû, pensa-t-il aussitôt, lui apparaître plus peuplé et plus animé, en tout cas plus bâti.
On lui avait fait, par lettres, maints récits détaillés, non seulement sur la construction et les aménagements du grand fort, mais sur les habitations entourées de jardins qui avaient essaimé au-delà de la palissade. On lui avait décrit des pacages couverts de troupeaux, les champs labourés, les prairies asséchées, aménagées pour les chevaux.
Il reconnaissait le cadre et ne voyait qu'étendues désertes..., frottées de verdure nouvelle, mais désertes.
Il s'avança encore et découvrit des ruines noircies.
Il ne put empêcher sa main de se crisper autour de celle d'Honorine.
– Qu'y a-t-il, Cantor ? demanda-t-elle.
– Rien, répondit-il, se félicitant qu'elle ne pût distinguer ce spectacle de désolation. Nous arrivons ! Nous allons bientôt apercevoir... la maison.
– Que s'est-il passé ? Où sont-ils tous ?...
Son père, sa mère, les petits jumeaux ! Les Jonas, les Malaprade, les artisans, les soldats ! Son cœur cognait fort dans sa poitrine. C'étaient des coups si douloureux que cela l'empêchait de penser au-delà de ces deux questions taraudantes qui sonnaient dans sa tête à chaque coup.
– Que s'est-il passé ? Où sont-ils tous ? Que s'est-il passé ?... Où sont-ils tous ?...
Il continua d'avancer, et un nouveau pan de paysage se découvrit à ses yeux. Il était tellement assommé, le regard brouillé, qu'il ne reconnut pas tout de suite, accoté à son piton rocheux, l'ancien petit fort, lequel lui était pourtant familier car il y avait passé un hivernage. Peu à peu, il remarqua le mouvement de silhouettes humaines alentour.
« Pas mal de monde à tout prendre, se dit-il. »
Une robe de femme. Sa mère ! Oui ! C'était elle ! Il recommença à respirer, mais de la crainte qu'il avait éprouvée, il en avait les jambes coupées !
Honorine arracha sa main de la sienne et s'élança à la pointe du rocher...
– Ne tombe pas, cria-t-il, effrayé.
Mais le drôle de petit Iroquois, sa face grêlée illuminée de joie, levait les bras vers le soleil.
– Cantor ! Je le vois ! Je le vois !...
– Qui vois-tu ?...
– Le vieil homme sur la montagne ! Je le vois ! Aujourd'hui, je le vois !
Il la rejoignit au bord du précipice, reprit sa main menue dans la sienne.
Tous deux restèrent immobiles, là-haut, encore invisibles aux yeux de ceux qui, plus bas, s'affairaient à réunir les éléments de la caravane, se préparant à prendre le chemin du sud et à quitter les lieux.
Ils étaient là-haut, le frère et sa jeune sœur, et dans la falaise rocheuse que les rayons du soleil frappaient de biais, les ombres et les lumières sculptaient le relief d'une face auguste et paisible.
– Le vois-tu, toi aussi, Cantor ?
– Oui, je le vois, répondit-il. Il nous regarde tous les deux.
– Il nous sourit... Salut, vieil homme de la montagne. Me voici, moi, Honorine. Je suis revenue. Et cette fois, je t'aperçois ! Oh ! Cantor ! Que je suis heureuse ! La vie est belle... la vie est belle !...
– Et tu n'es pas tout à fait aveugle ! Hourrah ! Hourrah ! Viens maintenant !... Nous allons leur causer une de ces surprises.
Il la prit à califourchon sur son dos, et descendit en bondissant de roc en roc, vers Wapassou.
Quinzième partie
Arrivée de Cantor et d'Honorine à Wapassou
Chapitre 75
– Il faut partir, mon amie, disait Colin.
Quatre jours, cinq jours... six jours de grâce !... Angélique avait fini par les obtenir. Mais les derniers délais s'achevaient.
La petite Honorine n'avait pas surgi des bois, accompagnée ou non d'un ange, comme l'avait prédit ce fou d'Outtaké. S'il fallait se fier aux songes des Sauvages, disaient les gens des rivages, plus anxieux de s'éloigner avant qu'apparaissent des partis de guerre d'on ne sait quelle nation, mais contre lesquels ils ne seraient pas en force.
Lymon White, l'Anglais muet, familier de Wapassou, et le père de Charles-Henri, coureur de bois chevronné, vinrent trouver Angélique et Colin Paturel, sous l'inspiration d'un projet qui permettrait de tout concilier. Ils proposaient de rester sur place, logeant dans le fortin. Si jamais les prédictions de l'Iroquois se réalisaient, eh bien, Honorine ne trouverait pas l'endroit désert. Les deux hommes la prendraient en charge et la ramèneraient jusqu'à Gouldsboro.
Malgré cette nouvelle décision, Angélique ne pouvait accepter la sentence.
Partir !... Partir sans retourner la tête.
Tout abandonner !
Jamais elle ne reverrait Wapassou.
« Ô Wapassou ! Est-il interdit de connaître l'Éden sur la Terre ? Mais tu l'as connu, toi. De quoi te plains-tu ?... »
– Regardez les enfants ! Ils savent qu'ils ne reviendront pas...
Le printemps montait comme la mer !... Jamais il n'avait paru si beau, si suave, si plein de fleurs et de chants d'oiseaux.
– Encore un jour ! Attendons encore un jour, suppliait Angélique.
Elle s'irritait de leur hâte à quitter les lieux. Quatre, cinq... six jours de grâce, c'est peu ! Et pourtant, ces jours-là étaient investis d'un pouvoir d'oubli et de renaissance qui comptait pour des années.
Quatre, cinq... six jours, et il n'en fallait pas plus pour que, avec la même célérité que le printemps mettait à envahir de verdure les vallées, s'évapore, fonde, s'efface comme par enchantement, un temps de mort qui avait semblé ne jamais finir...
Il disparaissait lui aussi, le jésuite, bien qu'elle cherchât à le retenir sous l'aiguillon de l'attachement et du remords.
Les premiers soirs, quand elle s'étendait pour la nuit, elle revenait toujours à ce moment qu'il avait vécu et qu'elle n'avait pas vu... parce qu'elle dormait.
Ce moment où, ayant aperçu les premiers hommes apparaissant de l'autre côté du lac, il avait abandonné ses nasses de pêche et avait couru vers le fortin pour la dernière fois. Et, passant près des enfants, il leur avait jeté :
– Demeurez bien sages ! Ne bougez pas. Je reviens.
Il avait été jusqu'à la chambre de Lymon White. Sur son corps décharné, il avait revêtu la Robe Noire... La maudite ! La magnifique !... Il l'avait boutonnée du haut en bas de ses doigts infirmes, mis la ceinture, enfilé le cordon du crucifix à son cou. Puis il était sorti. Et peut-être le petit Charles-Henri, le voyant, lui avait-il crié :
– Mort, où vas-tu ?
Il avait marché sur la prairie, et s'était avancé au-devant des hommes venus pour le faire périr.
Elle s'agitait dans son sommeil, s'adressant des reproches. Car ensuite, elle s'était demandé si elle n'aurait pas pu essayer de le soigner, même scalpé. Les plaies à la tête saignent abondamment, mais peuvent être plus facilement jugulées.
« J'aurais dû... J'aurais dû... »
Elle l'avait laissé saigner dans ses bras, anéantie.
Attendant cette mort.
Espérant cette mort.
Il fallait qu'il meure...
Ah ! Longue, longue mort, que tu es longue à venir parfois, toi qui peux être si soudaine et si brève !
Patient, à son chevet, Colin n'essayait pas de la raisonner, se contentant de lui murmurer des paroles apaisantes et de la recouvrir quand elle se réveillait en pleurs.
Puis, sa santé se fortifiant, son inquiétude pour Honorine prenant le pas sur le drame récent, la vision qui la hantait et qu'elle ne pouvait s'empêcher de revivre point par point se dissipa.
Son sommeil désormais se fit paisible et profond.
Éveillée, le bruit des voix, des altercations, ce mouvement de silhouettes humaines autour d'elle, l'ancraient de nouveau à la terre, sans pour autant la ramener tout à fait parmi eux.
Elle avait changé. Elle ne savait pas encore en quoi. C'était arrivé plusieurs fois dans sa vie, mais jamais avec cette impression de rupture, de dépouillement, comme celle d'une défroque qu'on jette.
Parfois, elle leur en voulait de leurs paroles sensées, de leurs prévisions logiques, de leurs projets matériels et solides qui tournaient autour de ce départ, et surtout de ne pouvoir s'expliquer et communiquer vraiment avec aucun, même avec Colin.
Son esprit, son cœur, son âme, se débattaient comme des oiseaux contre les barreaux d'une cage trop étroite.
Cela la rendait nerveuse, facilement impatiente, ce qu'elle se reprochait.
– Pardonnez-moi, ne cessait-elle de répéter. J'ai eu une parole un peu vive...
Mais ils lui pardonnaient tout, et comme ils n'étaient pas témoins de ses agitations intérieures, ils ne pouvaient que se réjouir, y compris Colin, de la voir retrouver son esprit combatif, et assez de vigueur pour discuter et les contrecarrer lorsqu'ils la pressaient de partir.
En fait, ils s'émerveillaient de la rapidité avec laquelle elle reprenait vie.
Au soleil, ses cheveux, comme sous les mains habiles d'un maître de la coiffure qui les eût nourris d'huiles revivifiantes, reprenaient souplesse et brillance.
Sa pâleur diaphane se fardait de rose aux pommettes, ses lèvres décolorées s'avivaient, l'ombre creuse sous ses yeux n'était plus qu'un cerne tracé d'une estompe savante, de sorte que, dans cette période transitoire qui la menait de la maladie à la santé, elle présentait cette beauté troublante, parce que due aux artifices des femmes qui s'apprêtent pour une nuit de bal.
Les Indiens nomades commençaient d'arriver par petites familles, et ne comprenaient pas : Où étaient le poste, le pain, les rasades de perles colorées ?...
Ils contemplaient le site transformé du Wapassou qu'ils s'étaient habitués à fréquenter, puis, refusant la réalité, ils levaient leurs tipis de peaux sur des perches croisées, ou leurs wigwams arrondis en forme de carapaces de tortues, d'écorces sur les arceaux flexibles. Les fumées lentes des feux, les abois des chiens et les cris des enfants recréaient la trame sonore familière qui annonçait les travaux de l'été.
*****
Le dernier jour consenti s'était écoulé, et ce matin, la caravane se formait devant le fortin.
Angélique en voulait à Colin au point de ne pas lui répondre quand il lui adressait la parole.
Au dernier moment, le signal du départ fut retardé car l'on ne trouvait pas les trois enfants qui avaient profité des préparatifs pour se soustraire à une surveillance contraignante. Ils avaient pris goût de se lancer dans des explorations personnelles. Cependant, ils ne devaient pas être loin.
Tandis qu'on se lançait à leur recherche, les porteurs remirent à terre les charges qu'ils avaient déjà hissées sur leurs épaules.
Les yeux d'Angélique firent le tour de l'horizon de Wapassou.
Soudain, elle ne fut plus triste. Ces monts, ces bois lui avaient confié un secret ineffable. L'oublier, se laisser reprendre par la pesanteur de la Terre, lui était interdit.
Les Indiens qui observaient de loin les Blancs, soudainement aussi s'animèrent et se portèrent vers eux en foule, avec des exclamations affectueuses...
Angélique sentit passer en elle ce même souffle lumineux qui transfigurait toute peine.
Un enfant indien courait vers elle, les bras ouverts, en trébuchant et elle ne sut quelle prescience la fit s'élancer vers lui, courant aussi les bras tendus. Ce fut comme une vague d'amour à son sommet qui déferlait, résumant tous les transports, passions et espérances de son être.
– Honorine !
Elle enleva la forme frêle, si légère, et la tenant dans ses bras, crut mourir de bonheur.
Ni l'aspect rebutant de son visage et de ses vêtements, ni son déguisement de garçonnet, ni son cimier de cheveux rouges collés de résine, ne l'avaient trompée.
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