Que faisait-elle sur ce bateau ? Où allait-elle ? Qui était ce jeune homme qui paraissait lui plaire ? Autant de questions sans réponses, et d’ailleurs c’était peut-être mieux ainsi. La jeune fille lui parut plus belle encore qu’à leur rencontre au Musée. C’était sans doute parce que son sourire l’illuminait comme un rayon de soleil. Et ce garçon était d’une telle beauté qu’il n’osa même pas imaginer quel effet produirait sur Adalbert la vue de ce couple trop bien assorti. Aussi, en reprenant le chemin de l’hôtel d’un pas moins nonchalant qu’auparavant, était-il fermement décidé à n’en rien dire. Avec un peu de chance, on ne reverrait plus ces deux jeunes gens.
Après le déjeuner, la voiture de louage qu’Adalbert utilisait quand il travaillait dans la région leur fit traverser le Nil et parcourir la dizaine de kilomètres séparant Louqsor du domaine des morts. Quelques cultures d’abord puis la terre aride, le sable, les rochers mais aussi les colosses de Memnon, assis non loin l’un de l’autre, leur regard de pierre immuablement fixé sur l’horizon, et aussi le joli temple de Médinet-Habou où Adalbert promit que l’on s’arrêterait au retour.
Aldo s’étonna de la rareté des habitations humaines.
— C’est un peu une survivance d’autrefois, expliqua Adalbert. Seuls pouvaient résider sur cette rive des défunts les artisans et les ouvriers employés de père en fils à la décoration et à l’aménagement des temples et des tombes. À ceux-là, il était interdit de quitter leur village. Leurs descendants, tu peux les voir aujourd’hui : ce sont les guides, les petits marchands et les tourneurs de vases en albâtre que l’on rencontre à chaque pas… aux abords des vallées.
Aldo ayant refusé de descendre dans les tombes que l’on pouvait visiter – et il n’y en avait d’ailleurs pas beaucoup ! –, on se contenta d’une promenade dans ce paysage lunaire et silencieux où s’ouvrait par endroits le rectangle noir d’une sépulture abandonnée. Adalbert montra plusieurs sites où il avait travaillé en finissant par celui qui lui avait valu une si sévère déception :
— Il n’y en a plus guère à découvrir par ici, déplora-t-il. L’idée d’y chercher la tombe de Sebeknefrou m’avait été soufflée par un vieux marchand du Caire à qui j’avais acheté quelques objets et qui m’avait pris en amitié : « Elle a régné comme un homme, elle doit donc être dans la Vallée des Rois et j’aurais été voir depuis longtemps si mes jambes étaient encore en bon état », m’a-t-il confié. Il avait dans l’idée que ce pourrait être une nouvelle sépulture à grand spectacle à l’instar de celle que nous connaissons. Et, bien sûr, il pensait en avoir sa part. Tu sais comment ça s’est terminé ! De toute façon, j’étais déjà persuadé que c’était en Haute-Égypte qu’il fallait porter mes recherches… Et c’est ce qu’on va faire. Tiens, voilà la maison d’Ali Rachid, conclut-il en s’arrêtant devant la bâtisse principale d’un village où depuis des décennies se recrutaient les ouvriers.
Ce n’était qu’un gros cube couleur de terre, mais une terrasse plantée d’un olivier l’ennoblissait. Un Arabe de taille élevée, maigre et sec comme un vieil acacia mais sans doute aussi vigoureux, vint à leur rencontre et leur souhaita la bienvenue.
Des années de fouilles lui avaient tanné le cuir et fait grisonner les cheveux mais la jeunesse s’était réfugiée dans son regard brun où pétillaient des étincelles de contentement. Il était manifestement heureux de recevoir les deux hommes et leur fit servir par sa femme du thé, des dattes et des pâtisseries au miel.
— Ali Rachid est en quelque sorte le seigneur de ces vallées, présenta Adalbert. On en a retourné ensemble une bonne partie et j’ai toujours eu confiance en lui. Au fait, Ali ! As-tu revu Miss Hayoun ?
— Pourquoi serait-elle revenue ? Elle cherchait quelque chose pour son propre compte !
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Pourquoi sans cela serait-elle restée ? Surtout après l’arrivée de l’Anglais.
— Mais quoi ?
Ali Rachid éleva les mains en l’air :
— Allah seul le sait ! Je crois cependant qu’elle l’a trouvé.
— À moins qu’elle n’ait été déçue. Ne pensions-nous pas déterrer ces merveilles, toi et moi ?
Ali Rachid ne répondit pas, se contentant d’un geste évasif, après quoi il se hâta de demander :
— Reviendras-tu fouiller par ici ?
— Je ne pense pas. Je crois que dorénavant il faut aller plus loin, mais lorsque j’ouvrirai mon nouveau chantier, sois assuré que je te le ferai savoir. On s’entend trop bien, tous les deux !
— Je serai toujours prêt à te rejoindre. Que regardes-tu ?
— Moktar et Hassan qui viennent de ce côté, répondit Adalbert en se levant. Je vais leur serrer la main. Eux aussi sont de bons travailleurs…
Et il descendit à leur rencontre. Ali Rachid, lui, n’avait pas bougé, son regard attentif s’était posé sur Morosini et semblait l’étudier. Enfin, il demanda :
— Tu es son ami ?
— Plus que s’il était mon frère, je crois…
— Alors, veille, si vous la rencontrez de nouveau, à le tenir à distance de la femme dont il s’inquiétait il y a un instant !
— Ce ne sera pas facile… Que sais-tu à son sujet ?
— Rien de précis, mais je sais qu’elle est de celles pour qui un homme peut aller jusqu’à verser son sang en trouvant cela naturel. S’il t’est cher, veille sur lui !
DEUXIÈME PARTIE
LES GENS D’ASSOUAN
4
Au fil du Nil
Comme tous ses sister-ships, le vapeur Queen Cleopatra était entièrement conçu pour l’agrément, le confort et le délassement de ses passagers. Ouvrant sur le pont au-dessus de celui de l’embarquement, la vingtaine de cabines pourvues chacune d’une douche n’avaient qu’un lointain rapport avec celles des paquebots transatlantiques mais offraient, à défaut d’espace, un honnête confort, l’assurance de ne pas avoir le mal de mer, et la séduisante possibilité de n’avoir qu’à en franchir le seuil pour se retrouver accoudé au bastingage, même en pantoufles et robe de chambre, pour regarder couler le fleuve ou rêver aux étoiles. À l’étage supérieur se trouvait un troisième pont, couvert d’un vélum contre les ardeurs du soleil, aménagé comme la terrasse d’un palace. Le commandant Fatah était un Égyptien replet dont le large visage arborait un sourire immuable généré par un heureux caractère et sans la moindre trace d’hypocrisie. Il passait son temps à arroser ses passagers de la boisson locale, le carcadet, sorte de tisane obtenue à partir des fleurs de certains hibiscus qui, servie très fraîche, se buvait facilement. À l’avant du bateau, salon et salle à manger invitaient à la convivialité. Quant à la cuisine typiquement égyptienne à base de volailles – pigeons principalement ! –, poissons, riz, légumes et épices douces, elle était plus séduisante que l’insipide cuisine occidentale des hôtels de luxe, tournée en général vers les délices de la gastronomie britannique. Le programme des soirées était aussi invariable que familial : on causait, on lisait, on jouait au bridge ou l’on regardait couler l’eau du fleuve sous les étoiles. Tout ce qu’il fallait, en somme, pour réussir ces trois jours de détente promis par Adalbert : une lente et paisible remontée du Nil. Malheureusement, il n’en fut rien, surtout pour Aldo déjà perturbé par la vision de Salima flirtant avec un bel étranger et la mise en garde d’Ali Rachid.
Au moment où le bateau allait appareiller, un des fonctionnaires chargés de la police du port l’immobilisa d’un coup de sifflet, suivi d’un déluge de vociférations en arabe, auxquelles Fatah répondit par un autre déluge mais beaucoup plus amène et sans perdre son sourire habituel.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Aldo.
— Un passager de dernière minute, traduisit Adalbert. Ou plutôt une passagère, mais qui semble être une personnalité…
— S’il y a une chose dont j’ai horreur en voyage, c’est la présence d’une « personnalité », particulièrement quand elle est en retard ! C’est généralement le comble du sans-gêne. La preuve, tiens, on ne va pas respecter l’horaire !
— Cela n’a aucune espèce d’importance ici ! D’ailleurs, la voilà ! Je me demande qui ça peut être ?
Le fourgon du Winter Palace déversait en effet plusieurs malles-cabines et un nombre impressionnant de bagages variés. Aussitôt suivi par le petit car des voyageurs. Trois personnes en descendirent. Dans l’ordre : un jeune homme chevelu orné de deux virgules en guise de moustaches, d’une lavallière noire à pois blancs et d’un costume de coutil beige. Puis une évidente femme de chambre. Enfin, drapée dans une robe de foulard imprimée de fleurs multicolores sous un chapeau couvert d’une écharpe entourant plusieurs fois son cou puissant, une dame imposante au profil romain, le nez chaussé de lunettes noires, descendit majestueusement du véhicule et se dirigea sans se presser vers le Queen Cleopatra, à la coupée duquel Fatah l’attendait, plié en deux sous un respect auquel elle répondit par un signe de tête hautain. Après quoi, il la précéda dans l’escalier à l’avant du bateau où elle allait occuper la cabine la plus spacieuse, qui était également la plus belle, réservée aux jeunes mariés : une demi-lune dont l’arrondi était vitré, leur permettant ainsi de se croire seuls au monde en face du fleuve-dieu, dont la perspective bleue lisérée de vert s’ouvrait largement devant eux.
— Seigneur ! soupira Adalbert. Décidément, je me demande qui cela peut être ?
— Là, je suis en mesure de te répondre, dit Aldo qui se souvenait d’avoir vu dans le hall du Shepheard’s une complaisante photo qui devait dater de quelques années, la dame y étant moins opulente. C’est Carlotta Rinaldi, une cantatrice napolitaine venue chanter Carmen à l’Opéra du Caire. Elle a une voix superbe, entre parenthèses, et si elle consent à nous offrir un concert impromptu, on devrait passer au moins une bonne soirée !
— Comment le sais-tu ? Tu l’as déjà entendue ?
— Oui et non. Elle est arrivée en catastrophe au Shepheard’s la nuit où tu as jugé bon d’aller prendre le train sans prévenir et on l’a logée dans la chambre que tu venais de quitter. Elle répétait pendant que je me rasais.
— Oh moi, l’opéra !… J’aime la musique mais j’ai du mal à m’accrocher aux personnages. Cette dondon en fringante cigarière, ça doit faire drôle ! Je préfère les danseuses !
— Iconoclaste !
— Parce que l’opéra me déçoit toujours ! Je ne comprendrai jamais pourquoi on se donne un mal de chien pour monter de beaux décors, des costumes magnifiques, une musique sublime, pour que la magie s’envole dès que tu vois surgir un ténor bedonnant ou une prima donna que l’amoureux s’évertue à enlacer de ses deux bras, sans jamais parvenir à effectuer entièrement l’opération, aux moments d’extase ! À mon avis, ça fiche tout par terre…
— Alors, tu fermes les yeux…
— Tu apportes de l’eau à mon moulin ! Quel besoin dans ce cas de dépenser des fortunes en décors et costumes ? Non, je crois que j’ai raison quand je prétends qu’à partir d’un certain âge ou d’un certain tour de taille, nos rois et nos reines du bel canto ne devraient plus chanter qu’en concert !
— Alors, réjouis-toi ! Tu n’auras à bord ni décors ni costumes ! Rien que le Nil et la nuit !
La vedette ne l’entendait pas de cette oreille. Au soir de l’embarquement, elle fit une entrée d’impératrice dans la salle à manger, drapée d’une manière de toge romaine en crêpe-satin jaune soufre, escortée de ses deux satellites, mais quand le maître d’hôtel se précipita pour la conduire à sa table, elle laissa planer sur les dîneurs un regard méprisant, tourna les talons, déclara qu’elle n’avait pas envie de manger avec ces gens-là et ordonna qu’on la serve chez elle. Comme elle s’était exprimée à haute et fort intelligible voix, un murmure scandalisé lui répondit, qu’elle n’entendit pas parce qu’elle était déjà repartie. Il est vrai que les passagers du Queen Cleopatra ne méritaient pas tant de dédain. Ils n’étaient pas nombreux, le bateau n’étant pas plein, mais se composaient de trois dames appartenant visiblement à la bonne société anglaise, de deux couples de Hollandais un rien bruyants voyageant ensemble, d’un groupe touristique de huit personnes nanti d’un guide, et enfin d’un homme d’une quarantaine d’années accompagné d’un livre ouvert auquel il consacrait son attention entre deux coups de fourchette. Tout ce petit monde, en tenue de soirée, comme il se devait, n’appartenait pas à l’évidence à la lie du peuple.
— Eh bien, dis donc ! Elle est charmante, ta compatriote ! commenta Adalbert. Elle a peut-être une voix d’or, mais elle est franchement odieuse ! On ne peut pas dire qu’elle s’y entende à soigner sa publicité !
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